En dialogue ou en parallèle à ses importantes mises en scène[1], Françoise Bloch œuvre comme pédagogue. Dans ce cadre, elle a mis au point depuis plusieurs années un processus de travail autour de copies-reprises d’extraits de films de Raymond Depardon[2]. Pour en avoir vu, dans différentes écoles, plusieurs présentations, j’ai pu mesurer l’ampleur de ce qu’il permet et la profondeur de ce qu’il indique. D’où le désir de revenir, ici, sur cet « exercice », ses présupposés, ses enjeux et ses acquis – l’espace de tension entre étude et reproduction, « imitation » et « appropriation » qu’il ouvre pour l’interprète.
OLIVIER NEVEUX : D’où vient l’idée de travailler sur les films de Raymond Depardon et d’en faire un matériau pédagogique ?
FRANÇOISE BLOCH : Je suis prof à l’Ésact [École supérieure d’acteurs, Liège], une école qui attache beaucoup d’importance aux liens entre le réel et la pratique du jeu. Il y avait dans cette école, en première année, un travail d’observation de la réalité que l’on appelle « études stanislavskiennes ». Cela donnait des résultats qui n’étaient pas inintéressants ; mais il me semblait qu’on n’allait pas au bout du projet, que l’on n’avait pas vraiment d’outils pédagogiques, que le jeu restait assez grossier. Par exemple, je trouvais que pour les personnages dits du peuple ou, au contraire, de classes très élevées, il y avait souvent une forme de léger surplomb, de légère caricature ou d’ironie. On avait un problème de position face la réalité. Par ailleurs, quand les élèves avaient un personnage à jouer, ils allaient voir tel film et tel film, ils apportaient des tableaux, etc. Je n’ai évidemment rien contre ça, c’est très bien, mais la quantité de recherche et de curiosité pour un réel déjà transposé artistiquement se révélait infiniment plus important que le désir et la curiosité pour le monde qui était là autour d’eux. Cela conduit, bien souvent, à une confusion entre les images, les reproductions organisées du réel, et le réel lui-même. Il y avait le désir d’être fascinés par quelque chose (une œuvre d’art, un acteur ou une actrice, etc.), quand on n’était pas seulement intéressé par son moi…
O.N. : Le moi de l’élève ?
F.B. : Le moi de l’élève. Tout simple, à nu, attendant d’être « révélé » par le regard de l’autre, metteuse en scène ou spectateur. Bref, le goût pour faire récit de choses observées ne me semblait pas terrible. C’est dans ce contexte qu’est née l’idée de travailler sur Depardon. Je l’ai choisi parce que justement j’aime sa position de retrait par rapport à ce qu’il filme et elle me semblait pleine d’enseignements pour ce que j’allais demander aux acteurs, c’est-à-dire de trouver une position humble par rapport aux personnes observées. Ce sont aussi des films qui ont peu de montage et une vocation politique. En ce qui concerne les films « de justice », il y a diverses interviews de Depardon où il explique le soin apporté aux places de la caméra afin que ce qui est observé soit le rapport entre le prévenu et la justice. Et donc, forcément, comme dans toute l’œuvre de Depardon, l’institution : comment elle met en scène son pouvoir. J’ai donc fait un essai avec un groupe, en 2006, j’avais prudemment partagé la journée de travail en lectures de pièces contemporaines et des essais de travail sur des documentaires de Depardon. Et j’ai lancé un premier mini-atelier : on avait trois scènes de Délits flagrants et trois séquences de 10e chambre. Je souhaitais une étude minutieuse de chaque mouvement, de chaque inflexion vocale, de chaque silence, de chaque hésitation, avec un système de notation drastique pour essayer que tout soit imité.
O.N. : L’élève fait ce travail de notation ?
F.B. : Oui, si possible à la main. Je donnais quelques exemples de possibilités pour marquer un silence, un silence plus long, un silence très long, la voix qui part dans les aigus. Je demandais toujours, par exemple, de repérer l’endroit le plus aigu de toute la séquence ainsi que l’endroit le plus grave, pour prendre conscience du champ vocal dans lequel la personne naviguait. Il y a donc les questions de rythme, de hauteur de voix et d’accentuation. C’est un langage qui parfois n’est pas du tout policé, c’est bien ça son intérêt, les accentuations se font à divers endroits. L’étude de tout ça, c’est-à-dire des hésitations, des blancs, des changements de rythme — accélération brusque ou ralentissement par exemple —, les accentuations, etc., peuvent, si on en met certains en lumière, tisser un récit parallèle, peut-être plus singulier, plus large, que si on « jouait la scène » dans sa fluidité. Mon objectif n’a jamais été que l’élève « joue la scène » dans un registre réaliste, mais plutôt qu’il rende compte de son étude, ce n’est parfois pas simple à comprendre. Et donc ce premier exercice s’est révélé concluant. J’étais enthousiaste du type de théâtre que ça fabriquait. L’année suivante, j’ai pris un groupe et nous n’avons fait que cela, pendant deux mois.
O.N. : Sur les mêmes films ?
F.B. : Oui, sur les mêmes films.
O.N. : Et tu arrives avec des propositions de scènes ?
F.B. : Non, moi j’arrive avec les films, et chacun, après visionnement, donne trois choix de « rôles », classés un, deux, trois : j’aime, j’aime bien, j’aime un peu. Et puis on commence par faire des essais avec une mini-séquence : une phrase ou deux, pour voir si le travail va être facile ou fastidieux. On fait des essais et si au bout des trois « rôles » choisis il n’y a toujours pas d’évidence, on continue les essais, etc., puis on fait une distribution. Tout le monde n’est pas toujours servi avec son premier choix parce qu’il faut organiser les groupes. Au début, j’avais aussi amené des extraits d’Urgences, sur les urgences psychiatriques, mais je l’ai écarté parce que je trouvais les personnes filmées déjà théâtrales, et quand on travaille de tels registres, comme il n’y a aucun déficit de théâtralité, on n’est pas obligé de réfléchir au passage à la scène. Mon projet est d’affiner la perception des étudiants : il y a dans la réalité des choses qui ont l’air de rien du tout et qui si on les regarde finement se révèlent incroyables… Évidemment, tout le monde se retourne sur un fou ou sur quelqu’un qui parle tout seul, ça il n’y a pas de problème, mais l’élève doit se retourner sur d’autres choses que ce qui fait déjà théâtre dans la vie. Et quand on regarde à la loupe quelque chose qui apparemment n’a rien de particulier, mais qui pour des raisons obscures nous attire quand même, quand on s’attarde, on finit par percevoir à quel point c’est singulier. Ça fait partie de mes motivations ; je trouvais la réalité plus riche dans ses formes que ce qu’en faisaient les acteurs. On peut, par exemple, comparer l’organisation des silences au théâtre avec celle qui prévaut dans la vie ; on essaie d’aller vite au théâtre, mais est-ce que c’est obligatoire ? Est-ce qu’il n’y a qu’aller vite pour créer de l’attention ? Ou de la tension dramatique ? Les étudiants entendent bien ça, quand on écoute, par exemple, la voix de la juge de 10e chambre, elle est fumeuse mais elle a une voix très claire par moments, et elle se balade dans un champ vocal très large, c’est un espace vocal très intéressant pour une actrice et si l’on en respecte les surprenantes variations, les contrastes, on crée de la tension dramatique.
O.N. : On peut dire deux mots du protocole ? Du premier protocole puis de ses évolutions ? L’organisation du travail, les contraintes que vous vous donnez…
F.B. : Au début, j’explique le projet et j’indique qu’il va y avoir une partie particulièrement fastidieuse. Parce que tout le travail d’étude se fait, individuellement, avec des écouteurs, face à un ordinateur ou une télé, et ils recopient, ils imitent, ils essayent, c’est extrêmement fastidieux.
O.N. : Et cette partie a-t-elle un temps fixe ?
F.B. : Non, c’est variable selon les élèves.
O.N. : Combien de temps cela peut-il durer ?
F.B. : Je travaille sur des séquences de films microscopiquement petites : je commence par une phrase, puis deux. À un moment, une phrase après l’autre, on arrive à un petit bout de scène, il commence à y avoir comme une conduite de pensée, et sur ce petit bout-là on peut enfin se dégager de l’étude minutieuse. Parfois, quand la personne rencontre des difficultés, on est obligé de passer au jeu avec, disons, un travail moins précis. Mais parfois ce travail de grande précision provoque des espèces de révélations — je ne sais pas comment dire ça —, des déplacements au niveau du biorythme, des découvertes vocales chez certains élèves qui sont remarquables. Mais il ne faut pas se mentir : il y a des élèves qui ont aussi un autre désir de théâtre et alors ça ne produit rien.
O.N. : Donc une première étude minutieuse, phrase à phrase, aux écouteurs…
F.B. : Oui, précédé évidemment par le choix de la distribution qui prend en général trois jours, sauf si on hésite encore. Et cette petite traversée — ce sont des micro-essais, chaque fois sur une phrase de telle ou telle personne — permet aussi à l’élève de repérer là où c’est facile ou plus ardu… C’est un espace pédagogique, on perçoit si avec une petite indication la personne se déplace ou ne se déplace pas. Après ça, chacun part tout seul à l’ordinateur avec sa phrase. En général, ce sont des scènes à deux, qu’il s’agisse du tribunal ou de scènes entre un substitut du procureur de la République et un prévenu capturé en flagrant délit : chacun travaille sa petite phrase, sa petite réponse, le fait plusieurs fois, puis ils se voient à deux, sans moi, ils essaient de communiquer, et puis ils viennent montrer — et au début tout le monde regarde tout. L’objectif, au moment où ils et elles viennent montrer, est uniquement que quelque chose se passe entre eux, ici et maintenant au plateau, forts de ce qu’ils et elles ont « étudié ».
O.N. : Mais pour bien comprendre : l’idée, c’est qu’ils soient dans une imitation parfaite ?
F.B. : La consigne que je donne au début, c’est : imitation parfaite, appropriation parfaite. Il y a là une tension, c’est de l’ordre de l’impossible, et à l’intérieur de cette tension-là chaque élève navigue. Par exemple, la juge commence souvent les scènes et c’est un travail pédagogique que je trouve remarquable : avec quoi entre-t-elle ? Elle entre avec sa voix. Sa première entrée, c’est : « Vous êtes devant moi pour avoir, le 31 décembre… » Comment fait-on exister cela ? J’admire beaucoup Michèle Bernard-Requin[3], je l’ai toujours admirée, c’est une très bonne juge, elle adoucit et elle reprend, c’est un personnage très riche. Il faut trouver comment rendre son pouvoir. Il lui est donné par les autres personnes du tribunal et par le prévenu, mais c’est un pouvoir « de fait », il n’y a aucun effort à fournir. Pour des jeunes gens, ce n’est pas d’une totale évidence. L’imitation stricto sensu est une première étape, après viennent d’autres questions : quels sont les moments que l’on désire plus particulièrement mettre en lumière ? Et qu’est-ce qu’on peut faire pour y parvenir ? On peut accélérer, changer un peu les directions, essayer d’immobiliser une partie du corps pour en faire vivre seulement une autre.
O.N. : Et il y a donc un écart qui se crée par rapport à la matière originelle ?
F.B. : In fine, oui, un écart. Dans la dernière partie du travail, pour tout le monde, ce dont on se préoccupe, c’est vraiment : qu’est-ce qu’on veut mettre en lumière ? Dans le travail que tu as vu à Strasbourg[4], cela commençait par la distance entre la barre du prévenu et l’espace du tribunal, et on avait exagéré le vide qu’il y avait entre les deux.
O.N. : Avec quelle finalité ?
F.B. : Pour deux choses : d’abord dans une finalité pédagogique, qui est que communiquer dans un registre de jeu qui n’est quand même pas très expressif est plus compliqué à grande distance que de communiquer si on est à deux mètres. De fait, l’isolement et la solitude que cela produit sur le prévenu (la juge est entourée de ses assesseurs) aide à transposer le fait que ces gens sont alors comme des poissons hors de l’eau, ils arrivent dans un endroit impressionnant, de pleine solitude. Et puis on voit mieux, je trouve qu’on voit mieux tout. Cela oblige à être précis. On n’est pas dans un espace réel. Après ça, on commence à décaler la partition, et c’est un peu à l’instinct de l’étudiant et à mon instinct, je dis : là, ce serait bien qu’au moment où il y a une toute petite hésitation, un redoublement de consonnes, tu en fasses trois ou quatre à la place d’un seul, proche d’un bégaiement, on exagère légèrement. Il y a un trou d’hésitation : qu’est-ce que cela donne si au lieu qu’il dure une seconde il en dure deux ? Qu’est-ce que ça produit chez le spectateur ? Parce que quand on crée des micro-silences le type d’attention change.
O.N. : Il s’agit d’accroître quelque chose qui existe déjà ?
F.B. : Oui, c’est de l’ordre de l’accroissement plutôt que de la pure création. Et il s’agit souvent de rendre le jeu moins fluide, de créer des micro-silences, des micro-suspens qui aiguisent le regard du spectateur en même temps qu’ils déréalisent légèrement le jeu.
O.N. : Avec, donc, le projet de travailler sur la visibilité, ou plutôt sur un autre type de visibilité que celle du cinéma et celle d’un certain théâtre d’observation ?
F.B. : Oui, il s’agit de survisibiliser par exemple la fragilité, de survisibiliser la ruse ou la sortie de cadre. Ce sont des gens qui parfois sortent du cadre dicté par le tribunal, alors qu’il est pourtant très rigide. J’ai cet amour des êtres qui sortent des cadres. Donc on survisibilise les microscopiques prises de liberté, à l’intérieur de cette situation extrêmement contraignante, on survisibilise par où l’humain s’exprime beaucoup plus que dans les réponses formulées. Par exemple, la question du mensonge : le mensonge est permanent dans ce genre de situation, comment le prévenu organise-t-il le mensonge, et comment organise-t-il son récit même s’il n’est pas mensonger, etc. ? Avec quelle part de ruse ? Quel calcul ?
O.N. : Ce travail est-il déduit de ce que vous voyez ou relève-t-il de l’interprétation ? Comment regardez-vous le matériau de départ avec ce qui le compose, le cadre, le hors champ, les focales ?
F.B. : Dans 10e chambre, il y a des gros plans qui mettent parfois en valeur un pincement de la bouche, par exemple. Et ça, le pincement de la bouche, il est dans le récit de Depardon. Il faut donc essayer que ce pincement se retrouve : comment est-ce qu’on va faire ? Qu’est-ce qu’on a comme outils pour que ce pincement de bouche, ce froncement de sourcils… en gros plan se retrouve au théâtre ? Comment fait-on ? C’est humble, il n’y a pas de projet dramaturgique, à part celui que nous portons l’élève et moi.
O.N. : Tu disais tout à l’heure que la question est de dépasser le seul discours, la seule rhétorique, qu’il y a de la ruse derrière, il y a du mensonge : qu’en est-il des postures du corps ? Les exemples que tu as pris jusqu’ici sont principalement des exemples d’accentuation, de niveaux vocaux : est-ce qu’il en va de la même façon pour le corps ? Est-ce que le travail de décryptage de l’élève est aussi absolument respectueux de « la main se lève » à tel moment, etc. ?
F.B. : Oui, dans un premier temps, totalement. Ensuite, on travaille sur des décalages. Pour mettre en valeur un geste par exemple, l’usage d’un léger ralenti peut être très utile, ou le fait de décrocher, par un micro-temps, le geste de la parole s’il y était accroché, ou de travailler sur une certaine fixité du reste du corps, pour que seul le geste soit mis en lumière. Dans Délits flagrants, il y a une table entre le ou la prévenu(e) et le ou la substitut du procureur de la République, et certains mouvements de mains sur la table sont particulièrement intéressants. Si tous les mouvements du corps sont pris dans le flux du suivi de la situation, on ne voit plus rien. Et d’autre part ça devient une sorte de théâtre naturaliste qui ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est un endroit de travail qui est à la fois épique et troublant car il se passe, quand c’est réussi, « ici et maintenant ».
O.N. : Qu’est-ce qu’il y a d’épique ? La fabrication de gestus ?
F.B. : Dans les bons cas, ça fabrique effectivement des gestus. Mais ce qu’il y a d’épique, c’est que l’acteur a pour tâche d’osciller entre la prise en charge intérieure et un comportement de montreur de marionnettes. Il doit apparaître de temps en temps, on doit voir la décision qu’il prend de « faire la lumière sur », sans exagérer, sans adopter une position de surplomb. On doit de temps en temps le voir « au travail ». Cet espace de jeu, c’est celui qui m’intéresse le plus, celui où l’élève peut à la fois « être » et indiquer qu’il conduit quelque chose. Cela nécessite de postuler que l’autre que « j’imite », que j’observe, m’est et demeure étranger. Je ne dois pas considérer que je le connais bien, même si j’en ai l’impression. C’est une demande que je fais au début, qui a des implications plus larges que le travail lui-même : l’autre m’est étranger. Et ensuite je peux aller mettre mes pieds dans les pieds, mes bras dans les bras, etc., et voir ce qui se passe. Mais si le point de départ, c’est « je connais bien ça », ou « j’ai un voisin qui lui ressemble »…, etc., alors c’est cuit.
O.N. : L’étrangeté ou l’étrangèreté de l’autre ne doit pas se combler.
F.B. : Jamais. En tout cas, c’est mon but qu’elle ne se comble pas, qu’il y ait de l’écart. Que ça reste un masque. Et que de temps en temps des choses apparaissent comme des gestus. Mais avec la moitié des élèves, cet aspect-là du travail rate. Car c’est trop éloigné d’eux, trop en contradiction avec leur projet du moment sur le jeu.
O.N. : Ce que je trouve intéressant et que je n’avais pas perçu à ce point-là, c’est que cela fait de l’acteur ou de l’actrice le monteur ou la monteuse de l’image, puisque c’est un masque et qu’il met en valeur telle ou telle chose, et cela en fait aussi le ou la dramaturge de son propre personnage.
F.B. : Oui, le co-dramaturge, puisque moi j’interviens aussi dedans. Mais ce n’est pas du goût de tout le monde ça, il y a des gens qui n’ont pas de plaisir à ça. Mais parfois aussi c’est gai.
O.N. : Il y a une chose qui m’a frappé dans les exercices autour de Depardon que j’ai vus et qui me fait penser à ton travail de metteuse en scène, c’est le grand calme de tout le monde. Je trouve que tu disposes de plateaux calmes, avec des moments de drôlerie, de farce, de tension, mais tout cela reste très calme, y compris dans l’emballement. Est-ce que c’est un principe de travail ? Et si oui, est-ce que ça a à voir de près ou de loin avec Depardon ?
F.B. : Ça a commencé, effectivement, avec ce travail sur Depardon. Le calme est indispensable, je trouve, dans l’entame aussi pour ne pas partir d’une position de domination ou d’une énergie qui brusquement amène tous les regards à soi. Comment est-ce que j’obtiens ce calme ? En répétition, ça ne commence jamais, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de « bon allez on y va », il n’y a pas de « lumière, et on fait » : ça commence quand ça commence. Les débuts sont toujours hasardeux, on a l’air d’être encore en train de parler du travail et en fait ça a déjà commencé. On répète comme ça. Et c’est très différent que d’avoir des répétitions où on dit « tout le monde est prêt ? » ou « allez c’est parti ». Je travaille, moi, toujours dans des espaces très flous entre la réalité du travail en cours et la fiction qui en est l’objet.
O.N. : Y compris sur le Depardon ?
F.B. : Pour le travail sur Depardon : la juge est là, le prévenu arrive, et la juge démarre quand il lui semble qu’elle doit démarrer. Ce n’est jamais la technique, jamais la lumière, qui provoque le point de départ, ni chez Depardon, ni dans mes spectacles.
O.N. : Mais quand tu dis que le calme vient de Depardon pour toi : pourquoi ? Tu saurais le dire ?
F.B. : Parce que ce n’était pas possible de conduire le travail que je voulais conduire sans ce calme. Parce que l’acteur qui va jouer un prévenu super nerveux ne peut pas lui-même être nerveux. Sinon le montreur de marionnettes disparaît derrière cette nervosité globale. Et pour la juge, son autorité est de fait, elle n’est pas à gagner, s’il n’y a pas ce calme ce n’est simplement pas du tout possible, pas du tout crédible. Quand on faisait parfois avec Délits flagrants des successions de scènes, j’attachais beaucoup d’importance à comment on allait s’assoir à cette table et que ce soit calme, que personne ne coure, qu’il n’y ait pas de cris avant. L’ambiance est non sacrée mais concentrée. Elle est concentrée mais elle tient compte des spectateurs. Si par exemple il manque des chaises, un acteur doit être capable d’aller chercher une ou deux chaises, de les rajouter, etc. et puis de jouer. On est dans un espace poreux : l’espace de travail ou de spectacle (celui du montreur de marionnettes) doit exister au même titre que celui de la fiction.
O.N. : Ça t’a appris des choses sur le jeu de l’acteur ? Au-delà de ce que ça leur apprend à elles et eux ?
F.B. : Oui. D’abord cela m’a rendu consciente de l’infinie diversité des positionnements de l’acteur par rapport au jeu. Ce travail demande, par exemple, de « se déplacer » vers l’autre, pas seulement vers sa pensée ou sa psychologie, vers le corps de l’autre. Pour certains, ce chemin est celui d’une prise de liberté ou d’une découverte incroyable qui leur donne de la force et pour d’autres, celui d’une violence faite à leur identité. Entre ces deux extrêmes, toutes sortes de positionnement existent qui manifestent un rapport au jeu et au théâtre différent. Par ailleurs, dans ce travail, on n’est pas du tout en train de se poser la question d’une quelconque psychologie de quoi que ce soit. Le point de départ se fait par l’extérieur, puisqu’on imite des comportements physiques et vocaux. Cela m’a aussi appris qu’il faut avoir une intelligence fine pour développer un point de vue sans surplomber.
O.N. : Et Depardon, vous le re-regardez ou au bout d’un moment le film disparaît ?
F.B. : Parfois je reviens sur les endroits où je trouve que ça manque de précision ou de détails, ça arrive que je revienne dessus mais il y a quand même un moment… sur la fin ça doit disparaître. Dès qu’on a entamé le travail de décalage, il ne faut pas revenir sur le film, parce que ça re-perturbe.
O.N. : Et il a déjà vu le travail, Depardon ?
F.B. : Jamais. J’ai essayé d’avoir les droits pour un spectacle… mais non, jamais. Ce n’est pas grave.
O.N. : Et tu penses que ce type de travail d’acteur ou d’actrice aide à jouer des personnages « fictionnels » ?
F.B. : Je le crois tout à fait. Je crois que pour ceux à qui ça convient, c’est une démarche tout à fait possible. Je fais également, au cours du travail, de la promotion pour l’utilisation de films documentaires dans le travail d’acteur sur des personnages fictionnels : je donne des listes de films qui me semblent être des bons films pour les acteurs. Depuis le début, j’essaye de dire : intéressez-vous au cinéma documentaire, il y a une mine d’or pour les acteurs là-dedans. Et j’essaye qu’ils fassent bien la différence entre des trucs télévisuels sur-montés, comme Strip-tease par exemple, qui pour moi n’est pas une matière pour l’acteur, puisque théâtralisée à l’excès tant par le montage que par le rapport des réalisateurs et réalisatrices aux personnes filmées, et d’autres films qui peuvent être de magnifiques sources pour le jeu.
Notes
[1] Voir Olivier Neveux « Savoirs critiques. Les théâtres documentaires de Bloch, Djaferi, Rosenstein », Théâtre/Public, n° 245, « Mouvements de la scène actuelle », octobre-décembre 2022, p. 32-41.
[2] « Le travail a pour objectif l’étude du réel et l’affinement de la perception des comportements humains (vocaux, physiques et psychiques). Il s’agit, dans un premier temps, d’observer minutieusement une séquence extraite d’un film documentaire et de mener aussi loin que possible un travail d’imitation scrupuleuse de la personne observée : ses mouvements de voix, son timbre, ses gestes, son rythme, sa respiration. Puis, avec des outils théâtraux minimaux de mettre en valeur certains éléments ou enjeux. » Françoise Bloch : www.tns.fr/node/24032
[3] Michèle Bernard-Requin (1943-2019), avocate puis magistrate, est une des substituts du procureur de la République dans Délits flagrants (1994) et est la juge de la 10e chambre du tribunal correctionnel de Paris dans 10e chambre, instants d’audience (2004).
[4] Françoise Bloch a aussi mené des ateliers « Depardon » à l’école du Théâtre national de Strasbourg.
Pour citer cet article
Olivier Neveux, « « L’autre m’est étranger » », Théâtre/Public, N° 249 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp249-lautre-mest-etranger/