Latifa Laâbissi est danseuse, chorégraphe et performeuse. souvent collaboratives, ses pièces se caractérisent par une confluence hybride de mouvements, de voix, de sketchs, de costumes, de décors et d’humour. Son art est toujours oblique, suggestif, invitant le public à apprécier les limites instables des catégories identitaires. Il laisse entrevoir les fantômes du passé colonial. Cette rencontre a eu lieu lors des répétitions de son nouveau spectacle – son titre provisoire, Colors and Numbers, est devenu Cavaliers impurs –, créé au Théâtre Hebbel am Ufer, à Berlin, en octobre.
CLARE FINBURGH DELIJANI : Vous avez une formation de danseuse. En même temps, vos spectacles intègrent la voix et une bande-son, par exemple dans Self Portrait Camouflage (2006) ; la vidéo, notamment dans Loredreamsong (2010) ; la conférence-performance dans La Part du rite, avec Isabelle Launay (2012) ; et le sketch, le standup, la revue ou le cabaret, par exemple dans Colors and Numbers, que vous êtes actuellement en train de créer (2023). Pouvez-vous parler de votre parcours ?
LATIFA LAÂBISSI : J’ai coutume de dire que j’ai un parcours assez classique, dans le sens où je n’ai pas échappé aux figures hégémoniques du ballet de l’époque où je me suis formée.
Comme j’ai un parcours de danseuse classique, j’avais donc un rapport à ce langage classique et à ce qu’il m’a permis d’acquérir comme technique. En même temps, au moment où je me suis formée, c’est-à-dire dans les années 1980 et 1990, c’était la danse abstraite américaine, notamment la technique de Merce Cunningham, qui était très en vogue en France et en Europe. À l’époque, j’étais à Grenoble, où j’ai suivi des cours, des ateliers et des stages menés par des personnes qui s’étaient formées chez lui. Je n’avais qu’une idée, c’était d’aller aux États-Unis, ce que j’ai fait plus tard d’ailleurs.
En parallèle avec ma formation à ce courant de la danse abstraite américaine, j’étais très attirée par la danse dite expressionniste allemande (on va utiliser ce terme générique, même s’il est un peu faux). J’étais notamment très intéressée par une figure qui s’appelle Valeska Gert, et par une autre expressionniste allemande, Mary Wigman, notamment pour un travail précis, sa danse de la sorcière — Hexentanz. La première fois que j’ai vu cette danse, ainsi que les travaux de Valeska Gert, cela a été une révélation, dans le sens où j’ai rencontré un certain régime de distribution de la narration qui n’exclut pas la question des affects. Je ne le formulais pas comme ça à l’époque — j’étais jeune étudiante —, mais ça m’a impactée très fortement, et ensuite mes idées se sont élaborées.
L’autre artiste, plus contemporain, qui date des années 1960 et qui venait du courant de la danse japonaise, est le danseur butô Tatsumi Hijikata. C’était un artiste incroyable, un chorégraphe incroyable. Je ne me sens pas légitime à m’attribuer une quelconque référence au butô, dans le sens où il y a une vraie grammaire que je n’ai jamais apprise. En revanche, j’aime inscrire Tatsumi Hijikata, l’enfant terrible du butô, dans ma généalogie. Il a fait exploser en vol le butô académique, et j’aime appeler sa pratique le « butô punk ».
J’étais un peu clandestine dans ma façon de m’intéresser à ces courants à la fois allemand, américain et japonais parce qu’en France, à l’époque, il fallait choisir son camp. Il y avait le courant abstrait américain, puis le reste, qui comprenait non seulement la danse classique, mais aussi folklorique. On ne mélangeait pas les genres, et le canon suprême était la danse abstraite américaine. Pour ma part, j’ai toujours été attirée par plusieurs genres et je pense qu’on voit dans mon travail des courants variés, qu’ils soient abstraits ou figuratifs, à travers le corps qui traite la question des affects, à travers l’engagement du visage, de la grimace.
C.F.D. : Pouvez-vous parler un peu plus de cette « grimace », qui caractérise si fortement votre travail ?[1]
L.L. : Le butô y est pour quelque chose, mais la première influence est Valeska Gert. Elle disait qu’elle faisait des danses du visage. Après, il y a tout un autre courant qui est plutôt cinématographique, soit du côté du burlesque chez Charlie Chaplin ou, pour exactement les raisons contraires, du côté de Buster Keaton. Chez lui, il y a un visage-masque qui ne traduit aucune émotion, donc qui distribue dans le corps tous les régimes de composition et, encore une fois, d’affect. Avec le cinéma muet, de Murnau par exemple, Chaplin et Keaton sont des artistes que j’ai énormément regardés afin d’étudier comment ils opèrent.
C.F.D. : Le danseur et chorégraphe britannique Akram Khan raconte un parcours un peu semblable. C’était le jeune garçon qui jouait le prince Ekalavya dans Le Mahabharata de Peter Brook, et avec ce spectacle il a fait le tour du monde pendant deux ans. Quand il a eu 14 ans, il a fallu qu’il réintègre le lycée, ce qu’il a trouvé très éprouvant. Il explique qu’il se cachait dans le garage de ses parents, qui ne savaient pas qu’il n’allait pas à l’école, et pendant un an il a regardé des films de Charlie Chaplin et de Buster Keaton, ainsi que des vidéos de danse classique indienne. Il a étudié de près, méticuleusement, mouvement par mouvement, le corps des acteurs et des danseurs, cette activité représentant sa première formation chorégraphique. Comme vous, il a intégré dans sa pratique ce vocabulaire corporel issu du premier cinéma.
L.L. : En effet, beaucoup de chorégraphes ont regardé ces artistes de cinéma parce qu’il y a un rapport au corps, une vraie grammaire du corps.
Une autre artiste qui a beaucoup compté pour moi, et qui compte encore, vient d’un champ très différent : plutôt du stand-up, si l’on peut dire. Elle s’appelle Zouc et est malheureusement peu connue aujourd’hui. C’est une artiste contemporaine qui m’a passionnée, justement parce qu’elle est assez proche du cinéma muet. Elle utilise le récit du visage et il y a quelque chose du sketch dans son travail.
Après, la figure incontournable, une véritable référence pour moi, est Joséphine Baker. Elle est une source d’influence pour de nombreuses raisons, surtout pour la façon dont, contrairement à la danse abstraite où on efface le visage pour que le mouvement se distribue de façon plus démocratique, comme le dirait Merce Cunningham, son visage fait partie de ses danses.
C.F.D. : Antonin Artaud a attiré l’attention des artistes et des théoriciens et théoriciennes européens sur la danse balinaise, où chaque partie du corps – non seulement les mains et les pieds mais aussi les yeux, la bouche, la voix – est déployée. Artaud est-il un point de référence pour vous ?
L.L. : Dans la bibliographie de mon travail, Artaud apparaît, évidemment. Comme beaucoup d’artistes, j’ai surtout écouté ses partitions de cris. Chez Valeska Gert, il y a une danse des années 1920 qui s’appelle Le Cri muet, que j’ai apprise. C’est un cri sans voix tout comme le cri dans la peinture d’Edvard Munch : une sorte de cri étouffé, très en relation avec le contexte historique dans lequel opérait Gert, c’est-à-dire l’Allemagne de l’entredeux-guerres, qui possédait une violence et un refoulé très forts.
C.F.D. : Vous dites que, quand vous avez suivi votre formation en tant que danseuse dans les années 1980 et 1990, les genres ne se mélangeaient pas ou peu. L’une des caractéristiques de votre œuvre est l’hybridation non seulement de genres mais aussi de médiums. Comment appeler votre travail ? Est-ce de la « chorégraphie » ou de la « performance » ? Où vous situez-vous ? Ou bien cette question ne vous semble-telle pas elle-même pertinente ?
L.L. : Il est vrai que je ne me suis jamais spécialisée en un lieu. Je continue à appeler « chorégraphie » certains de mes projets, mais j’en désigne d’autres parfois sous le terme de « performance ». Selon les dispositifs ou les modalités, qui peuvent être très différents, je signale la manière dont le rapport avec le public se déplace. J’aurais adoré être dans l’école du Bauhaus, où on faisait autant des costumes que du théâtre, que de la danse, que de la musique.
J’ai besoin de faire feu de tout bois. Si dans un projet que je suis en train d’élaborer je me rends compte que la voix est nécessaire, je ne me pose pas de questions sur la légitimité que j’ai à utiliser la voix alors que je ne suis pas formée au théâtre. Je le fais, tout simplement. Pour moi, ce sont des médiums, et je les utilise comme une palette de matériaux. Pour mon prochain travail, avec la chorégraphe, interprète et cinéaste Antonia Baehr, on va très probablement chanter et donc on prend des cours de chant. On élabore des stratégies pour être à la hauteur de nos ambitions. On ne s’interdit pas de le faire en se disant que ça sort du champ chorégraphique. D’un point de vue plus académique, la danse contemporaine a élaboré son vocabulaire et il est vrai qu’au tout début la voix n’en faisait pas partie. Quand j’allais chercher des moyens de soutien pour notre travail, ce n’était pas du tout acquis et j’avais souvent à légitimer mes projets. Il fallait que je défende le mélange auprès non seulement des programmateurs mais aussi des financeurs du ministère de la Culture. Maintenant, ce mélange est devenu courant. Il est désormais mainstream et je n’ai plus du tout à le justifier. Bref, différents vocabulaires sont mobilisés en fonction de ce que réclame le projet en train de s’élaborer.
Petite parenthèse, mais qui est très importante : je suis artiste associée au Théâtre national de Bretagne, à Rennes, dirigé par Arthur Nauzyciel. Il a réuni une équipe dont je fais partie, et je suis très impliquée dans l’école européenne au sein de ce lieu, où j’enseigne plusieurs fois par an. Je suis aussi très investie dans le processus de recrutement des élèves pour la formation, qui dure trois ans. Avec l’autrice dramatique Valérie Mrejen, elle aussi associée au TNB, nous avons décidé de faire une série d’ateliers sur la performance avec les élèves, parce qu’on trouvait qu’au sein de cette école, ainsi que dans d’autres écoles de théâtre en France, la performance était très peu étudiée, alors que c’est un champ très large.
C.F.D. : Peut-on dire que, dans votre processus de création, l’idée ou la thématique survient en premier et qu’ensuite vous déployez les vocabulaires qui exprimeront cette idée de la manière la plus efficace ?
L.L. : Pour entrer un peu dans la fabrication, je suis entraînée par une grande variété de formes, comme bien d’autres artistes, j’imagine. Très en amont du travail, je pars des idées et des lectures. J’ai toujours besoin de réunir une bibliographie. Je suis très proche par affinité des sciences humaines, de la philosophie, de certains sociologues, et puis bien sûr du cinéma et de la poésie. Toutes ces ressources sont mobilisées comme une espèce de corpus assez large. Ensuite, même si je n’arrête pas de réfléchir, il y a un passage au travail pratique. C’est souvent à ce moment, et rarement en amont, que se détermine si la voix va être importante, que différents régimes vont s’élaborer. Je ne me dis pas « Tiens, pour ce projet, je vais seulement chanter, ou je vais seulement parler, ou je vais faire les deux ». C’est vraiment en faisant, en étant dans le studio, que la forme s’élabore. Je sors d’une période de répétitions avec Antonia Baehr, où on n’avait pas du tout déterminé les régimes performatifs au préalable. Ils sont arrivés au moment où nous avons commencé à matérialiser les idées dans le studio. Il y a des évidences, il y a des envies, il y a des essais, il y a des choses qui se confirment et puis il y a des choses qui vont à la poubelle. C’est aussi banal que ça.
C.F.D. : Vous avez cité le fait qu’en amont votre lecture et vos recherches reposent sur les domaines des sciences humaines, de la philosophie, du cinéma et de la poésie. Comme cette revue s’appelle Théâtre/Public, quelle est la place du théâtre dans votre processus de création ?
L.L. : Je ne connais pas si bien le théâtre, surtout pas le théâtre international en dehors de l’Europe. Mais un peu comme avec l’opéra, je vais voir du théâtre et je suis énormément touchée. Je viens de voir By Heart, de Tiago Rodrigues, qui est un des artistes d’aujourd’hui dont j’aime vraiment le travail. On parlait de Peter Brook tout à l’heure : j’ai vu quasiment tout le travail qu’il a montré au Théâtre des Bouffes du Nord. J’ai beaucoup suivi le théâtre de Claude Régy aussi. Je ne sais pas si cela se définit comme « théâtre », mais je suis attentivement le travail de Tim Etchells avec Forced Entertainment, qui est d’un tout autre ordre. C’est une constellation assez variée parce qu’entre Tim Etchells et Peter Brook ou Claude Régy, il y a une grande ampleur.
Mais le théâtre est rarement un lieu de référence où je vais décortiquer les opérations. Je n’y fais pas appel de façon consciente : c’est par le fait qu’il me touche que le théâtre sédimente en moi. Le cinéma, en revanche, est important de manière plus explicite. En ce moment, avec Antonia Baehr, nous réunissons une filmographie. Que ce soit Pasolini ou le cinéaste américain underground Jack Smith, on se montre des films et on en discute, on parle de certaines scènes. Le théâtre ne fonctionne pas du tout de manière systématique dans mon travail. C’est plutôt un lieu d’imprégnation sourde, dans le sens où il sédimente et réapparaît en moi.
C.F.D. : Vos spectacles ont souvent lieu dans des galeries d’art ou des musées. On pense par exemple à Self Portrait Camouflage, qui a été donné au Centre Pompidou et au MoMA de New York, entre autres espaces artistiques. Habiter (2007), lui, a eu lieu chez des habitants, après que vous avez mis l’annonce suivante dans les journaux locaux et sur des panneaux dans les magasins : « Artiste chorégraphe recherche un habitant qui accepterait d’accueillir chez lui un projet de danse. La proposition est gratuite et nécessite deux heures de disponibilité. Pour plus de renseignements, vous pouvez contacter le […]. » Le plateau théâtral est-il parfois approprié à votre travail ?
L.L. : Cela ne se traduit pas par une préférence, c’est plutôt une adéquation à la proposition qui tranche. Je suis très attentive à la spécificité de chaque projet et à l’espace où il doit avoir lieu, ce qui dépend essentiellement des conditions de visibilité qu’il requiert : les jauges, le nombre de spectateurs. Il s’agit donc toujours d’une mise en adéquation de ce qui est travaillé avec les conditions de visibilité, qui se trouve assez vite en fait, au moment des conditions d’émergence des projets. Surtout avec Nadia Lauro, qui a créé presque toutes les scénographies des spectacles que j’ai faits, on comprend très tôt quel lieu sera approprié. Et il était très clair que la performance que j’ai faite avec la vidéaste Manon de Boer n’était pas une pièce pour un plateau. À chaque fois, les paramètres de la visibilité se posent. Avec Écran somnambule (2012), qui est un travail à partir de Hexentanz, de Mary Wigman, il y a une version pour le théâtre et une version plutôt pour l’espace muséal de la galerie. Pour la dernière pièce que j’ai faite avec Antonia Baehr, Consul et Meshie (2018), nous avons été obligées de prendre en considération le lieu ainsi que la durée très longue de la pièce qui, au début, durait cinq heures, et à la fin, quatre.
C.F.D. : Consul et Meshie est une performance basée sur les deux chimpanzés qui portaient ces noms et qui, au début du XXe siècle, ont vécu comme des humains et avec des humains. Avec Antonia Baehr, vous avez joué ces singes qui jouaient à être des humains, brouillant ainsi les distinctions binaires humain-non humain, civilisé-sauvage, culture-nature.
L.L. : En tout cas, nous étions des figures complètement hybrides. Quand on crée une pièce comme celle-là, on espère que le public reste tout le temps mais on ne peut pas l’obliger. On sait qu’il va y avoir des personnes qui sortent et d’autres qui restent, ou bien d’autres encore qui sortent à des moments mais qui reviennent plus tard. Il était donc essentiel de choisir un lieu approprié. S’il y a une spécificité qu’on peut voir dans tous mes travaux, c’est que je n’ai jamais fait de pièces pour de très grandes salles, et je pense que je ne le ferai jamais. Pas comme une espèce de principe, mais plutôt parce que les grands plateaux ne correspondent pas à mon échelle. J’ai besoin d’un rapport très proche au public, donc la plus grande salle où je donne mon travail est par exemple au Centre Pompidou, où elle doit être de 400 ou 450 places, ce qui est tout à fait merveilleux pour les pièces comme Adieu et merci (2013).
C.F.D. : Donc si Tiago Rodrigues vous propose la Cour d’honneur vous refusez ?
L.L. : Ha ha ! Ce ne serait possible que selon un protocole très particulier. Il est bien d’être clair avec soi-même : ce n’est pas du tout par défaut que je ne présente pas mon travail au Théâtre de la Ville, par exemple. C’est vraiment une façon de faire. Je ne fais pas du tout partie des artistes qui, pour tout un tas de bonnes raisons, déterminent qu’ils vont travailler dans l’espace public et plus dans les théâtres. Je n’ai pas du tout de rapport définitif. Il s’agit de trouver le bon lieu pour le projet.
C.F.D. : Parlons un peu de l’un de vos spectacles les plus célèbres et les plus médiatisés, Self Portrait Camouflage. Vous expliquez que le déclic avait été « l’iconographie de ce qu’on a appelé, pour la version pas très critique, les expositions universelles, et pour la façon de les nommer un peu plus critique […], les zoos humains »[2]. Dans cette pièce vous paraissez toute nue. Pouvez-vous parler de cette exposition exotisante, voyeuriste, orientalisante du corps de la performeuse. Comment combattez-vous ce regard ?
L.L. : Avez-vous vu la pièce, ou seulement l’enregistrement vidéo ?
C.F.D. : Je ne l’ai vue malheureusement qu’en vidéo.
L.L. : Dans l’opération, il y a plusieurs niveaux, qui étaient davantage visibles en regardant le spectacle en direct. Le corps est, je pense, tout sauf orientalisé. Toute la première partie, jusqu’au discours muet au pupitre, exhibe un corps qui est surexposé très concrètement et physiquement. Cette façon de surexposer le corps crée un rapport à la durée. C’est une dramaturgie et une scénographie (de Nadia Lauro encore) en surexposition, avec une lumière très blanche, qui accentue. Donc le regard ne peut pas s’échapper. Même la bande-son, où on a amplifié le petit crépitement que font les projecteurs quand ils s’éteignent, augmente l’effet de surexposition du corps. Le public ne peut donc pas fuir le regard, sauf s’il décide de détourner la tête ou de fermer les yeux. Il y a une manière de piéger le regard exotisant, surtout dans la façon dont le corps est dans un ralenti physique et dans un rapport à la tension et au relâchement, une sorte de registre de la grimace non seulement du visage, mais de tout le corps. La façon de me laisser impacter par des affects apparaît dans le corps. Il est impossible à mon sens d’y voir des références à la peinture ou à d’autres iconographies orientalistes. Ensuite, je parlerais presque de « stratégie » en ce qui concerne la deuxième partie, parce que
j’utilise la voix pour nommer les choses, lors des moments très explicites, j’appelle un chat un chat.
C.F.D. : Parlez-vous de la partie de Self Portrait Camouflage où la maîtresse d’école explique le colonialisme aux enfants ?
L.L. : Oui. La première fois qu’on entend la voix, c’est ma langue maternelle, qui est l’accent arabe, l’accent arabe dans le français. On n’a pas besoin de le savoir mais c’est ma mère qui m’interpelle, qui me pose un certain nombre de questions et qui fait référence au climat politique français de l’époque. Ensuite, il y a toutes les stratégies de musique. La seule musique qu’on entend vraiment est une chanson de Joséphine Baker.
C.F.D. : Lorsque le personnage que vous jouez chante J’ai deux amours, de Joséphine Baker, chanson qui décrit une affinité à la fois avec la France et avec « la savane », le fait que ni vous ni Baker en tant que femmes racisées ne pouvez être entièrement « françaises » semble évident.
L.L. : Et puis il y a le drapeau.
C.F.D. : L’un des objets les plus emblématiques de Self Portrait Camouflage est ce drapeau bleu-blanc-rouge que vous enroulez autour de votre taille comme un sarong, ou avec lequel vous couvrez vos seins comme une « vahiné » tahitienne dans un tableau de Paul Gauguin. Comme une musulmane du harem, vous semblez protéger votre corps exotisé du regard du public. En vous tenant ce drapeau sur le nez pour ne laisser apparaître que vos yeux, il devient une sorte de niqab. Puis vous l’enfoncez dans votre bouche, centimètre par centimètre, jusqu’à ce qu’il disparaisse. En ingérant ce tissu jusqu’à la nausée ou à la suffocation, vous le transformez en symbole visuel et viscéral de l’obligation oppressive pour les habitants des anciennes colonies françaises de s’assimiler à la culture européenne.
L.L. : Toutes ces opérations font que c’est un corps qui est exposé mais qui dépièce ce regard exotisant ou fétichisant.
C.F.D. : Dans Self Portrait Camouflage, ainsi que dans Consul et Meshie, il y a la nudité. Pouvez-vous parler de ce phénomène théâtral ? Comment est-il possible de maîtriser le regard de l’autre, du public, afin de résister à la construction sexiste ou misogyne du corps féminin ?
L.L. : Dans Consul et Meshie, on a la tenue classique de danseuse, mais avec des trous qui font ressortir notre poitrine.
C.F.D. : Avec cette exposition, ou surexposition, y a-t-il un risque que votre corps soit refétichisé par les spectateurs ?
L.L. : Que ce soit dans ce travail ou dans d’autres avec Antonia Baehr, la nudité pour nous n’est jamais gratuite. Il s’agit d’un corps social, d’un corps politique, qui interroge la normativité du corps, qui engramme des affects, qui engramme des politiques et la politique de l’art. Après tout, nous avons des corps de femmes de 50 ans, complètement assumés. Dans la prochaine pièce, la normativité du corps féminin est très présente aussi. C’est un matériau vraiment important pour nous, c’est une modalité de langage qu’on ne s’interdit pas, au contraire. Nous fournissons aux spectateurs la lecture d’un corps qui n’est plus du tout normé au canon idéal des danseuses, dont on a énormément conscience. On décide de jouer avec ça. Nous créons le choc des hétérogènes entre cette nudité et l’inattendu, afin de produire un jeu avec le grotesque. Nous mobilisons cette articulation entre le poétique et le politique, ou le social. Après, on ne peut pas empêcher toutes les fictions possibles dans la tête des spectateurs, et encore heureux !
C.F.D. : Vous parlez de la dimension politique de votre travail. Quel est le rôle du féminisme dans votre œuvre ?
L.L. : Je suis évidemment féministe. Mais je ne déclare jamais que je suis une artiste engagée. Je vois comment chez les jeunes on va porter un tee-shirt et d’un seul coup il est cool d’être féministe. Il y a une façon de réinsérer le féminisme dans le capitalisme et d’en faire un objet bankable qui me terrifie, toutes proportions gardées. Donc je fais très attention. C’est un travail quotidien de ne pas se capitaliser. Je parle plutôt d’une politique de l’art.
C.F.D. : La politique, ou plutôt une résistance contre des injustices de toutes sortes, semble traverser votre œuvre. Dans White Dog (2019), les quatre danseuses et danseurs pratiquent physiquement ce que vous appelez, faisant référence au terme créole, le lyannaj. Ce terme dénote la solidarité entre les opprimés, le tissu de connectivité entre les individus[3]. La résistance à l’oppression est une caractéristique forte dans votre travail, n’est-ce pas ?
L.L. : Tout à fait. Pourtant, je ne veux pas être enfermée. En France, se dire « féministe » ou « politique » peut être piégeant dans le sens où il n’y a eu que peu d’artistes qui viennent des colonies nordafricaines dans la danse contemporaine. Maintenant, il y en a de plus en plus, et c’est très heureux. Mais au moment où j’ai commencé à faire Self Portrait Camouflage, qui date, quand même, c’était très nouveau. Donc il y avait une façon presque de m’assigner à être porte-voix d’une cause. J’ai vraiment essayé de tout déminer parce que c’est un piège pour soi-même, dans le sens où on peut réduire son propre spectre de travail, se laisser piéger par des attentes. Comme je l’ai déjà dit, j’aime faire feu de tout bois et surtout ne pas m’auto-assigner.
Maintenant, on s’attend à ce que mon travail soit très varié et que mon vocabulaire se déplace, même s’il y a un ancrage et si on retrouve des thèmes d’une pièce à l’autre. Le camouflage, qui paraît bien sûr dans le titre d’une de mes pièces, est une technique qui m’a permis dans le solo de ne pas être assignée à mon identité de femme arabe. La stratégie de camouflage m’a permis de complexifier la figure pour ne pas être piégée par des assignations simplistes. Au tout début, il était absolument nécessaire de faire attention parce que je sentais, même avec cette portée camouflage, que les théâtres nous invitaient juste pour cocher la case « diversité ». On en a beaucoup parlé avec Bintou Dembélé, qui a traversé exactement les mêmes choses avec le hiphop[4] : la façon dont nos pratiques étaient marginalisées dans un premier temps et ensuite récupérées, quelquefois pour de mauvaises raisons, pour cocher la case « minorité ». Et quand on est une femme, on coche beaucoup de cases, donc c’est pratique pour les programmateurs.
C.F.D. : Trouvez-vous que c’est toujours le cas, ou que les choses évoluent ?
L.L. : Je pense que c’est toujours le cas, mais pour d’autres groupes minorisés. Ça se déplace dans d’autres contextes. En ce moment, on mise sur les questions non binaires, les artistes queer. Pour moi, il s’agit de la force capitaliste : tout se vend, tout est marchandable, les causes, elles aussi, sont toutes vendables. L’exemple qui a été pour moi très violent est la seule pièce que j’ai faite pour une compagnie de théâtre. Elle s’appelle L’Oiseau Mouche, et elle est située à Roubaix. Elle a la particularité d’être une compagnie de comédiens qui sont en situation de handicap. Elle fait des commandes à des metteurs en scène et à des chorégraphes, et avec Nadia Lauro nous avons cosigné une pièce qui s’appelle Pourvu qu’on ait l’ivresse (2016). Lorsqu’on était dans la phase de montage, on cherchait du financement, et on a réuni autour de ce travail des coproducteurs qui me suivent depuis très longtemps. Un des coproducteurs m’a dit : « Je sais que tu travailles sur une autre pièce en ce moment. Je pense que je prendrai plutôt celle-là parce que j’ai déjà fait Jérôme Bel. » Il était en train de me dire qu’il avait déjà financé Disabled Theatre avec des comédien(ne)s handicapé(e)s de Theater Hora, la compagnie suisse. Ce qui voulait dire tout simplement : « J’ai déjà la case comédien en situation de handicap, c’est déjà fait. » J’ai trouvé ça d’une violence inouïe. On en a parlé et ça a été une discussion très houleuse où j’ai insisté sur le fait que ce sont des artistes.
Cette instrumentalisation existe toujours mais elle se déplace. Il y a des sujets qui deviennent dominants dans le débat public pour de bonnes ou de mauvaises raisons, et on entend toujours dire qu’« il faut qu’on ait au moins un artiste noir », « il va falloir qu’on ait au moins une femme ». On est loin d’être sorti de ça.
C.F.D. : On est dans la tempête en ce moment quand il s’agit des discussions sur la « diversité » et l’identité.
L.L. : Absolument. Je pense que quand on en sera sorti ce ne sera même plus une question, dans le sens où ce sera tellement acquis.
C.F.D. : La figure de la sorcière est « féministe », n’est-ce pas ? En Écosse, en 2021, les féministes ont réussi à faire pardonner les femmes condamnées à mort il y a plus de trois cents ans parce qu’elles avaient été accusées de sorcellerie[5]. La sorcière réapparaît régulièrement dans votre œuvre : dans Écran somnambule, vous reproduisez, au ralenti, Hexentanz, de Mary Wigman. Dans Witch Noises (2017), Écran somnambule entre en duo avec la reproduction de Hexentanz par la chorégraphe et danseuse américaine Mary Anne Santos. Et l’atelier W.I.T.C.H.E.S. Constellation (2017) explore explicitement la persécution des femmes dans le passé. Les sorcières sont brûlées sur le bûcher. Mais en même temps, elles sont des femmes qui transgressent et qui résistent aux normes patriarcales et hétéro-normatives…
L.L. : La figure de la sorcière m’a beaucoup intéressée comme lieu du minoritaire. Il s’agit de régimes de savoir, notamment de savoirs vernaculaires, par exemple les savoirs de soin, qui ont été complètement diabolisés. Même aujourd’hui, mon choix de vivre en plein milieu de la forêt — je ne vis pas du tout à Paris, même si j’y suis souvent — est façonné par mon intérêt très concret pour ces savoirs. Il y a un rapport aussi à ma mère, qui était une sorcière autoproclamée.
C.F.D. : Quelle sorte de sorcière ?
L.L. : Elle avait des pratiques de soin tout à fait officieuses, mais dans mon histoire plus biographique, c’est quelque chose qui n’était pas du tout exceptionnel, qui faisait partie du quotidien, qui était toujours présent. Bien plus tard, je l’ai rattachée à une histoire plus large de femmes qui étaient à la marge. Moi-même, je ne suis pas du tout sorcière autoproclamée mais je pense que la façon dont la sorcière rejoint un certain féminisme, ses stratégies pour assumer une spécificité, être une femme au quotidien, sont importantes pour moi. Il y a une histoire politique des sorcières dont je sens qu’elle me concerne, et ensuite une histoire de femmes dont je me sens absolument proche en termes de lutte. D’un côté plus théorique, je me sens très proche de la philosophe Isabelle Stengers, qui étudie les questions de la sorcellerie capitaliste et qui développe des stratégies de désenvoûtement. J’aime beaucoup aussi les sorcières de dessins animés, qui savent mettre à l’endroit la malice, leur stratégie de survie. Elles ont l’esprit malin qui peut nous servir à trouver d’autres formes de stratégie pour échapper à des structures capitalistes. C’est quelque chose pour moi qui n’est absolument pas de la rhétorique.
Puis les sorcières se sont retrouvées très fortement dans la danse à travers Valeska Gert, dont le seul ouvrage s’appelle Je suis une sorcière, un magnifique livre qu’elle a écrit sur son travail. Je parlais aussi de Tatsumi Hijikata, qui a commandé à beaucoup d’artistes des danses du « démon », figure japonaise. Ce sont des danses que j’ai apprises aussi.
C’est cet ensemble qui paraît hétérogène, mais qui me donne un rapport au monde.
C.F.D. : Chez Isabelle Stengers, il y a la dimension de la magie qui est liée à la notion de l’écologie, notamment notre rapport avec le monde non humain ou plus qu’humain. Dans L’Hypnose entre magie et science (2002), elle décrit la « magie » comme une écoute augmentée du monde non humain.
L.L. : Il y a évidemment toutes les écoféministes, notamment les états-uniennes, mais pas qu’elles. J’ai beaucoup suivi le travail de Jeanne Favret-Saada, une ethnologue dont le travail est situé en Bretagne, où je vis et je travaille. Elle écrit sur les pratiques des sorcières en Bretagne.
C.F.D. : Non seulement les sorcières mais aussi les fantômes apparaissent souvent dans votre travail. Self Portrait Camouflage est hanté par le passé colonial, que ce soient les expositions coloniales ou le vol de la terre amérindienne. Vous venez d’évoquer les sorcières de dessin animé, et avec votre co-performeuse Sophiatou Kossoko vous paraissez dans Loredreamsong devant des micros, chacune dissimulée par un drap, comme des fantômes de dessin animé. C’est la même chose pour la conférence-performance Autoarchive (2013). Et dans La Part du rite, le gros tas de serviettes blanches ressemble par moments à une momie. Plus récemment, dans la performance Ghost Party 1 et le film Ghost Party 2 (2021), avec Manon de Boer, vous faites ressortir la présence fantomatique des influences artistiques ou intellectuelles — que ce soit Marguerite Duras ou Anne Carson — sur vos œuvres respectives. J’ai l’impression que ces fantômes représentent parfois un passé historique colonial de répression, parfois l’histoire généalogique de la danse. En outre, vos plus récentes œuvres semblent contenir les fantômes de vos œuvres précédentes, par exemple Écran somnambule paraît dans le film Persona (2021). Pouvez-vous parler de cette communauté considérable de fantômes ?
L.L. : Je ne suis pas la seule à penser qu’on est plusieurs dans ce corps. C’est ce que nous essayons de communiquer dans Ghost Party, ainsi que dans d’autres projets comme Adieu et merci. C’est une façon d’être habité par les autres.
C.F.D. : En effet, vous parlez beaucoup d’archives dans votre travail. D’ailleurs, depuis le début de cet entretien, vous avez tracé votre propre généalogie de mouvements chorégraphiques, de danseuses et de danseurs, d’auteurs et autrices qui vous accompagnent, qui vous habitent quand vous dansez, quand vous réfléchissez.
L.L. : Absolument. Le fantôme représente aussi une façon de laisser dans mon travail de la place à la question de l’inconscient. Il y a bien sûr des idées, des envies, des déclencheurs qui peuvent être de l’ordre du concept, mais ensuite c’est l’inconscient qui prend la place. Les arguments ou les vraies questions rassurent au départ parce qu’ils ont une forme de solidité théorique. Je n’attends cependant qu’une chose, c’est de descendre dans le fond sous-marin du travail et que l’inconscient remonte, surgisse. C’est à ce moment que commencent à se passer des choses qui me dépassent, qui m’échappent, que je n’attendais pas. La question du fantôme ou de la hantise est aussi à cet endroit-là, dans l’angle mort de ce qui est visible au départ d’un travail.
C.F.D. : Peut-on dire que le fantôme dans votre travail est plus bienveillant que menaçant ?
L.L. : Ça dépend. J’adore le court métrage magnifique de Buster Keaton où il habite une maison avec des fantômes à tous les étages. Le film devient vite complètement burlesque. J’aime jouer avec cette image du fantôme au premier degré, avec le drap et les apparitions surprises. Dans ce sens, c’est une véritable chorégraphie. Dans Loredreamsong, ça m’amusait beaucoup de matérialiser les fantômes presque comme les enfants : un drap, avec deux trous pour les yeux. Ensuite, la scénographie de Nadia, composée de rideaux, nous avait permis de jouer avec des apparitions. Et puis les draps des fantômes sont devenus une surface de projection pour l’imaginaire du public. Je savais très bien qu’on allait y voir les débats en France et ailleurs sur la burqa dans l’espace public, et c’était exactement le cas. Cette polysémie des figures m’intéresse : comment un fait réel, social, politique, historique, vient cogner l’image presque amusante ou drôle du fantôme.
Pour Ghost Party, avec Manon de Boer, la notion de la hantise était presque littérale. L’objet de ce travail était de laisser remonter en nous une généalogie de fantômes qui nous habitent, notamment des artistes, ainsi que bien d’autres personnes qui ne viennent pas du tout du champ de l’art, et de les incarner. Nous les avons incarnées à travers des objets plus que quotidiens : des vases. C’était presque littéral, mais ce que je trouve assez beau dans cette opération est que c’est à la fois assez léger, dans le sens qu’avec Manon de Boer nous avons joué comme des enfants à configurer des situations, et absolument réel. Quand je dis que je suis habitée par Pasolini, c’est vrai, c’est une réalité, c’est comme une sorte de dialogue intérieur.
C.F.D. : Je voudrais en venir maintenant à votre dernier spectacle, qui porte le titre provisoire Colors and Numbers. On vous décrit comme « franco-marocaine », ou d’origine marocaine. Même si on vous décrit comme « française », ce que vous êtes d’ailleurs, votre nom est « marqué » par les origines arabes et musulmanes. Votre fameux numéro dans Self Portrait Camouflage où vous vous étouffez en consommant le drapeau, qui semble être le tricolore français mais qui est en fait le drapeau hollandais, reflète les tensions contenues dans la nationalité française. Colors and Numbers (2023) va examiner l’« universalisme » français, la supposition que tout citoyen jouit de la même « liberté, égalité, fraternité ». Pouvez-vous parler du point de départ pour Colors and Numbers, et dire comment ce spectacle cherche à inclure les identités et les pratiques non normatives, qu’elles soient féministes, racisées, queer ou autres ?
L.L. : Par rapport à cette question franco-marocaine, je suis française parce que c’est une réalité, dans le sens où je suis née en France. Je ne me sens pas marocaine, juste parce que ce n’est pas une réalité. C’est un pays que j’ai vu très tard, à 10 ans, et après j’y suis allée quelques fois. Ce serait tout à fait étrange de me dire marocaine. Néanmoins, mes parents viennent du Maroc, la façon dont j’ai été élevée est marocaine, et la culture qui m’a été transmise est marocaine. Ces faits font partie de mon histoire, de ma biographie, de ma réalité sociale. Mes origines marocaines sont à travers ma filiation et à travers cette transmission.
On parlait du colonialisme. Mon papa est arrivé en France avec le tampon de la main-d’œuvre ouvrière française sur son passeport, parce que c’était encore l’époque où le Maroc n’était pas une colonie à proprement parler, mais l’était en réalité. C’était un « protectorat » de la France : on avait nommé les choses différemment parce que le roi marocain de l’époque avait été conciliant, comme il avait un certain nombre d’intérêts. Mais la situation était strictement la même : le Maroc était une colonie française.
Il se trouve que j’ai un époux et j’ai décidé très concrètement et volontairement de ne pas changer mon nom de famille. Pas par conviction féministe, parce que finalement mon patronyme est le nom d’un autre homme, mon père. Pour moi, c’était lié au fait que mon nom de famille venait du Maroc. Je me sens vraiment française mais évidemment, entre mon patronyme et mon phénotype, la question de mes origines marocaines est présente en permanence. D’ailleurs, elle n’est pas refoulée. Bien au contraire, j’en fais un véritable objet de travail et dans mon quotidien elle a des résonances diverses et variées.
La question coloniale est présente de manière plus ou moins explicite dans
mon travail. Dans Consul et Meshie, il y a un moment où on fait de la broderie : on brode selon la technique du nœud colonial. Le public est au courant, parce que parmi de nombreux accessoires de scène, nous avons une tablette et au moment de la broderie nous lançons un tutoriel qui nous enseigne le point colonial. Le public suit les explications grâce au son du tutoriel, qui est amplifié. Ce « nœud colonial » est bien sûr parlant.
Ma mère est assez présente dans mon travail. J’ai souvent utilisé l’accent que j’appelle « ma langue maternelle », parce que ma mère me parlait français avec un accent arabe, donc c’est réellement ma langue maternelle. Ce n’est pas du tout un effet de jouer avec cet accent, c’est juste que cette langue est si colorée en moi. Quand je l’ai utilisée dans certains projets, notamment dans Self Portrait Camouflage, c’était très clairement rattaché à l’histoire des colonies, et à comment la troisième ou quatrième génération est toujours renvoyée au point initial de l’immigration des parents, des grands-parents, des arrière-grands-parents. Homme ou femme, un citoyen presque français, pas encore tout à fait français, comme si on avait toujours besoin de prouver sa francitude. Je joue de ça en permanence dans mon travail, mais j’en rigole.
C.F.D. : En effet, l’humour figure de manière importante dans votre travail.
L.L. : Le régime de l’humour est tout le temps présent. Il y avait une autre raison pour créer Self Portrait Camouflage, c’est qu’au moment d’y travailler il y avait une situation politique en France très tendue, ce qu’on a appelé les « émeutes des banlieues ». En 2005, encore une fois, alors que deux enfants poursuivis par la police sont morts, ce qui a été absolument tragique, alors que c’étaient vraiment des problèmes avant tout sociaux, c’était très simple pour le gouvernement et les médias de les rabattre du côté communautaire. On a encore renvoyé ces enfants français à leurs origines et à cette légitimité sans arrêt remise en question sous différents vocables : l’intégration, l’immigration positive, enfin toute cette sémantique monstrueuse.
C.F.D. : Est-ce que ces spectres d’une certaine identité, qui sont projetés sur les arrière-petits-enfants des immigrés qui ne peuvent pas s’en débarrasser, représentent encore une signification des fantômes dans votre travail ?
L.L. : C’est tout à fait ça. Concernant Colors and Numbers, la question universaliste n’est pas au centre mais elle est parmi les propos qu’on a discutés avec Antonia Baehr. Antonia a passé beaucoup de temps en France, elle est presque franco-allemande. Nous sommes toutes les deux en faveur de ce que nous appelons le pluri-universalisme : nous sommes « pluriverselles ». Je bégaye peut-être un peu parce qu’on est au tout début du travail. Nous estimons que l’universalisme est une merveilleuse idée qui est très inclusive en théorie. Mais il n’actualise pas la vraie question de l’exclusivité, ni les questions normatives que j’ai déjà évoquées. Nous cherchons donc à inclure une dimension critique.
Une chose qui persiste dans mon travail est d’être vraiment dans le nœud du problème et à la fois de pouvoir en rire. Dans le travail pour le prochain spectacle avec Antonia Baehr, l’humour sera extrêmement présent. La stratégie de l’humour est pour moi très importante, d’abord parce qu’il fait partie de mon quotidien — il m’habite complètement — et ensuite parce que c’est une stratégie de survie. En outre, c’est un affect dans la dramaturgie du travail qui peut mobiliser des réactions chez les spectateurs, pour faire entendre des choses.
C.F.D. : Où pourrons-nous voir votre prochain spectacle ?
L.L. : La première aura lieu en octobre 2023 au Théâtre Hebell am Ufer, à Berlin, comme c’est le producteur principal. Ensuite nous serons au Théâtre national de Bretagne, à Rennes, puis nous allons voyager, par exemple à Bruxelles, et enfin on sera à l’édition 2024 du Festival d’automne. Nous n’irons malheureusement pas au Royaume-Uni. Je reçois énormément de sollicitations de la part d’étudiants et d’universitaires britanniques — je suis toujours surprise par leur connaissance approfondie de mes pièces —, mais mon travail n’y est pas du tout montré, ou très peu. Je suis venue une fois, au Freud Museum, avec Ghost Party 1.
C.F.D. : Pour Colors and Numbers, vous collaborez avec la performeuse Antonia Baehr, comme vous l’avez mentionné. Depuis une vingtaine d’années, vous travaillez avec la scénographe Nadia Lauro. Pouvez-vous parler du rôle de la collaboration dans votre œuvre ?
L.L. : Avec Nadia, c’est particulier parce qu’il s’agit d’une collaboration de longue date. Je pense que si on n’avait plus envie de travailler ensemble, on aurait la maturité de se le dire. Ce n’est pas une fidélité pour être fidèle, il y a vraiment des affinités électives et des rapports au travail sur le long terme qui sont très forts. Chez moi, il y a une appétence générale pour la collaboration parce qu’elle me déplace, parce qu’on est forcément confronté avec d’autres façons de faire. La collaboration crée un choc avec une autre façon de faire. Elle est très fertile pour moi comme façon de créer de l’altérité.
À chaque fois, la collaboration est arrivée de façon très singulière. Je ne fais pas un catalogue de personnalités avec qui j’aimerais travailler. Ce sont plutôt des affinités électives, des rencontres. Antonia Baehr connaissait mon travail bien plus que je ne connaissais le sien, et elle m’a tout simplement demandé si on pouvait faire quelque chose. Comme on n’avait jamais travaillé ensemble, on a commencé par un atelier et il s’est trouvé que l’expérience a été tout de suite absolument féconde. La longue collaboration et amitié avec l’universitaire Isabelle Launay, qui est plutôt théoricienne, est encore différente. Je lis beaucoup son travail en cours et, de la même façon, depuis Self Portrait, je sollicite souvent son regard à des moments différents de mon travail. À un moment, j’ai eu une commande pour une conférence — on avait demandé à plusieurs chorégraphes, dont Xavier Leroy et Mathilde Monnier, de répondre à une question très spécifique: « Comment pouvez-vous vous déplacer ? » Je me suis dit que ce serait intéressant de fabriquer quelque chose avec Isabelle, et nous avons fait La Part du rite ensemble. Avec Manon de Boer, on s’est rencontré dans un projet collectif et elle m’a invitée à faire une voix pour un de ses films. Ensuite a commencé une longue conversation qui a abouti à des projets comme Ghost Party 2 et Persona. J’ai fait aussi un projet avec un magnifique chorégraphe brésilien, Marcelo Evelin. Je savais qu’il regardait mon travail, et il m’a invitée pour un festival. Je lui ai dit que j’aimerais beaucoup qu’on essaie de faire quelque chose ensemble, donc cette fois-là c’était moi qui l’avais sollicité, après avoir vu plusieurs de ses pièces. J’avoue que le format duo domine dans mon travail.
C.F.D. : Vous décrivez vos spectacles comme « pièces » plutôt que performances, spectacles ou mises en scène.
L.L. : J’aime bien dire « pièces ». Il y a une sémantique ouverte, c’est un terme qui peut rattacher des formes très différentes. On parle aussi de pièces en art contemporain. Mais il y a aussi les « pièces de théâtre ». Quand il s’agit du travail que je fais avec Manon de Boer, cela me va très bien de l’appeler « pièce » au sens théâtral.
C.F.D. : Pour une revue de théâtre, je pense que c’est une jolie manière de boucler notre conversation.
Notes
[1] Voir Alexandra Baudelot (dir.), Grimaces du réel. Latifa Laâbissi, Dijon, Les Presses du réel, 2015, en particulier Isabelle Launay, « Gestes tordus, gestes toxiques, gestes revenants sous le signe des grimaces de la Vénus hottentote, de Jane Avril et de Joséphine Baker », p. 34-72, p. 45.
[2] Entretien avec Latifa Laâbissi, par Rémi Baert, Unidivers.fr, janvier 2017, https://www.unidivers.fr/latifa-laabissi-entreitien-self-portrait-camouflage/
[3] Dénètem Touam Bona, « Vanishing lines of running away: “lyannaj” or the spirit of the forest », Multitudes, vol. 70, no 1, 2018, p. 177-185.
[4] Voir « Extension du domaine de la danse », entretien avec Bintou Dembélé, réalisé par Christian Biet, Simon Hatab et Marine Roussillon, Théâtre/Public, n° 236, septembre 2020, p. 4-18.
[5] Caroline Davies, « Women executed 300 years ago as witches in Scotland set to receive pardons », The Guardian, 19 décembre 2021, www.theguardian.com/uk-news/2021/dec/19/executed-witchesscotland-pardonswitchcraft-act
Pour citer cet article
Clare Finburgh Delijani, « « J’ai besoin de faire feu de tout bois » », Théâtre/Public numéro 249 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp249-jai-besoin-de-faire-feu-de-tout-bois/