théâtre/public : Comment expliquer qu’il a été possible au Secrétariat d’Etat aux Affaires Culturelles de redistribuer arbitrairement les postes de directeurs au sein de la décentralisation ?
Jean-Pierre Vincent : La décentralisation n’a jamais été réellement unie, en fait elle a jours prêté le flanc à ce genre de manipulation. Il y a eu des moments où l’ensemble des animateurs partageaient une conscience de soi plus unitaire mais basée sur un humanisme général, sans visage, sans pouvoir constituer une base à long terme d’action et de réaction.
En 1968, à Villeurbanne, ce fut le réveil d’un cauchemar, un fétu de paille où un certain nombre d’animateurs reçurent un choc électrique, certains sont restés sur le carreau, d’autres ont trouvé une nouvelle jeunesse, mais il n’y a pas eu d’unification possible sur des bases de répertoires, de thèmes, sur des modes précis, avec articulation entre écriture passée et écriture au présent. Il y a eu et il y a toujours mille et une façons d’aborder le public tant avec le théâtre qu’avec l’action culturelle. Certes, à tous les moments de danger, il y a des tentatives d’unification de la décentralisation, tentatives éphémères au rythme des dangers, et souvent contrecarrées par un individualisme débrouillard. La même situation s’était reproduite au niveau du « Jeune théâtre ».
t/p – Mais n’est-ce pas également un manque de personnalité de la part des centres qui permet au pouvoir d’agir à sa guise?
J.P.V. – Cet acquis d’il y a une quinzaine d’années que fut la décentralisation, avait été rendu possible parce qu’on en était à la préhistoire. La décentralisation à l’époque fonctionnait sur un certain nombre d’individus. Les centres dramatiques nationaux s’identifiaient à leurs directeurs, lesquels avaient pris le sac à dos et étaient partis dans une région. L’événement était extrêmement personnalisé et c’est cette personnalisation qui a permis un travail très intense sur des bases idéologiques, de répertoire, d’approche avec le public, parfois fondées sur un idéalisme rêveur, parfois plus radicales et plus décisives, mais toujours en danger, avec cette sorte de mythe de l’âge d’or du théâtre selon Copeau. Et l’acharnement de ces gens a permis à l’action en direction de la province de se développer. Mais elle s’est développée aussi pour des raisons d’Etat. La classe au pouvoir, prenant de plus en plus au sérieux la nécessité de développer l’action culturelle, comme la bourgeoisie du 19e siècle avait développé l’école primaire, cette action culturelle échappe peu à peu à ces individus privilégiés qui, eux-mêmes, se sont usés à cette tâche énorme.
Maintenant l’aspect important de la question est qu’il n’y a pas de relève au visage nouveau. La responsabilité principale en incombe à l’incroyable faiblesse du réseau de formation artistique dans ce pays, mais les initiateurs de la décentralisation théâtrale n’ont pas assez veillé à cet aspect des choses ; ils n’ont pas préparé eux-mêmes leur propre relève qui ne devait pas être nécessairement la reproduction d’eux-mêmes, elle pouvait être critique, radicale, s’engageant sur un autre chemin, mais il n’y a pas eu suffisamment de place dans les Centres dramatiques nationaux pour les jeunes metteurs en scène, les jeunes compagnies, ou du moins pas de place régulière. La nouvelle génération me semble avoir un visage tout aussi caméléonesque que la précédente. Je crois que ce qui était en question dans les idées de la première décentralisation c’était comme l’affirmait Planchon en 1968, « le pouvoir aux créateurs », c’est-à-dire surtout : la création au poste de commandement. A la création était liée la notion de responsabilité. Le principe idéologique fondamental de la bourgeoisie en cette matière, c’est que l’artiste est un individu exceptionnel dont une des caractéristiques principales doit être l’irresponsabilité. Ce qui s’avère régulièrement insupportable pour le pouvoir c’est la responsabilité que l’artiste peut avoir devant sa propre création. Cette responsabilité est difficile à assumer, certains la refusent.
C’est pourquoi je pense qu’aujourd’hui le pouvoir peut entreprendre d’implanter un immense réseau d’action culturelle qui double et rend la décentralisation actuelle beaucoup moins essentielle.
Imaginons le pire : si on supprime un centre dramatique à tel endroit, ça ne fera rien, puisqu’il y aura un organisme de diffusion local ou office culturel régional qui pourra toujours programmer les spectacles venant de Paris. Le public ne s’apercevra grosso modo de rien, du moins dans les premiers temps mais la relation effective entre une création faite dans une ville avec tout ce que cela a de problématique et le public qui vit dans cette ville, cela disparaîtra. Nous ne faisons pas assez attention à cette évolution.
J. Blanc – Il faut se référer au changement de nature de la politique culturelle de l’Etat. Il y a dix ans, Malraux lance les Maisons de la Culture, avec l’idée de mettre sur pied en dix années une Maison de la Culture par département. Une Maison de la Culture égale vingt-cinq kilomètres d’autoroute, c’est donc possible. Malraux dit « dans dix ans, la France sera le plus grand pays culturel ». On avait, à l’époque, le sentiment que c’était une fantastique progression de ce qu’on appelait la « culture bourgeoise ». Avec le recul, on se rend compte que ce n’était en fait que le dernier soubresaut d’une certaine tradition culturelle. Ce n’était pas le début d’une ère nouvelle mais la fin d’une ère ancienne. Je retourne à Malraux ce qu’il disait des barricades de mai.
En 1968, encore, on voulait combattre la Comédie Française, les Théâtres Nationaux, etc… Aujourd’hui cela devient complètement ridicule. Ce qui germe c’est ce qu’on pourrait appeler une « massification » de la culture, c’est-à-dire la production de produits culturels de consommation pour les masses. Ce qui est en train de naître avec l’organisme Inter-Théâtres dirigé par Guette, avec les plans régionaux, c’est un phénomène nouveau qu’il convient d’analyser. L’époque Malraux est finie, nous en sommes à une autre étape.
J.P. V. – L’idée de Malraux avec les Maisons de la Culture était aussi géniale du point de vue du pouvoir que celle de Jules Ferry avec l’école primaire. Mais ce projet Malraux coûtait très cher, en investissement mais surtout en fonctionnement. Il a dérangé bien des choses. Dans les villes où n’existe aucune information culturelle, la création dérange toujours. Ce sont les raisons importantes pour lesquelles ce projet a stagné. Aujourd’hui il semble nécessaire de le relancer. Mais pour le financer, on a trouvé une autre idée. On lance une vaste opération qui peut être appelée de prestige sans pour autant augmenter le budget culturel de l’Etat. Ces nouvelles opérations seront financées selon les plans de l’Etat essentiellement par les régions, les départements et les communes. C’est ce qui semble se préparer en Alsace et dans d’autres régions. Naturellement, les élus locaux qui tiendront les cordons de la bourse exigeront d’en avoir, en partie du moins, le contrôle. Mais on sait également que les critères des élus tendent le plus souvent à se rapprocher de critères électoraux à courts termes. En fin de compte, ce qu’on aura régionalisé surtout c’est une partie du financement et du contrôle idéologique. Quant au contrôle véritable il restera centralisé, car la création, elle, semble se recentraliser à travers des organismes comme Inter-Théâtres et ONDA qui joueront à terme le rôle d’organismes de production. Quand quelqu’un viendra voir M. Guette pour lui dire « je veux monter Beckett », M. Guette appuyera sur le bouton de l’ordinateur « Beckett, 70.000 spectateurs ! Je vous donne tant ». Un autre vient « je veux monter une pièce de Sarrazac » l’ordinateur chiffre 1500 spectateurs. « Je vous donne tant ». C’est en fin de compte un contrôle centralisé de la production et de la création. Alors parallèlement à cela, on veut briller, on fait venir Strehler et d’autres petits Strehler, et on essaie d’entraîner de jeunes metteurs en scène qui ont un peu de talent vers ce système. Ce que je dis là va peut-être faire grincer des dents. On pourra me prouver le contraire sur tel ou tel point, mais c’est ce que je pense actuellement et j’ai envie de le dire, car je considère que le silence (forcément approbateur et soumis) n’est pas la meilleure solution pour se sortir du bourbier.
t/p – Certains directeurs de la décentralisation travaillent à faire l’unité des membres de l’ ATAC contre la politique du Secrétariat d’Etat à la Culture. Sur quelles bases estimez-vous cette unité utile et la croyez-vous possible ?
J.P.V. – Je crois qu’il y a un niveau d’unité possible, au plan de l’ATAC sur un certain nombre de points qui concernent tous ses membres. Il y a évidemment, du fait du renforcement de l’ ATAC, une difficulté supplémentaire à créer cette unité. Il y a dix ans, l’Association se composait de 15 Centres dramatiques et 4 Maisons de la Culture. Maintenant il y a environ 140 membres, Maisons de la Culture, Théâtres nationaux, Centres dramatiques nationaux, compagnies dramatiques, danse, Art lyrique, plus des adhérents individuels. Les préoccupations ne sont pas les mêmes pour tous. Il est seulement possible d’envisager une unité sur un certain nombre de points.
Il y a des dangers patents aujourd’hui pour tous les membres de l’ATAC. Il convient de signaler au passage que l’ ATAC est un regroupement technique et non syndical (ce qui est le travail du SYNDEAC), mais la situation des établissements se dégrade à tel point que ce sujet de préoccupations passe avant tout autre !
D’abord, le ministère ne peut répondre financièrement aux promesses qu’il a faites. Il manque 10% à tout le monde. On ne connaît pas le montant des subventions pour 1976, on sait simplement qu’il n’y a pas assez d’argent pour compenser l’évolution du coût de la vie. Le Plan Fourcade au Conseil des Ministres a fait valoir une stagnation du budget pour 1977. Ce qui est déjà grave pour 1976 le sera a fortiori pour 1977. Par contre, il semble difficile de faire l’unité sur des bases artistiques (esthétique, mode de travail, répertoire, etc… ), ce qui pourtant m’apparaît fondamental. Mais si je me dis à l’ ATAC il n’y a d’unité possible que sur des bases financières, donc je m’en retire, je commets un acte qui accélère la dissolution de l’ATAC et je supprime du coup la possibilité de circulation des informations, des réflexions entre les organismes différents. Cette autre unité, beaucoup plus déterminante, c’est à partir de notre travail du TNS que nous tentons de la développer, nous pouvons tenter de créer des rapports réels avec d’autres centres, d’autres troupes, appuyés sur une ligne esthétique et politique. Par exemple quand on fait une programmation ici, à Strasbourg, nous n’essayons pas de présenter un échantillonnage totalisant et éclectique de la vie théâtrale française, mais nous convoquons au TNS un certain type d’expériences qui même si elles ne participent pas de la même ligne esthétique stricte, néanmoins la complètent, la corroborent, l’éclairent. Il me semble que c’est cela et seulement cela qui nous permettra de créer une réelle force pour lutter contre la « grande marée ». Si nous pouvons faire circuler un répertoire, des réflexions, des informations d’un théâtre à l’autre, organiser des séminaires l’Ecole du TNS peut nous aider pour certaines expérimentations – nous aurons établi une plate-forme d’action pour la création artistique, son contenu, sa façon de se présenter au public, ce qui est pour moi le seul moyen de peser plus lourd qu’une plume.
J .B. – La seule attitude de la décentralisation devant les pressions du pouvoir, fut la défensive, la préservation de ce qui existait. Jamais les membres de l’ ATAC n’ont eu d’action réellement offensive. Aujourd’hui on n’a rien de plus, même moins, qu’il y a dix ans, on observe simplement une attitude nostalgique et passéiste.
t/p – Jeanne Laurent souligne dans son article pour « ATAC-informations » la maigre part du budget qui reste pour la création artistique, au bénéfice des structures de fonctionnement. Y-a-t-il aujourd’hui un moyen de rééquilibrer les budgets, en favorisant la part dévolue à la création ?
J.P.V. – C’est un travail long et difficile dans les structures actuelles. Par exemple, le TNS a des structures définies par un décret de fondation et un personnel nombreux. C’est un carcan à l’intérieur duquel il n’est possible de jouer que dans des limites très définies. Pour établir un nouvel équilibre, il faut pouvoir obtenir des subventions supplémentaires qu’on investira dans la création. Dans toutes les grosses Maisons, le budget artistique est d’environ 20%, chez nous, il est monté à 30% si l’on compte l’équipe artistique permanente que nous avons rétablie.
J.B. – Nous posons encore les questions de Jean Vilar. Le pouvoir lui a changé ! Nous et la gauche, nous n’avons modifié en rien notre stratégie. C’est encore au nom de la sacro-sainte culture que nous nous battons. Nous sommes restés dans l’oecuménisme de Vilar. Quelle politique de rapport avec le public propose-t-on dans les lieux d’animation ou de théâtres subventionnés ? Quelle réflexion nouvelle depuis 10 ans ? Tout le monde semble étrangement muet. Alors on voit apparaître des réponses face à ce mutisme. D’un côté l’idéologie du coup, de l’événement soit artificiellement fabriqué autour d’un « super-spectacle » ou d’un « super-metteur en scène », soit construite autour d’une politique festivalière (tant dans le théâtre que dans le cinéma ou les autres arts). Et d’un autre côté, autre réponse, l’idéologie du démocratisme culturel, du libre choix, libre échange, de la culture à la carte ; il y en a toujours pour tous les goûts » ! C’est l’abandon pur et simple de la défense de la création. Alors il faut s’interroger : sommes-nous bien sûrs de combattre ces idées-là, sommes-nous bien d’accord ? ou bien n’avons nous pas déjà abandonnés dans les faits?
J.P.V. – Le résultat, c’est l’éclectisme. Le pire c’est que le public croit choisir alors qu’en fait il est au libre service : il prend son plateau, son verre, son couteau. Il est en fait difficile de parler d’unité si on décide de se battre sur le terrain esthétique. Une telle unité doit partir d’un nombre forcément limité de groupes et de tendances qui devront entre eux solidifier un terrain.
J.B. – Et ce qui importe, par rapport au public, c’est de créer à partir du théâtre par exemple une vie intellectuelle qui puisse rayonner à travers des thèmes précis qui sont propres à chaque équipe de création.
J .P. V. – Pour cela il faut maintenir la vie dans les maisons elles-mêmes. Ici au TNS, où une centaine de personnes travaillent, nous essayons d’éviter toute ossification, d’éviter toute structure définitive, faire en sorte qu’à chaque spectacle tout soit remis en question. C’est la gageure de notre présence ici, son risque permanent. Nous ne disons pas : « ça y est, nous voilà sortis d’affaire ! ». Nous avons certes les moyens de travailler et sérieusement (malgré les aléas de conjoncture). Mais les dangers d’anesthésie sont réels, et l’important est de pouvoir retrouver les voies d’un théâtre « intervenant ». Pour l’instant notre façon d’intervenir est plutôt de polémiquer « par défaut » avec les conventions de théâtre. Mais je pense que nous pourrons dans les temps qui viennent utiliser d’autres modes d’approche. Comment repenser la popularité du théâtre sans avoir pour cela à avancer sous le couvert des ordinateurs et des animateurs ? Ce n’est pas de cette façon que se pose le problème du public mais la question est plutôt de savoir quelle capacité le théâtre a d’intéresser le public. Non pas sur des bases démagogiques – on leur offre ce qui les intéresse – mais de forger l’adéquation des intérêts du créateur avec ceux du public sur les bases les plus avancées.
Mais sommes-nous capables de rendre compte de la vie sur le plateau ? Monter des spectacles dont les tissus sont très complexes devant un public incapable de les démêler, n’est-ce pas là aussi un problème ? Nous ne devons pas nous le cacher. C’est un fleuve de plusieurs années qu’il faut remonter à contre-courant. Le théâtre s’est occupé pendant trop longtemps de choses qui n’avaient rien à voir avec la vie des gens. Et maintenant, le problème n’est pas simple, qu’on soit au TNS ou ailleurs…
C’est alors qu’on revient à notre point de départ : c’est aussi une raison fondamentale de la possibilité de manier les gens de théâtre comme des quilles.
Pour citer cet article
Max Denes, « Les quilles de la décentralisation », Théâtre/Public, N° 10 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp010-les-quilles-de-la-decentralisation/