Nous publions ici quelques extraits des minutes de l’interrogatoire de Brecht devant la commission des activités anti-américaines. Cet interrogatoire a eu lieu le 30 octobre 1947. L’un des membres du Comité s’appelait Richard Nixon. Brecht était interrogé dans le cadre de l’enquête concernant l’infiltration communiste dans l’industrie cinématographique américaine, enquête d’où devait sortir la trop fameuse liste noire.
Republiant ces textes, nous érigeons-nous en gardiens de musée ?
Le : « Je suis auteur dramatique et poète », réponse de Brecht à la question : « Et maintenant M. Brecht quelle est votre occupation ? », nous semble, au contraire, remettre en perspective les attaques ouvertes ou cachées dont lui et son oeuvre sont aujourd’hui l’objet. De façon paradoxale, ce sont les juges bourgeois qui posent, par delà les années, la vraie question aux héritiers de Brecht.
Question à laquelle tous, consciemment ou inconsciemment, se refusent à répondre. Quelle place, quel rôle jouez-vous dans la lutte des classes ?
Brutalement posée, et nous pensons qu’elle ne peut l’être autrement, cette question est à nos yeux la pierre de touche qui explique la nature même du débat qui est ouvert : l’individu / les masses, scientisme / art visionnaire, institution / mode de production, quotidien / histoire système / liberté, etc… La rejetee à cause de cet aspect brutal en prétendant qu’il ne faut pas « mélanger les torchons et les serviettes » nous semble un peu rapide.
Enfermés, que nous le voulions ou non, dans l’institution, dans un mode de production bien déterminé qui assigne à la « culture » telle ou telle place, ce n’est certes pas de l’intérieur que nous pourrons un jour la subvertir. Nous sommes, avec nos aspirations et nos révoltes, les produits des « Kultur Bunker » dont parle Grüber. Nous promenant dehors ou dedans avec nos bâtons de dynamite ou y végétant comme des huîtres qui se recroquevillent, nous n’en faisons pas moins partie du décor. L’embrayage sur la vie politique, qui nous oblige à dépasser le cadre spécifique de nos interrogations, est la seule chance de faire passer le courant entre cette spécificité et les problèmes de la cité. Ce n’est que lorsque ce courant circule, qu’à des questions nouvelles peuvent, dans notre domaine être données des réponses nouvelles ouvrant vers de nouvelles questions ; nous sommes profondément persuadés que notre engagement dans l’histoire est le prix de notre liberté.
Replongées dans le mouvement de l’histoire, nos interrogations, sans rien perdre de leur spécificité – (spécificité qui est inhérente et indispensable à ce mouvement) – retrouveront leur raison d’être. Alors seulement nous aurons une chance d’être autre chose que des plantes vertes de la culture. Nous croyons que le matérialisme historique (car c est de cela au fond qu’il s’agit) n’est pas un système, mais un outil qui permet de réintégrer le sujet dans l’histoire. Sujet/Histoire, n’a-t-on pas là les deux termes qui nourrissent nos terrorismes improductifs et respectifs ? Mais nous ne sommes justement pas en dehors de l’histoire et c’est la vie politique et la place qu’on y prend qui seule permet d’user de cet outil dont Brecht testait l’utilisation dans son théâtre.
En sommes-nous vraiment plus loin?
EXTRAIT N°1
M. Brecht : Puis-je lire ma déposition ? Dans ma déposition …
Le Président : D’abord M. Brecht nous voudrions vous identifier.
M. Brecht : J’ai dû quitter l’Allemagne en 1933, en fevrier, lors de la prise du pouvoir par Hitler. Puis j’ai été au Danemark, mais lorsque la guerre devint imminente, en 39, je dus m’en aller en Suède, à Stockholm. J’y demeurais un an, puis Hitler envahit la Norvège et le Danemark et, obligé de quitter la Suède, j’allais en Finlande pour y attendre mon visa pour les Etats-Unis.
M. Stripling : Et maintenant M. Brecht quelle est votre occupation ?
M. Brecht : Je suis auteur dramatique et poète
M. Stripling : Auteur dramatique et poète ?
M. Brecht : Oui.
EXTRAIT N°2
M. Stripling : En 1930, avez-vous en collaboration avec Hans Eisler écrit une pièce appelée Die Massnahme (La décision) ?
M. Brecht : Die Massnahme.
M. Stripling : Avez-vous écrit une telle pièce ?
M. Brecht : Oui, oui.
M. Stripling : Pourriez-vous expliquer au comité le thème de cette pièce – de quoi parlait-elle ?
M. Brecht : Oui, Je vais essayer.
M. Stripling : D abord expliquez ce que signifie le titre.
M. Brecht : (parlant en Allemand) « Die Massnahme » veut dire…
M. Baumgardt (interprète) : « Mesures qui doivent être prises », ou : « décision à prendre » – « mesures »
M. Stripling : Pourrait-il s’agir de mesures disciplinaires?
M. Baumgardt : Non, pas des mesures disciplinaires, non. Cela veut dire : « mesures qui doivent être prises ».
M. Mc Dowel : Parlez dans le microphone.
M. Baumgardt : Cela veut dire seulement : « Mesures qui doivent être prises ».
M. Stripling : Très bien – Maintenant M. Brecht racontez personnellement au comité…
M. Brecht : Oui.
M. Stripling : (poursuivant)… de quoi cette pièce parlait ?
M. Brecht : Oui. Cette pièce est l’adaptation d’une vieille pièce japonaise à caractère religieux, et suit d’assez près l’ancienne histoire qui montre la dévotion à un idéal, jusqu’à la mort.
M. Stripling : Quel était cet idéal M. Brecht?
M. Brecht : Le contenu de la pièce ancienne était un contenu religieux. Ces jeunes gens…
M. Stripling : N’avait-il rien à voir avec le Parti Communiste ?
M. Brecht : Si
M. Stripling : Et avec la discipline à l’intérieur du Parti Communiste ?
M. Brecht : Oui, oui, c’est une nouvelle pièce, une adaptation. Elle avait pour toile de fond la Russie et la Chine des années 18 / 19, environ. On y voit des agitateurs communistes se rendre dans une sorte de no man’s land entre la Russie et la Chine qui alors n’était pas un état et n’avait pas de réelle…
M. Stripling : M. Brecht puis-je vous interrompre ? Considérez-vous la pièce comme pro-communiste ou anti-communiste ou comme faisant preuve de neutralité vis-à-vis des communistes ?
M. Brecht : Non, je dirais plutôt – la littérature a le droit et le devoir de transmettre au public les idées du temps. Maintenant pour ce qui est de cette pièce – bien sûr j’ai écrit une vingtaine de pièces, mais dans cette pièce j’ai essayé d’exprimer les idées et les sentiments des ouvriers allemands qui combattaient alors contre Hitler – j’ai aussi artistiquement…
M. Stripling : Combattaient contre Hitler, disiez-vous?
M. Brecht : Oui.
M. Stripling : Ecrite en 1930 ?
M. Brecht : Oui, oui, oh oui. Le combat commença en 1923.
M. Stripling : Et pourtant vous dites qu’il s’agit de la Chine, cela n’a rien à voir avec l’Allemagne ?
M. Brecht : Non, cela n’avait rien à voir.
M. Stripling : Permettez-moi de vous lire ceci
M. Brecht : Oui.
M. Stripling : Tout le long de la pièce, il est fait référence aux théories et aux enseignements de Lénine, l’ABC du communisme et autres classiques communistes, et aux activités du Parti Communiste chinois en général. Le texte suivant est un ensemble d’extraits de la pièce…
EXTRAIT N°3
M. Stripling : Maintenant M. Brecht pourriez-vous dire au comité si oui ou non un des personnages de la pièce a été exécuté par ses camarades parce que cela servait le mieux les intérêts du Parti communiste ; est-ce vrai ?
M. Brecht : Non, ce n’est pas tout à fait l’histoire telle qu’elle est racontée.
M. Stripling : Pour ne pas avoir accepté la discipline, il a été tué par ses camarades, n’est-ce pas vrai ?
M. Brecht : Non, ce n’est pas vraiment la pièce. Vous verrez, si vous lisez attentivement le texte, que comme dans l’ancienne pièce japonaise où d’autres idées étaient en jeu, que ce jeune homme qui est mort était convaincu qu’il avait nuit à la mission dans laquelle il croyait et qu’il était d’accord et qu’il était prêt à mourir pour ne pas lui nuire plus ; aussi demande-t-il à ses camarades de l’aider, et eux tous, ensemble, l’aident à mourir. Il saute dans l’abîme, et c’est cela l’histoire.
Le Président : Je déduis de vos remarques, de votre réponse, qu’il a tout simplement été tué.
M. Brecht : Il voulait mourir.
Le Président : Et ils l’ont tué ?
M. Brecht : Non, ils ne l’ont pas tué – pas dans l’histoire. Il s’est tué. Ils l’ont soutenu, mais bien sûr ils lui avaient dit qu’il serait préférable, pour lui-même, pour eux et aussi pour la cause en laquelle il croyait, qu’il ferait mieux de disparaître.
EXTRAIT N°4
M. Stripling : Oui, bon nombre de vos écrits sont basés sur la philosophie de Marx et de Lénine.
M. Brecht : Non, je ne pense pas que cela soit tout à fait juste, mais bien sûr j’ai étudié ; en tant qu’auteur de pièces historiques, il m’a fallu étudier. J’ai, bien sûr, dû étudier les idées de Marx sur l’histoire. Je ne crois pas que des pièces intelligentes puissent être écrites de nos jours sans de telles études. L’histoire écrite de nos jours est, elle aussi, fondamentalement influencée par les études de Marx sur l’histoire.
M. Stripling : M. Brecht, depuis votre arrivée aux Etats-Unis, avez-vous assisté à un quelconque meeting du Parti Communiste ?
M. Brecht : Non, je ne pense pas.
M. Stripling : Vous ne pensez pas ?
M. Brecht : Non.
Le Président : Comment, vous n’êtes pas certain ?
M. Brecht : Non, je ne suis pas certain ; oui.
Le Président : Vous êtes certain de ne jamais avoir assisté à un quelconque meeting du Parti Communiste ?
M. Brecht : Oui, je le pense. Cela fait six ans que je suis ici – je suis ici – je ne pense pas. Je ne pense pas avoir assisté à quelque meeting que ce soit.
Le Président : Non. Laissons de côté les meetings politiques, mais avez-vous assisté à un meeting communiste aux Etats-Unis ?
M. Brecht : Je ne pense pas, non.
Le Président : Vous êtes certain ?
M. Brecht : Je pense être certain.
Le Président : Vous pensez être certain ?
EXTRAIT N°5
M. Stripling : Lorsque vous étiez à Moscou, avez-vous rencontré Serge Trétiakov ? S-E-R-G-E T-R-E-T-I-A-K-O-V; Trétiakov ?
M. Brecht : Tretiakov, oui. C’est un auteur de théâtre russe.
M. Stripling : Un écrivain ?
M. Brecht : Il a traduit certains de mes poèmes et une pièce je pense.
M. Stripling : Monsieur le Président, le n° 5 de Littérarure Internationale (1937), publié par la Maison Littéraire d’Etat à Moscou, contenait un article de Serge Tretiakov, un auteur soviétique influent, sur une interview qu’il avait faite de M. Brecht, Page 60, il dit : (il cite M. Brecht):
« j’étais membre du Comité Révolutionnaire d’Augsburg ». Brecht poursuivit : « Très près, à Munich, Lénine avait brandi la lumière du pouvoir des soviets. Augsburg vivait dans les lueurs du brasier de Munich. L’hôpital était la seule instance militaire. Il m’élut au comité révolutionnaire. Je me souviens encore de Georg Brenn et du bolchévique Polonais Olschevsky. Nous n’avions pas un seul garde rouge. Nous n’avons pas eu le temps de proclamer un seul décret, de nationaliser ne serait-ce qu’une banque ou de fermer une église. Deux jours plus tard, les troupes du général Epp en route pour Munich pénétrèrent ·dans la Ville. Un des membres du Comité révolutionnaire resta caché. chez moi jusqu’au moment où il lui fut possible de prendre la fuite ».
Il écrivit Tambours dans la nuit. Cette oeuvre résonnait des échos de la révolution. De façon insistante les tambours du soulèvement appellent l’homme qui est rentré chez lui. Mais l’homme préfère la paix du foyer. L’oeuvre était une satire mordante de ceux qui avaient déserté la révolution pour se rôtir aux flammes de leur cheminée. Il faut se rappeler que Kapp lança son expédition le soir de la Noël, escomptant que plus d’un garde rouge quitteraient leur bataillon pour l’Arbre de Noël familial.
Sa pièce La Décision, la première pièce de Brecht sur un thème communiste, est organisée comme une cour de justice où les personnages essayent de se justifier pour avoir tué un camarade et des juges qui en même temps représentent les spectateurs, résument les événements et prononcent le verdict. Lorsqu’il visita Moscou en 1932, Brecht me parla de son plan de mettre sur pied à Berlin un théâtre qui réincarnerait les grands procès de l’histoire de l’humanité.
Brecht conçut l’idée d’écrire une pièce sur les méthodes terroristes utilisées par les propriétaires terriens pour contrôler le prix des grains. Mais cela nécessitait des connaissances en économie politique. L’étude de l’économie politique conduisit Brecht à Marx et à Lénine qui devinrent dans sa bibliothèque d’inestimables trésors. Brecht étudie et cite Lénine en tant que grand penseur et grand maître de la prose.
Le théâtre traditionnel dépeint les affrontements des instincts de classe. Brecht demande que les affrontements des instincts de classe soient remplacés par les affrontements des consciences de classe, des convictions sociales. Il maintient que la situation ne doit pas seulement être ressentie, mais expliquée – cristallisée dans la pensée qui transformera le monde. »
M. Stripling : Vous souvenez-vous de cette interview M. Brecht ?
M. Brecht : Non (rires). Cela a dû être écrit il y a 20 ans.
M. Stripling : Je vais vous montrer la revue, M. Brecht.
M. Brecht : Oui. Je ne me souviens pas qu’il y ait eu une interview. (La revue est passée au témoin) Je ne me souviens pas. M. Stripling, je ne me souviens pas au juste de l’interview. Je crois que c’est un résumé journalistique d’un grand nombre de discussions et de conversations touchant beaucoup de problèmes.
Pour citer cet article
Bernard Sobel, « … et maintenant Mr Brecht, quelle est votre occupation ? », Théâtre/Public, N° 10 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp010-et-maintenant-mr-brecht-quelle-est-votre-occupation/