numéro 251

N°251

La mémoire incomplète
Contexte et témoignage dans les spectacles de Christiane Jatahy

Par Silvia Fernandes

Christiane Jatahy et la compagnie Vértice font un théâtre performatif, interdisciplinaire et politique qui circule entre les domaines artistique, géographique et culturel.

Christiane Jatahy et la compagnie Vértice font un théâtre performatif, interdisciplinaire et politique qui circule entre les domaines artistique, géographique et culturel. À la frontière entre la performance et le témoignage, le théâtre et le cinéma, le local et le mondial, leurs créations se rapprochent de formes hybrides de théâtre documentaire qui brouillent les distinctions entre le réel et la représentation. En effet, la proximité entre théâtre et réalité est l’un des traits les plus saillants de ce nouveau mode de théâtre politique qui pense les problèmes les plus pressants du contexte contemporain, brésilien et mondial. Ces spectacles se détournent des formes plus traditionnelles du théâtre engagé par le recours à des dispositifs extrêmement ingénieux, à la fois scéniques et sociaux, réactualisés à chaque création pour repousser toujours plus les frontières formelles et géographiques du théâtre, dans l’hybridation entre performance et images enregistrées. Les pratiques performatives qu’ils engagent recoupent certains postulats établis par Rebecca Schneider dans sa réflexion sur les archives comme actes et modes incorporés de mémoire[1].

L’idée d’archives vivantes est liée à l’emploi constant de témoignages dans les spectacles de Christiane Jatahy, qui permettent un rapprochement du contexte dans lequel s’inscrivent les projets. Au début de la trajectoire de la metteuse en scène, on pouvait percevoir la présence du témoignage surtout dans les performances des acteurs, traversées d’éléments autobiographiques ; l’accent était mis sur l’authenticité et l’informalité du quotidien, au-delà du fait de s’adresser explicitement au spectateur. Son usage s’intensifie quand l’artiste recourt aux témoignages et à la mémoire incorporée des performeurs. En ce sens, on peut dire qu’ils fonctionnent comme des archives à la fois de texte, de comportement et d’expérience[2].

témoignages et mémoire multidirectionnelle

Le témoignage était déjà là dans Conjugado, créé à Rio de Janeiro en 2004, quand Jatahy se servait d’interviews de femmes seules pour une mise en scène où s’effaçaient les limites entre dimensions documentaire et fictionnelle. La volonté de se situer à la frontière ambiguë entre jeu théâtral et trace documentaire réapparut dans A falta que nos move (Le Manque qui nous meut), spectacle de 2005 dans lequel des amis d’une même génération évoquaient, dans des confessions autobiographiques, la mémoire familiale et la disparition de proches. Le choix se radicalise avec What if They Went to Moscow ? (2014), librement inspiré des Trois Sœurs, de Tchekhov, et demeure dans A floresta que anda (2015), inspirée de Macbeth, de Shakespeare : cette installation-performance incluait quatre écrans suspendus sur lesquels étaient projetés des témoignages sur la répression, la violence, les préjugés raciaux et les assassinats perpétrés par la soi-disant « police pacificatrice » qui intervenait dans les favelas de Rio de Janeiro.

D’une certaine manière, le projet suivant, Notre Odyssée, est l’approfondissement des démarches amorcées dans ces premières œuvres. Formé par les spectacles Ithaque (2018) et Le Présent qui déborde (2019), le diptyque conserve les procédés d’hybridation entre théâtre et cinéma et l’accent mis sur la performativité, mais la metteuse en scène y intensifie l’emploi des témoignages où le discours oral devient un outil permettant de restaurer la mémoire de la collectivité. Ici, elle revient sur l’histoire récente de réfugiés, à laquelle elle associe également, dans la dernière partie du spectacle, l’Amazonie brésilienne et une recherche liée à sa propre histoire familiale.

Il semble évident que le choix du réfugié comme objet central de Notre Odyssée est le choix politique fait par Jatahy pour projeter une mémoire multidirectionnelle ne se restreignant pas à l’histoire officielle[3]. Il est certain que la figure marginale du réfugié déstabilise l’ancienne triade État-nation-territoire, comme le note Giorgio Agamben quand il rappelle qu’elle remet en cause les fondements de la citoyenneté liés au pays de naissance. Agamben souligne le statut paradoxal des camps de réfugiés, qu’il considère comme un bout de territoire hors de la norme juridique, et donc un espace d’exception parmi les nations[4].

Jatahy explore ce territoire sans nation en portant à la scène l’errance des apatrides. Pour trouver un équivalent fictionnel à la crise migratoire, elle a recours à l’Odyssée, associant les réfugiés à Ulysse et à son impossible retour à Ithaque. Véritable paradigme de l’errance, l’épopée d’Homère est le récit du retour toujours ajourné du héros sur sa terre natale, qui se définit par le « pas encore » ou, pour Jatahy, par un « présent qui déborde » capable de synthétiser le problème au cœur de l’Odyssée : savoir si Ulysse parviendra à rentrer dans son territoire d’origine, le nostimos[5].

L’espoir du retour à la terre natale imprègne les spectacles du diptyque qui conservent quelques traits du récit grec, avec l’utilisation de passages littéraux de l’épopée, entrecoupés de témoignages de réfugiés interrogés par la metteuse en scène après leur traversée de la Méditerranée. Ce qui préside à cette association, c’est la compréhension de la continuité et de la simultanéité de l’histoire et des formes de son actualisation au moyen d’actions performatives. C’est le « travail immatériel de passage », où des questions similaires reviennent pour s’actualiser[6].

Dans le premier spectacle, Ithaque, Christiane Jatahy réussit à faire de l’exil une matière scénique grâce à un dispositif fait de longs rideaux partageant le plateau en une scène double qui fonctionne comme un territoire divisé où trois actrices brésiliennes et trois acteurs francophones jouent les tandems Pénélope-Calypso et Ulysse-prétendants. Dans les dialogues en portugais et en français, elle mimétise la barrière de la langue pour montrer la position limitrophe du réfugié. Dans le va-et-vient du texte bilingue, les performeurs jouent les états changeants d’Ulysse, de Pénélope et de Calypso, tout en représentant, scéniquement, la situation de l’exil.

C’est peut-être pour cela que les actrices et les acteurs sont des figures qui se construisent dans l’itinérance constante, réalisant une véritable migration d’un côté à l’autre de la scène pour manifester leur exclusion territoriale et sociale. Dans la lutte concrète entre les corps, dans d’effrayantes séquences d’agression des hommes contre les femmes, l’attention des spectateurs est aiguillée vers la transmission corporelle des affects entre les sujets qui jouent et qui regardent. L’atmosphère scénique traverse littéralement les frontières des corps pour leur permettre de faire l’expérience de l’affect de façon « intertemporelle, interspatiale et intergéographique »[7].

Les flux narratifs formés par les passages de l’Odyssée et les témoignages des réfugiés circulent performativement et cohabitent avec les images tournées par des caméras maniées par les acteurs, projetées sur l’écran-rideau. Ainsi, la mémoire récente des réfugiés est hybridée avec le texte archaïque d’Homère, ce qui produit une syncope temporelle capable de projeter de multiples strates de temps[8].

On peut percevoir que le dispositif scénique complexe obéit à de constantes répétitions de gestes, de paroles, d’images et de mouvements. Au fur et à mesure que l’on avance dans le spectacle, les retours s’intensifient, jusqu’au point où le public est invité à migrer sur le plateau, à passer de l’autre côté du rideau, où les scènes recommencent pour un autre groupe de spectateurs (les spectateurs avaient été initialement séparés en deux groupes, chacun face à un des versants de la scène que divisait en deux le rideau ; les deux groupes échangent leurs places vers le milieu du spectacle), dans une sorte de reenactment des épisodes précédents[9].

Du fait des glissements entre la présence des acteurs sur scène, les images projetées sur l’écran-rideau, les témoignages des réfugiés et les extraits de l’épopée d’Homère, les répétitions sont toujours reconfigurées et ne cessent de modifier la situation scénique, créant ainsi un jeu de métamorphoses qui plonge le spectateur dans une « dimension spéculaire vertigineuse », susceptible de déstabiliser sa position[10]. En même temps, elles définissent une zone de frontière qu’Erika Fischer-Lichte qualifie d’entre-deux (betwixt ou betweeness), qui entraîne une multi-stabilité perceptive[11].

Le spectacle se termine sur l’ouverture du rideau qui séparait les deux côtés de la scène, suivie d’une lente inondation du plateau, où l’eau dissout les frontières marquées par le dispositif et submerge caméras et acteurs, suggérant la noyade. Cela renvoie à la mort des migrants dans leurs embarcations précaires sur la Méditerranée, mais évoque aussi la zone instable caractéristique de la situation limitrophe du réfugié. Les corps partiellement submergés et la dissolution vertigineuse de l’espace scénique créent un palimpseste de vestiges qui rend le temps visible et assure, simultanément, la disparition et la préservation. C’est là un dispositif exemplaire pour la performance de la mémoire[12].

des versions dissidentes de la mémoire officielle

Les témoignages montrés ponctuellement dans Ithaque passent au premier plan dans Le Présent qui déborde. Le dispositif central du spectacle est un énorme écran de cinéma qui occupe toute la longueur de la scène, avec sur le côté de celle-ci la table de montage sur laquelle la metteuse en scène réalise le montage en direct d’un documentaire sur et avec les réfugiés qu’elle a filmés dans quatre pays, ainsi que (dernière partie) des membres d’ethnies autochtones de la forêt amazonienne au Brésil. Le rapport entre réfugiés et Amérindiens est établi par la perte des droits subie par les deux groupes et l’expulsion des terres sur lesquelles ils ont toujours vécu.

Dans le documentaire projeté sur l’écran, des réfugiés vivant dans des camps, en Grèce, au Liban, en Palestine et en Afrique du Sud, ainsi que des Amérindiens de l’ethnie Kayapo lisent dans leur propre langue des passages de l’Odyssée d’Homère ; le montage associe ces lectures et leurs témoignages. Le dispositif instaure une véritable polyphonie de voix qui racontent des odyssées singulières, qui s’écartent de l’histoire officielle et ne produisent pas non plus d’analyses politiques et sociales du contexte. Ce sont des flux oraux de subjectivité qui expriment des souvenirs intimes, autobiographiques, susceptibles d’engager le spectateur en s’adressant directement à lui, tout en renvoyant au contexte des camps de réfugiés avec un niveau accentué d’authenticité[13]. On peut dire qu’ils forment une espèce de choralité faite de réminiscences autobiographiques, qui sont autant d’actes de réactualisation de la mémoire[14].

La première partie du spectacle commence sur les images d’une table de banquet au Liban, autour de laquelle est raconté l’épisode du Cyclope. Dans le montage réalisé en direct, la metteuse en scène juxtapose la lecture des aventures d’Ulysse et le récit d’un réfugié sur sa fuite de Syrie, ainsi que l’évocation d’un combat armé en Palestine. Le procédé permet que des témoignages individuels se mêlent à des passages de l’épopée, fondant présent et passé dans une multi-temporalité ostensible. La mise en scène oscille entre extraits filmés et performance de certains des réfugiés qui participent au spectacle, assis parmi les spectateurs, reprenant le récit commencé par le documentaire. C’est ainsi le cas de la jeune actrice Yara Ktaish, qui a quitté la Syrie pour aller étudier le théâtre et y est retournée en 2015, et y a été emprisonnée à plusieurs reprises de façon injustifiée, avant de parvenir à quitter le pays pour le Liban et un camp de réfugiés. Vue dans le film, Yara réapparaît dans l’assistance, comme si elle avait aboli les frontières qui l’enfermaient pour poursuivre son témoignage au milieu des spectateurs. Ainsi, dans le film et dans la salle, réfugiée et performeuse jouent, associant le temps cinématographique du passé au temps performatif du présent. Ce mouvement entraîne le spectateur dans un jeu complexe de croisements temporels qui a pour but de l’interpeller par le biais du témoin qui sort du film pour s’asseoir à côté de lui.

C’est le dispositif multiforme et multimédia qui permet le dialogue entre ce qui se passe dans le film et ce que jouent les acteurs dans le présent de la scène. Ainsi, une fête en Syrie se répète en Afrique du Sud, où des réfugiés à l’écran répondent à des performeurs dans l’assistance, pour terminer par une danse avec les spectateurs. Suivant le même principe, un témoin au Liban trouve un écho dans la forêt amazonienne. Le mécanisme de juxtaposition permet que des manifestations du passé et du présent soient revisitées par les performeurs et les spectateurs à qui ils s’adressent directement pour les engager dans la négociation de nouvelles versions de la mémoire sociale. Le théâtre de Christiane Jatahy se transforme en une sorte de forum public de discussion sur le passé récent, où de nouvelles versions de l’Histoire sont négociées par des subjectivités qui exposent des versions dissidentes de la mémoire officielle. Il s’agit de la manifestation de voix de la « petite histoire » narrée par des hommes et des femmes avec des vérités éparses, subjectives, obscures et contradictoires. Ici, c’est l’intimité qui dicte les termes de l’engagement[15].

On voit que la circulation transnationale de la mémoire dans des contextes transculturels crée un réseau de la violence dans le monde contemporain qui relie différentes situations géographiques et historiques d’Europe, d’Afrique et d’Amérique. Pour le spectateur, il est évident que cette constellation d’histoires et de corps dresse une cartographie des différentes formes d’implication de la subjectivité dans les traumatismes collectifs et projette une mémoire multidirectionnelle par la juxtaposition de récits de guerre, de la spoliation néocoloniale, de la crise des réfugiés et de l’extermination des Amérindiens. Avec sa mise en scène de la mémoire collective, Christiane Jatahy réussit à élaborer des archives vivantes, transnationales et minoritaires[16].

On sait que l’Odyssée d’Homère ne se termine pas à Ithaque, mais avec la quête d’Ulysse sur la trace de ses ancêtres. Dans sa tentative de reprise de la fin du récit, Jatahy décide de retracer le sombre passé de ses aïeux et, à travers lui, la mémoire oubliée du Brésil. Liant ainsi son histoire personnelle à celle du pays, elle revient sur un épisode traumatisant de son histoire familiale, quand un avion qui transportait son grand-père s’est écrasé dans la forêt amazonienne et n’a jamais été retrouvé. C’est sur un site proche du lieu où est tombé l’avion, dans le village des Kayapos, que se déroule la scène finale du film. Au cœur de l’Amazonie, les flammes d’un feu de camp crépitent dans la nuit et éclairent le visage ridé d’un vieux chef. L’artiste nous raconte qu’elle est revenue sur les traces du grand-père disparu en 1953, dans des circonstances troubles. Le moment où le chef indien se souvient de l’explosion de l’avion dans le passé résonne dans la forêt d’aujourd’hui, dévastée par le feu et le pillage des terres des origines par l’agrobusiness et les compagnies minières internationales. À la fin du spectacle, on voit à l’écran un Indien Kayapo sur la berge d’une rivière, lisant le dernier épisode de l’Odyssée dans sa langue. À ce moment-là, Christiane Jatahy monte sur scène pour rappeler au public que la Terre entière a sa part de responsabilité dans ce qui se passe au plus profond de la forêt brésilienne.

Après avoir traversé une constellation de lieux de violence, la navigation transnationale des réfugiés s’achève avec les peuples natifs du Brésil, dont le génocide se poursuit de façon alarmante. On peut peut-être dire que sur la carte des formes de violence recueillies dans les camps de réfugiés du Liban, de Grèce, de Palestine, d’Afrique du Sud et des villages amérindiens du Brésil, Notre Odyssée crée une espèce de laboratoire performatif destiné à réinventer de la mémoire, où passé et présent s’interrogent pour créer des versions dissidentes de l’histoire officielle[17].

la mémoire incomplète

Un tel laboratoire d’invention de théâtre et de pratique sociale revient dans la « Trilogie de l’horreur », montée en réaction au gouvernement d’extrême droite de Jair Bolsonaro, heureusement battu depuis par Luis Inácio Lula da Silva lors des élections de 2022. Le triptyque commence avec Entre chien et loup (2021), basé sur le film Dogville, de Lars von Trier, continue avec Before the Sky Falls (2021), une association du Macbeth de Shakespeare et du livre La Chute du ciel, du chef amérindien David Kopenawa[18], et s’achève avec Depois do silêncio (2022), basé sur le roman Torto arado (Charrue tordue), de l’écrivain brésilien Itamar Vieira Junior[19].

Le spectacle de conclusion de la trilogie marque le retour de Christiane Jatahy à la discussion des problèmes les plus urgents du Brésil, ici la propriété de la terre et le maintien des ouvriers agricoles, descendants d’esclaves, dans des modes contemporains d’asservissement. Considéré par certains critiques comme une « pièce-film » ou un « docu-drame », Depois do silêncio recourt aux outils du documentaire pour ramener à la mémoire et discuter des questions sociales non résolues dans l’histoire du pays, provoquées par la colonisation prédatrice et la violence contre les Noirs et les peuples originaires.
Il est clair que le spectacle donne la parole aux populations originaires et afro-descendantes pour qui la propriété des terres cultivées au fil des générations reste inaccessible, résultat de la violente exploitation des grands propriétaires ruraux et de leurs représentants sur l’échiquier politique national. En ce sens, la performance est un acte politique contre l’injustice et l’invisibilité de ces communautés, dans la mesure où elle tente un équilibre entre fiction et contexte social pour se pencher sur l’esclavage contemporain qui perdure dans de nombreux recoins du territoire brésilien.
Publié en 2019, le livre Torto arado raconte l’histoire des sœurs Belonisia et Bibiana, membres de la communauté quilombola[20] d’Água Negra, un village fictif de la Chapada Diamantina, dans l’État de Bahia. Elles sont descendantes d’esclaves qui, après l’abolition, sont devenus des paysans sans terres et sans droits, vivant dans un régime de servage et contraints de se battre pour leur survie sans aucun soutien de l’État qui les avait soi-disant libérés. La référence au mouvement politique actuel des paysans sans terre et à leur combat pour une juste distribution des millions d’hectares de terres brésiliennes détenues par quelques grands propriétaires montre l’accaparement des moyens de subsistance de la population rurale par les élites de l’agrobusiness, et donne les contours de la situation géopolitique du pays.
La subalternisation forcée des peuples amérindiens et quilombolas et le massacre des leaders militants des droits de ces communautés tissent une sorte de toile de fond contextuelle du spectacle, que ce soit par le biais du texte adapté du roman, de la projection d’extraits du documentaire du cinéaste Eduardo Coutinho Cabra marcado para morrer (« Un homme à abattre ») ou d’images d’un film tourné par Christiane Jatahy au sein de la communauté quilombola du Remanso, pendant ses recherches de terrain pour la création.
Torto arado est le principal fil conducteur de la mise en scène. Le livre de Vieira Junior accompagne trois générations de la communauté quilombola du point de vue des sœurs narratrices et de l’encantada Santa Rita Pescadeira, entité du Jarê, religion syncrétique de la campagne bahianaise[21]. C’est là peut-être un des rares cas dans la littérature brésilienne où les personnages-narrateurs sont des femmes noires qui racontent les histoires d’oppression dont elles ont été victimes. On peut y voir la construction littéraire d’un contrediscours renforcé par des voix féminines descendantes d’esclaves, intimement liées à la terre qu’elles cultivent et sur laquelle elles n’ont pas de droits. Quand la trame raconte l’accident avec un couteau qui coupe la langue de Belonisia et l’empêche de parler, elle explicite l’impossibilité des personnes subalternisées de raconter leur histoire, passée sous silence pendant des générations. Incapable de parler, l’enfant développe une extrême sensibilité au monde qui l’entoure, qui la relie de plus en plus à la terre et aux savoirs ancestraux hérités du père. Sa sœur Bibiana prend une autre voie quand elle quitte la communauté pour devenir professeuse dans la banlieue d’une grande ville. Elle revient à Água Negra accompagnée de son mari, Severo des Santos, qui prend la tête du mouvement paysan revendiquant la propriété de la terre et est assassiné sur ordre des latifundiaires.
Selon un procédé récurrent dans son œuvre, Christiane Jatahy associe le personnage fictionnel de Severo à João Pedro Teixeira, leader paysan assassiné en 1962 durant la lutte pour la réforme agraire des ligues paysannes du Nordeste. Ce sont les images de Cabra marcado para morrer, où le cinéaste Eduardo Coutinho retrace la trajectoire de Teixeira, qui font le lien entre la mort réelle et la mort fictionnelle. Grâce à cette association, le militant du roman fonctionne comme une espèce de double du leader paysan.
Coutinho avait commencé le tournage du documentaire Cabra marcado para morrer en 1964. L’idée originale du cinéaste était de faire une reconstitution fictionnelle de l’action politique qui avait mené à l’assassinat du leader de la Ligue paysanne, avec les ouvriers agricoles jouant leurs propres rôles. Mais à la faveur du coup d’État d’extrême droite du 31 mars 1964, qui marqua le début de vingt ans de dictature au Brésil, l’armée encercla le site du tournage qui dut s’interrompre. Dix-sept ans plus tard, en 1981, Coutinho reprendra son projet et partira à la recherche d’Elizabeth Teixeira, la veuve de João Pedro, ainsi que des autres participants du film interrompu. À la reprise du projet, le thème central se déplacera pour s’intéresser à l’histoire des paysans qui, en visionnant les rushs du passé, raconteront leurs propres expériences. La méthode ethnographique donne un dense témoignage historique qui vient ramener les souvenirs des paysans-acteurs du premier Cabra et met en avant les divergences entre l’historiographie officielle et la mémoire retrouvée dans les récits des participants[22].
Pour le critique Jean-Claude Bernardet, le premier tournage de Cabra marcado para morrer aurait réalisé quelque chose d’inédit en proposant aux paysans eux-mêmes de mettre en scène leur combat plutôt que de parler de leur misère[23]. Jatahy emploie un procédé similaire pendant son enquête de terrain pour la pièce. Dans ses laboratoires pour mieux connaître la vie des habitants de la communauté du Remanso, elle a demandé aux femmes et aux hommes de cette communauté de jouer les situations du roman Torto arado, y compris la mobilisation contre les grands propriétaires terriens, la fête du Jarê et l’assassinat de Severo dos Santos. Cette sorte de reenactment est entrecoupée des témoignages enregistrés des habitants du village de la campagne bahianaise.
Dans le spectacle, le montage rythmé de séquences courtes juxtapose l’histoire de Torto arado aux faits réels documentés dans Cabra marcado para morrer. Au cours de la pièce, les récits du roman et des deux films s’entremêlent, superposant personnages, individus, vie, temps, lieux et histoires, mettant en tension les différentes couches de façon à plonger le spectateur dans une texture complexe d’éléments scéniques, textuels, musicaux et filmiques.
La qualité tactile, kinesthésique, visuelle et rythmique de cette textualité scénique rappelle celle du Présent qui déborde, en ce qu’elle permet le dialogue entre cinéma et théâtre, en instaurant une surprenante interlocution entre le roman, le documentaire et le spectacle qui se déroule devant les spectateurs, avec les actrices-personnages qui amplifient le jeu de dissolution des frontières entre le réel et le fictionnel jusqu’à les rendre indiscernables.
Le procédé acquiert une force supplémentaire du fait que les performeurs sont des représentants de ce qu’ils racontent. Lian Gaia, d’origine amérindienne et africaine, née dans la banlieue de Rio de Janeiro, est l’arrière-petite-fille du syndicaliste paysan João Pedro Teixeira. Gal Pereira a intégré l’équipe pendant le laboratoire au sein de la communauté quilombola du Remanso, au cours de l’enquête de terrain pour la création. Quant à Juliana França, elle fait partie du Groupe Code, un collectif théâtral de la grande banlieue de Rio de Janeiro. Ainsi, il est inévitable que Lian, Juliana et Gal soient, en même temps, performeuses de leur propre expérience, témoins de ce qu’elles racontent et actrices qui jouent les personnages de Torto arado. L’équipe inclut également le chercheur en percussions Aduni Guedes, musicien mais aussi ogum[24] qui joue dans les cérémonies religieuses du candomblé, qui crée l’ambiance sonore immersive de Depois do silêncio.
Au fur et à mesure que l’on avance dans le spectacle, on se rend compte que l’alternance constante entre performeurs et personnages rapproche ou éloigne le jeu des acteurs du spectateur. C’est le cas de la scène initiale, où les actrices s’installent derrière deux tables à côté de l’écran pour une sorte de conférence-performance d’ouverture, où il est dit que plus de quatre millions d’Africains ont été déportés vers le Brésil pendant quatre cents ans. Elles s’adressent au public en même temps comme les trois narratrices fictionnelles de Torto arado mais aussi comme elles-mêmes, sur le mode de la spontanéité construite, caractéristique des spectacles de Jatahy. Le caractère faussement improvisé de la conférence est révélé par la synchronisation millimétrée entre scène et écran, les actrices dialoguant avec les personnages du film de Coutinho et avec des membres de la communauté de la Chapada Diamantina, filmés dans le documentaire.
Déjà présent dans Le Présent qui déborde, le procédé atteint ici un niveau d’élaboration encore plus élevé, comme dans l’extrait du film où Elisabeth Teixeira, la veuve de João Pedro, semble discuter avec une autre veuve, Bibiana, héroïne du roman qui raconte sur scène l’assassinat de son mari Severo. L’autre scène où le dispositif fonctionne à la perfection est la transe finale jouée par Gal Pereira. Là, l’actrice prend part à la cérémonie du Jarê projetée sur l’écran et prolonge la transe sur la scène, au son du tambour africain d’Aduni Guedes. La possession jouée sur scène, impactante, dialogue avec les chants collectifs et l’ancestralité de la fête du documentaire. Sur l’écran, les rêves et les visions du côté secret de la communauté du Remanso déploient une toile de fond mystique aux répliques militantes des actrices en scène, adressées au public.
La mise en scène complexe, qui entremêle histoires réelles du documentaire et personnages fictionnels du roman aux témoignages des actrices, gagne encore en puissance avec les changements de registre de leur jeu qui passe du ton militant, visiblement travaillé et adressé directement aux spectateurs, aux dialogues apparemment improvisés, qui retrouvent le parler quotidien commun dans les spectacles de Jatahy. Les mutations de la mise en scène mettent sur un plan d’équivalence la conférence sociologique, historique et anthropologique, les conditions matérielles de la communauté et les constructions mythiques du Jarê, sans compter les images du documentaire de Coutinho et le récit fictionnel de Vieira Junior.
Le dispositif scénique et filmique est suffisamment élaboré pour permettre que les actrices bondissent pratiquement de l’écran sur la scène, et de la scène vers l’écran, pour se superposer aux figures qu’elles présentent, comme si elles prenaient plusieurs identités sur un rythme effréné, enchevêtrant fiction et témoignages à tel point que le spectateur ne sait plus vraiment qui parle. En effet, pendant certaines scènes, il est difficile de discerner si les actrices jouent des personnages, si elles sont les protagonistes de leur propre confession ou les deux en même temps. L’impression d’authenticité s’accentue parce qu’elles s’adressent directement aux spectateurs pour raconter leurs histoires, semblant les convoquer. C’est une démarche courante dans le théâtre documentaire contemporain, liée à ce que Rebecca Schneider définit comme un « appel gestuel » pour indiquer que la performance possède un registre élargi, comme un écho, capable d’agir sur la réception du spectateur. Cet appel relationnel dans le temps et l’espace assure un échange qui traverse plusieurs temporalités et ouvre des brèches pour y introduire la réponse du spectateur. Selon Schneider, le geste circule performativement dans la rencontre entre performeurs et spectateurs[25].
Sans doute la porosité des figures est-elle accentuée par ces gestes de convocation ponctuant le jeu scénique élaboré qui fait avancer le spectacle dans l’alternance de la présence immédiate des performeurs et de la projection des images. Dans cette mise en scène, à la fois intime et publique, les trois femmes racontent leur vie et celle de la communauté paysanne, la lutte pour le droit à la terre et la défense de la culture quilombola, ce qui accentue la puissance politique, artistique et affective du spectacle.

Il est indéniable que Christiane Jatahy expérimente des modes de théâtre documentaire renouvelés, en particulier quand elle brouille les délimitations entre scène et réalité et quand elle fait appel à la subjectivité comme filtre de rapprochement du contexte social et politique dont elle parle[26]. L’approche ethnographique déplace le lieu de la politique vers « l’extérieur et l’autre », avec les artistes remplaçant les « structures binaires de l’altérité » par des « zones frontières mixtes » s’appuyant sur des « modèles relationnels de la différence »[27].
Depois do silêncio peut être vu comme un questionnement restant sans conclusion et une traversée de moments historiques dans une séquence temporelle non linéaire, qui avance et recule dans le temps pour problématiser la question traitée. Le spectateur constate que le passé réapparait dans les actes sédimentés dans l’immatériel de la vie qui hantent les interactions communautaires[28]. En ce sens, le spectacle peut être considéré comme une instance de savoir mise en scène et incorporée, qui répète le passé pour réélaborer une mémoire incomplète. Ce qui guide l’action au présent et anticipe la négociation avec le futur, c’est la compréhension de la continuité et de la simultanéité de l’histoire et des formes de son actualisation par la répétition et la transformation performatives.

traduit du portugais (brésil) par pascal rubio

Notes

[1] Rebecca Schneider, Performing Remains: Art and War in Times of Theatrical Reenactment, London-New York, Routledge, 2011.

[2] Carol Martin, Theatre of the Real, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2013.

[3] Michael Rothberg, « Multidirectional memory and the implicated subject: On Sebald and Kentridge », in Liedeke Plate (dir.), Performing Memory in Art and Popular Culture, New York-London, Routledge, 2013, p. 35-58.

[4] Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, traduction Pierre Alféri, Paris, Rivages, 1999.

[5] Barbara Cassin, « L’Odyssée et le jour du retour », in Nadia Benjelloun (dir.), Le Voyage initiatique, Paris, Albin Michel, 2011, p. 101-118.

[6] Dorothea von Hantelmann, How to Do Things with Art, Zurich, JRP-Ringier, 2007, p. 137 ; Rebecca Schneider, op. cit., p. 130-135.

[7] Rebecca Schneider, « Performance and Documentation : Acting in Ruins and the Question of Duration », in Marta Dziewanska, André Lepecki (dir.), Points of Convergence. Alternative Views on Performance, Warsaw, Museum of Modern Art, 2017, p. 65-84.

[8] Bénédicte Boisson, Laure Fernandez, Éric Vautrin, Formes scéniques contemporaines et nouvelles théâtralités, Nanterre-Amandiers-Les Presses du Réel, 2021, p. 80.

[9] Pour Richard Schechner, la duplicité comportementale (twice-behavedness) de tout acte de communication est nécessaire à l’action sociale et le reenactment est un mode vital de souvenir collectif. Richard Schechner, Performance Studies: An Introduction, London-New York, Routledge, 2002.

[10] Christophe Triau, « Miroirs et anamorphoses du spectateur : A floresta que anda, de Christiane Jatahy », Alternatives théâtrales, n° 131, p.54.

[11] Erika Fischer-Lichte, The Transformative Power of Performance, London-New York, Routledge, 2008.

[12] Michael Rothberg, « Multidirectional memory… », op. cit., p. 44-46.

[13] Alison Forsyth, Chris Megson (dir.), Get Real. Documentary Theatre Past and Present, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2009, p. XII.

[14] Rebecca Schneider, Performing Remains, op. cit., p. 6.

[15] Stephen Elliot Wilmer, Performing statelessness in Europe, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2018, p. 84 ; Janelle Reinelt, « The promise of documentary », in Alison Forsyth, Chris Megson (dir.), Get Real. Documentary Theatre Past and Present, op. cit., p. 21 ; Béatrice Picon-Vallin, « Le théâtre face à un monde en mutation: à propos des théâtres dits “documentaires” », in Béatrice Picon-Vallin, Erica Magris (dir.), Les Théâtres documentaires, Montpellier, Deuxième Époque, 2019, p. 11-52.

[16] Michael Rothberg, « Multidirectional memory… », op. cit., p. 40-41.

[17] Branislava Kuburovic, Adrian Heathfield, « Being With Emergence », in Cecilia Wee (dir.), Perform, Experience, Re-Live, London, Tate Public Programs, 2016, p. 200-222.

[18] Davi Kopenawa, Bruce Albert, La Chute du ciel. Paroles d’un chaman yanomani, Paris, Plon, coll. Terre humaine, 2010.

[19] Itamar Vieira Jr, Torto arado, São Paulo, éd. Todavia, 2019 ; traduction française de Jean-Marie Blas de Roblès : Charrue tordue, Zulma, 2023.

[20] Les quilombos sont des communautés autonomes remontant à la période coloniale brésilienne (XVIe-XIXe siècles), fondées par des esclaves fugitifs, dans une tentative de mettre en place des espaces de résistance culturelle et sociale.

[21] « Candomblé de caboclos », le Jarê est une synthèse de spiritisme kardeciste, de manifestations africaines et de performances chamaniques amérindiennes.

[22] Alcides Freire Ramos, « A historicidade de Cabra marcado para morrer (1964-1984, Eduardo Coutinho) », https://doi.org/10.4000/nuevomundo.1520

[23] Jean-Claude Bernardet, Cineastas e Imagens do Povo, São Paulo, Brasiliense, 1985.

[24] Ogum (Ògún dans la religion yoruba) est une divinité d’origine africaine (un orisha) vénérée dans les religions afrobrésiliennes, comme l’umbanda et la candomblé. C’est un orisha guerrier, connu pour sa bravoure et sa force.

[25] Rebecca Schneider, « Performance and Documentation », art. cité, p. 77-79.

[26] Carol Martin, Theatre of the Real, op. cit.

[27] Hal Foster, The Return of the Real, Cambridge-London, The MIT Press, 1996, p. 171-203.

[28] Rebecca Schneider, « Performance and Documentation », art. cité.


Pour citer cet article

Silvia Fernandes, « La mémoire incomplète
Contexte et témoignage dans les spectacles de Christiane Jatahy », Théâtre/Public numéro 251 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp251-la-memoire-incompletecontexte-et-temoignage-dans-les-spectacles-de-christiane-jatahy/

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