Jean-Louis Hourdin, ancien élève du TNS, après avoir travaillé comme comédien au Théâtre de l'Espérance et chez Peter Brook, a fondé en Saône-et-Loire, avec Arlette Chosson, le Groupe Régional d'Action Théâtrale. Comme première création, le G.R.A.T. a présenté à la Cartoucherie un spectacle d'après les sketches du comique bavarois Karl Valentin.
Ce "grand classique du comique populaire", dont on sait l'influence qu'il a exercée sur le théâtre brechtien, a écrit de très nombreux textes qu'il interprétait avec sa partenaire Liesl Karlstadt dans les brasseries munichoises des années 20. La découverte en France de l'art de Karl Valentin est un événement de première importance. Pour Jean-Louis Hourdin, ce travail représente une sorte de préalable à la recherche qu'il compte mener avec le G.R.A.T. pour constituer, en relation étroite avec la population de Saône-et-Loire, un théâtre permettant une réflexion critique sur les réalités d'aujourd'hui.
théâtre/public : Qu’est-ce qui vous a conduit à créer le G.R.A.T. ? Comment fonctionne-t-il ? Quels sont ses objectifs?
J.L. Hourdin : Au moment où J.P. Vincent est parti à Strasbourg, Arlette Chosson et moi avions envie de monter un spectacle direct et populaire où l’on parlerait politique d’une façon différente d’il y a dix ans. A cette époque, le théâtre politique était d’abord un théâtre qui divise. Aujourd’hui, sur la base des recherches menées par de jeunes auteurs comme Kroetz, Fassbinder en Allemagne et Wenzel en France, se dessine un théâtre nouveau, capable d’émouvoir et de parler politique autrement, à travers ce que les gens vivent quotidiennement. Ce courant exerce sur mon travail une influence déterminante. Karl Valentin, observateur du quotidien et grand inventeur de situations et d’émotions, représente un jalon sur la voie de ce nouveau réalisme. Pour le moment, notre implantation en Saône-et-Loire a un caractère volontariste.
Nous partons du théâtre pour aller vers la réalité. Si le G.R.A.T. existe et si nous avons pu monter ce spectacle, c’est grâce aux 13 millions obtenus par un jeu de coproductions. La vente du spectacle doit nous permettre de « tenir » jusqu’au mois de juin. Après c’est encore l’inconnu. Le G.R.A.T. rassemble des gens venus d’horizons différents. Il n’y a donc pas encore d’unité. Celle-ci est à construire et à trouver dans les prochains spectacles. Tout cela est encore un peu flou. Reste que nous sommes placés devant cette alternative : ou bien jouer le jeu d’une jeune compagnie, ce qui, pour survivre, oblige à se faire connaître afin d’obtenir des subventions; ou bien faire du théâtre en Bourgogne, exercer son métier dans des conditions très dures et commencer un travail d’implantation sur une base volontariste. Sur place, nous avons déjà pris des contacts, notamment avec la ligue de l’enseignement qui appuie notre travail. Ce que nous envisageons, c’est de créer des ateliers ouverts à la population où l’on pourrait expérimenter ce qu’est le théâtre pour les gens, ce qui les intéresse en lui. De notre côté, avec leur concours, nous essayerions de mieux comprendre la vie. Il ne s’agirait pas de prendre des matériaux chez eux. Nous sommes des professionnels, et à ce titre nous avons à progresser sur le terrain du théâtre, mais cela me semble inséparable d’une relation étroite avec la population. Ainsi la démarche pourrait être commune. Comment le théâtre peut aider les gens et comment les gens peuvent nous aider à faire un théâtre politique, en un sens large, un théâtre critique passant par l’émotion et le plaisir, le plus près possible du premier rang de spectateurs.
t/p: Vous avez parlé de Kroetz et de l’influence qu’il exerce sur vous. Vous vous rattachez ainsi à un courant réaliste en plein essor qui traite des problèmes de l’existence quotidienne. Cette dramaturgie, qui renonce au langage de théâtre et à ses conventions, joue sur l’effet de reconnaissance. On a pu parler à cet égard de résurgence du naturalisme. Qu’en pensez-vous?
Personnellement, je suis fasciné par Kroetz. Je vois dans son théâtre une expérience limite qui pose avec force la question du théâtre dans son rapport à la réalité d’aujourd’hui et celle du public auquel on le destine. Même si le théâtre de Kroetz joue sur le phénomène de la reconnaissance, il ne s’arrête pas au simple constat. On y trouve un attirail critique qui fonctionne implicitement et peut aider à mieux réfléchir sur la vie. C’est particulièrement visible dans le travail de Kroetz sur le langage. La façon dont il traite du rapport des personnages au dialogue, loin d’être naturaliste, vise en fait, à travers leur incapacité à s’exprimer et à comprendre le monde dans lequel ils vivent, à dénoncer l’aliénation dont ils sont les victimes. De plus, c’est un théâtre direct et simple, ouvert à un très large public.
t/p : Qu’est-ce qui vous a mis sur la voie d’un spectacle Karl Valentin ?
C’est en travaillant sur La Noce chez les petits bourgeois de Brecht que nous avons découvert Karl Valentin. La pièce de Brecht est très influencée par lui. L’un de ses sketches ressemble même à La Noce de façon frappante. D’autre part, nous avons vu quantité de films tournés à partir des sketches de Karl Valentin et ce qui nous a frappés dans ces films c’est le fait qu’à côté de gros gags, de choses énormes, Karl Valentin impose un jeu calme, impavide qui a dû impressionner Brecht et dont il s’est souvenu.
t/p : Dans votre spectacle, les personnages, empêtrés dans les mots, les situations… sont joués avec une grande retenue ; tout se passe comme si vous aviez coulé le théâtre de Karl Valentin dans une quotidienneté, chargée d’un poids de réalité. N’est-ce pas contradictoire avec l’art du clown qu’utilise Karl Valentin et la tradition du cabaret ?
Apparemment, cent styles traversent le théâtre de Karl Valentin. Cela va des Branquignols aux Marx Brothers. Mais dans les huit heures de films qui nous ont été projetées, ce qui domine dans le jeu de Karl Valentin et dans celui de sa partenaire Liesl Karlstadt, c’est quelque chose de convaincu, de calme, de tenu, avec en plus sur le visage de Karl Valentin, une sorte de sourire permanent. Un sourire qui semble dire : « je fais du théâtre, j’aime ça ». C’est très étonnant. Il leur arrive aussi de jouer de façon plus clownesque. Dans La communion par exemple, la composition de Karl Valentin est énorme. Mais quand il parle de son camarade de guerre, il se met brusquement à pleurer. C’est d’une vérité saisissante. Pendant les répétitions nous avons utilisé davantage l’appareil théâtral, la stylisation, mais nous avons eu très vite le sentiment d’un appauvrissement, les sketches devenaient faiblards. Les personnages de Karl Valentin résistent à « la mise en boîte ». En définitive, ce sont plus des personnes que des personnages. Aussi nous leur avons donné, sur le plan du jeu, toutes leurs chances. Ce que le public voit, à travers les détails de leur vie quotidienne, c’est la façon dont les personnages s’empêtrent dans les situations, dans le langage, mais eux ne s’en aperçoivent pas. La critique de leur aliénation, c’est aux spectateurs de la faire. Le spectacle verse-t-il pour autant du côté du naturalisme ? Je ne le pense pas. Le texte de Karl Valentin résiste au naturalisme. On voit très bien comment il s’est élaboré à partir de son travail d’acteur et d’improvisations. Ce n’est pas un théâtre d’auteur.
• t/p : Pensez-vous qu’un jeu réaliste soit incompatible avec l’utilisation d’une rhétorique théâtrale, le maniement de formes ?
Pour moi un acteur ne peut pas se diviser. Le jeu doit être tenu avec intelligence, mais faire l’objet d’un investissement maximal. C’est à l’équipe dans son ensemble qu’il faut faire confiance pour orienter le spectacle vers certaines significations.
t/p – Quel type de relation votre spectacle institue-t-il avec les spectateurs ? Pourquoi un lieu scénique qui évoque le théâtre et un public installé comme dans un cabaret ?
Brecht déjà posait le problème. L’art de Karl Valentin, « du cabaret ou déjà du théâtre ? ». Ce dont on se rend compte dans les films que nous avons vus, c’est que dans un intérieur de brasserie Karl Valentin installait un véritable théâtre, avec des décors qui traduisaient de sa part un souci maniaque du naturalisme. Il s’agissait pour lui que les gens reconnaissent leur cadre de vie et se reconnaissent dans son théâtre. « C’est bien de vous dont je parle ». Les panneaux mobiles que nous avons employés, aident à la fluidité de la représentation, mais désignent ce naturalisme et s’en moquent en même temps.
t/p: Le théâtre du quotidien, dans sa volonté de parler de la vie de tous les jours dans le langage de tous les jours, ne traduit-il pas une sorte de défiance à l’égard du rationalisme brechtien et de toute systématisation du réel qui, par delà le vécu, s’efforce d’en pénétrer les mécanismes ?
Je ne pense pas qu’on puisse parler de défiance. Et puis l’oeuvre de Brecht n’est pas un tout homogène. Certaines scènes de Grand peur et misère du IIIe Reich sont d’une très grande richesse et m’intéressent davantage, il est vrai, que certaines pièces didactiques. Cela dit Brecht est le seul homme qui m’ait appris quelque chose sur le théâtre et la vie. Mon orientation actuelle, je ne la vis ni comme un refus, ni comme une trahison. Depuis Brecht, bien des choses ont changé, et le théâtre du quotidien, même s’il peut paraître régresser sur certains plans, n’en constitue pas moins une avancée, un progrès, par la conquête, dans l’analyse du réel, de terrains nouveaux où l’aliénation se manifeste sous des formes particulièrement sensibles…
t/p : De quelle nature est le comique de Karl Valentin ?
C’est un comique multiforme, très radical et méchant. Radicalement méchant.
t/p : Votre spectacle ne donne pourtant pas ce sentiment. Contrairement à La Noce chez les petits bourgeois où Brecht fait preuve d’une grande virulence à l’égard de ses personnages, votre spectacle nous montre des petites gens, désemparés, un peu perdus dans un monde hostile, comiques, sans que jamais cela ne se retourne contre eux.
Oui, le spectacle manifeste une certaine tendresse vis-à-vis des personnages. Il est très amical.
t/p : Qu’est-ce que véhicule ce comique sur le plan idéologique ? Quel point de vue adopte Karl Valentin ?
Difficile de répondre nettement. Prenez par exemple Buster Keaton. Où se situe-t-il ? C’est la même chose pour la plupart des grands comiques. On a dit de Karl Valentin qu’il avait « le coeur à gauche’. Toutefois ce n’est pas un chansonnier politique. Il n’a pas fait grand chose contre les nazis. De plus, ses propos politiques, il ne les poussait pas trop loin, de façon à ne pas se couper de son public. On sait qu’il avait peur de tout, qu’il détestait les voyages, qu’il n’aimait pas les intellectuels… mais il n’est pas facile de dégager son point de vue.
t/p : Son comique renvoie-t-il à une sorte d’absurdisme ?
L’absurde intervient. Mais l’humour est toujours concret. Certains ont rapproché l’univers de Karl Valentin de celui de Beckett et de Ionesco. Ce n’est pas sérieux. Ici pas d’entités, des personnes. Rien qui ne soit ancré dans le réel.
t/p: A quel niveau ce comique opère-t- il une critique?
Comment le théâtre peut-il changer les gens ? Ce que je constate, c’est que certaines personnes se défendent contre le théâtre de Karl Valentin. On le fuit en évoquant son caractère allemand, en l’enfermant dans son contexte historique, etc… En fait ce théâtre est un miroir décalé dans lequel les gens se reconnaissent. On a joué un peu partout, devant toutes sortes de catégories sociales. Jusque dans un asile psychiatrique, où l’on a pu voir à quel point les malades entraient facilement dans l’univers de Karl Valentin. Au total je crois que les gens voient bien que les personnages sont « à côté de leurs pompes », ils voilent leur misère et leur aveuglement. A partir de là, les spectateurs peuvent s’interroger sur la société qui produit une pareille misère.
Pour citer cet article
Yvon Davis, « Entretien avec Jean-Louis Hourdin », Théâtre/Public, N° 10 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp010-entretien-avec-jean-louis-hourdin/