numéro 10

N°10

Pour une seconde décentralisation

Par Hubert Gignoux

Article paru dans "ATAC-Informations" du mois de mars 1976.

La Décentralisation théâtrale dans sa période d’expansion en province (la banlieue parisienne appelle une autre analyse) n’a pas pris appui sur une classe sociale définie mais sur un « bloc de public » où se rencontraient l’Université (60 à 70% d’enseignants et d’enseignés dans tous les Centres dramatiques), l’intelligentsia locale (avocats, médecins, cadres … ) un oeil sur le Figaro, l’autre sur le Monde, l’Express, voire le Nouvel Observateur, et, seule conquête véritable des Théâtres dits « populaires », une part de secteur tertiaire (employés des services, Poste, Assistance Publique, Transports, Sécurité sociale… ). Plus, selon les lieux d’implantation, une avant-garde de militants ouvriers.

Ce bloc était uni par une curiosité culturelle que stimulait souvent la conscience d’un retard sur Pans et notamment sur les acquis du Cartel (promotion du décor, lecture renouvelée des classiques, mise en lumière de Pirandello, Tchékhov, Strinberg…). Lorsqu’une option politique commune s’y ajoutait, elle se référait en gros à la gauche idéaliste du Front Populaire, c est-à-dire en fait de culture, à une confiance oecuménique dont Vilar était devenu le drapeau.

Tout cela faisait un consensus authentique qui nous a « portés » comme une eau vivante.

Et c’est tout cela qui s’est volatilisé quand Mai 68 a dénoncé violemment l’illusion de la culture unifiante, l’illusion de l’oecuménisme culturel, au moment même où la curiosité du public, arrivée à satisfaction, se changeait en trouble devant certaines de nos recherches.

Concrètement, le bloc a éclaté suivant des lignes de rupture qui le divisaient dès l’origine mais que nous avons cru réduire, dès que nous les apercevions, par des injections d’art, comme du ciment dans des lézardes.

D’une part, au divorce déclaré entre enseignants et enseignés s’est ajouté pour ceux-ci un refus de l’héritage qui désarmait le Théâtre en disqualifiant à la fois le contenu et la forme de son discours. Avec cette tranche de notre public, la finalité et les moyens d’une communication perdaient ensemble leur pouvoir. D’autre part, les « excès » en divers sens des jeunes ont conduit leurs partenaires culturels (intelligentsia et tertiaires) à reconsidérer, soit avec crainte, soit avec hostilité, soit avec perplexité simplement, l’association de fait, contradictoire mais active, qui remplissait nos salles depuis quelques années.

On constatait de tous côtés les malentendus du rendez-vous.

Aujourd’hui 68 s’est éloigné de beaucoup plus que sept ans. Les déchirures ne font plus crier mais les cicatrices demeurent. Des cloisonnements mornes succèdent aux conflits.

Où en sont les animateurs de la Décentralisation ?

Les vétérans, mais pas tous et pas eux seuls, courent comme en rêve après le consensus disloqué, s’évertuent comme s’il vivait encore et miment un passé mort devant des publics sans appétit.

D’autres n’entendent plus dans ce vide que leur propre voix, profitent des structures et des ressources disponibles pour multiplier les expériences au moindre risque, au plus grand bruit, et gagner les seuls juges qui leur importent : leurs pairs et les augures de la critique et du pouvoir. Inventeurs de ce qu’on peut appeler la « carriérisme libertaire », ils prennent rang, ils prennent date, ils posent même des jalons utiles, mais sur quel trajet ?

D’autres enfin, plus largement motivés, plus largement responsables (certains parce qu’ils ont moins sujet d’être accaparés par une oeuvre personnelle) savent que rien de fécond et de durable, rien de communiquant, de circulatoire, rien d’organique ne peut renaître dans leurs théâtres sans l’apparition d’un consensus nouveau et que celui-ci exigera une définition politique plus rigoureuse que le précédent. En l’attendant, ils essaient de mener de front trois tâches : occuper et préserver les instruments de travail, exercer eux aussi leur talent (en rivalité difficile avec les impatients aux dents longues), contribuer à réunir les conditions économico-politiques d’un nouvel appel de Théâtre.


Pour citer cet article

Hubert Gignoux, « Pour une seconde décentralisation », Théâtre/Public, N° 10 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp010-pour-une-seconde-decentralisation/

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