numéro 10

N°10

1946 – 1976

Par Jeanne Laurent

Jeanne Laurent, après avoir fait l'historique de la décentralisation et mentionné son apport à la vie culturelle française, termine son article par un examen critique de la situation

Jeanne Laurent, après avoir fait l'historique de la décentralisation et mentionné son apport à la vie culturelle française, termine son article par un examen critique de la situation.

Le tableau actuel ne présente pas que des lumières. Il y a aussi des ombres et qui apparaissent à beaucoup de plus en plus inquiétantes.

La plus frappante est la centralisation instaurée là où la décentralisation est née, dans l’Est. Les villes qui y avaient pris la responsabilité de fonder le C.D.E. sont dépouillées de toute influence sur ce qui se fait dans leur région. Elles s’étaient résignées à la dissolution du C.D.E. parce qu’il leur avait été affirmé – a tort – qu’il était impossible de faire bénéficier la région des avantages d’un théâtre national sans ce sacrifice. L’opération menée dans l’Est par le ministère de la Culture a abouti à une centralisation sans précédent. Toutes les décisions concernant le Théâtre National de Strasbourg sont prises à Paris. La situation dans laquelle sont placées les municipalités pourrait être qualifiée de coloniale.

Les autres Centres dramatiques, qui ont gardé leur autonomie, se sont cependant modifiés sur un point capital, sans qu’il y ait eu aucune décision officielle à ce sujet : ils ne sont plus essentiellement des troupes permanentes d’acteurs ; ils sont devenus des entreprises où prédomine un personnel administratif et technique. Même là où une formation artistique permanente subsiste, les acteurs sont en minorité. La plupart du temps, il ne reste que quelques comédiens, des « fonds de troupe ».

C’est le résultat d’une sorte d’épidémie pernicieuse qui s’est abattue sur les Centres dramatiques, il y a dix ans environ et qui a eu pour effet de modifier l’équilibre entre les artistes et les techniciens. En somme, ceux qui font le théâtre ont été écartés au profit de personnes dont la présence est certes utile, mais comme auxiliaires et dans la mesure seulement où elles répondent à un besoin. Quand elles prennent le pouvoir dans l’entreprise artistique, elles sont nuisibles.

Si on s’interroge sur la quasi disparition des troupes, la première réponse qui vous est donnée est que les comédiens n’acceptent pas de s’engager pour un an ; mais les directeurs de Centres qui ont, dans le passé, rassemblé et animé des troupes sont amenés à reconnaître qu’ils ont, en renonçant à la compagnie fixe, cédé à la tentation d’une vie plus calme que celle d’un animateur au sein d’une troupe qu’il faut faire travailler tout le temps, disait Louis Jouvet. Ils finissent par vous dire qu’ils ont manqué d’énergie, de courage.

L’appareil technique relativement lourd qui a été établi dans les Centres dramatiques gêne d’ailleurs la création. Créer c’est, en effet, chercher et recommencer jusqu’à ce qu’un résultat satisfaisant ait été obtenu. Si, au moment de faire reprendre un passage, le directeur d’un Centre dramatique s’aperçoit que des brigades de techniciens devront être payées à un tarif d’heures supplémentaires, il est tenté de s’arrêter là où il faudrait s’efforcer de progresser encore. Un changement dans les relations humaines est intervenu. Là où il y avait un groupement artisanal sans cloison entre les catégories, nous découvrons une entreprise cloisonnée avec des catégories hiérarchisées aux tâches strictement définies. Pour résoudre les problèmes syndicaux de ces cellules très particulières qu’étaient les Centres dramatiques, des solutions à leur mesure auraient dû être inventées. Malheureusement, on agit comme s’il s’agissait de théâtres parisiens ou de Maisons de la Culture.

L’activité de certains Centres parmi les mieux pourvus de crédits tend à se réduire de plus en plus. On recourt à des co-productions, à l’achat de spectacles à des jeunes compagnies. Un processus mis en branle avec l’abandon des troupes réduit d’ailleurs, dans les budgets, les crédits artistiques par un lent grignotage au profit des techniciens. Une masse salariale était mise en réserve pour rémunérer les artistes auxquels il est prévu d’avoir recours pour les différents spectacles. Ce genre de crédit est plus difficile à défendre devant les revendications des autres catégories de personnel que ne le seraient des sommes correspondant à des emplois occupés par des comédiens permanents. Il ne faut donc pas d’étonner qu’ils aient fondu.

Il y a lieu maintenant d’aborder un problème de fond, celui du droit qu’on peut avoir de dépenser des crédits artistiques affectés à la décentralisation pour ce que sont devenus les Centres dramatiques et pour le service qu’ils assurent. S’il n’y a pas de foyer permanent de création dans des villes de province, entraînant un enrichissement constant de la vie culturelle par le contact de la population avec des artistes, travailleurs particuliers au milieu des autres travailleurs; si cette réalité fait défaut, l’emploi des crédits de centralisation revêt le caractère d’un détournement de fonds.

Les répétitions des spectacles dont les rôles sont distribués à des artistes parisiens avaient, jusqu’à ces derniers temps, lieu dans la ville où le Centre dramatique a son siège. Actuellement, il est de plus en plus fréquent que le spectacle soit répété à Paris. Nous nous trouvons, dans ce cas, devant ce qu’on peut appeler des spectacles de tournées parisiennes. Outre l’impossibilité de justifier l’emploi à cette fin de crédits de restauration de la vie théâtrale en province, il s’avère qu’un personnel technique du Centre perd sa raison d’être, puisque l’activité à laquelle il correspond a lieu à Paris. Cette « structure », qui est entretenue en province, doit donc apparaître aux yeux de l’observateur comme un appareil qu’il serait indiqué de remplacer par un autre qui, à Paris, s’occuperait des spectacles montés dans la capitale. Le comportement actuel de plusieurs directeurs de Centres dramatiques est donc tel qu’ils semblent vouloir faire supprimer les Centres au profit de tournées parisiennes.

Il est permis cependant d’espérer. La situation peut encore être redressée et la tâche qui se présente aux directeurs est loin d’être aussi difficile que celle devant laquelle s’est trouvé Louis Erlo à l’Opéra de Lyon.

J’ajoute que, dès maintenant, quelques uns d’entre eux s’efforcent de rétablir une situation normale en s’entourant d’acteurs engagés à l’année.

Il va de soi que les troupes permanentes obligent à étudier à nouveau les problèmes posés non seulement par la rémunération, mais aussi par la promotion de leurs membres. Au bénéfice des possibilités offertes par la législation sur la formation permanente doivent s’ajouter d’autres avantages, par exemple celui de bourses pour se perfectionner auprès de prestigieuses troupes étrangères.

Trente ans après sa naissance, la décentralisation paraît compromise ; mais elle peut encore être sauvée par les directeurs de Centres dramatiques.

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Pour citer cet article

Jeanne Laurent, « 1946 – 1976 », Théâtre/Public numéro 10 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp010-1946-1976/

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