numéro 249

N°249

L’espace multiple, augmenter les possibles du présent

Par Laetitia Delafontaine, Grégory Niel

Ce texte aborde l’espace et le lieu comme expérience de reconstitution et de feuilletages, et ses relations avec les questions de reenactment, en s'appuyant sur deux installations dans lesquelles les modes opératoires sont différents et mettent en jeu ces formes d’expérience ; la première, Rosemary’s Place, proposait d’entrer physiquement dans la reconstitution en trois dimensions d’un espace fictionnel cinématographique, celui d’un appartement ; la seconde, Wetland, de faire l’expérience d’une réalité alternative de la ville d’Ivry-sur-Seine.

La question de l’espace, du lieu et de sa représentation est centrale dans notre recherche artistique. Nous envisageons le lieu comme l’expression d’une réalité multiple, comme un feuilletage de possibles ou de fictions, pouvant impliquer, superposer des temporalités différentes. Cette superposition de dimensions temporelles, parallèles ou fictionnelles est une façon de mettre le visiteur en situation, en état perceptif de problématiques ou de questionnements posés. Nous élaborons des propositions, des installations artistiques afin d’éprouver et de percevoir ces dimensions particulières. Nous aborderons donc dans ce texte l’espace et le lieu comme expérience de reconstitution et de feuilletages, et ses relations avec les questions de reenactment. Nous nous appuierons sur deux installations dans lesquelles les modes opératoires sont différents et mettent en jeu ces formes d’expérience ; la première, Rosemary’s Place, proposait d’entrer physiquement dans la reconstitution en trois dimensions d’un espace fictionnel cinématographique, celui d’un appartement ; la seconde, Wetland, de faire l’expérience d’une réalité alternative de la ville d’Ivry-sur-Seine. Deux rapports à l’espace reconstitué, deux façons de mettre en jeu le corps du visiteur et lui faire rejouer les réalités déployées.

rosemary’s place, une approche architecturale et abstraite des questions de reconstitution

Rosemary’s Place est une installation qui se présentait comme la reconstitution spatiale en trois dimensions de l’appartement de Rosemary et Guy tel qu’il apparaît dans le film Rosemary’s Baby (1968), de Roman Polanski, mise sous vidéosurveillance. Cette installation proposait d’entrer physiquement dans l’espace de la fiction cinématographique sous la forme d’une architecture monobloc filmée en temps réel[1].

Dans cette installation, nous nous sommes intéressés à ce que pouvait être l’espace de ce film, c’est-à-dire l’espace constitué à travers l’enchaînement des plans cinématographiques. Rosemary’s Baby est un film d’horreur où l’action se déroule en huis clos, dans un espace domestique et familier, l’appartement. L’espace décrit est bien celui d’un appartement classique, représentatif de la classe moyenne new-yorkaise de la fin des années 1960, mais son traitement cinématographique le transforme en labyrinthe. Modifiant les dimensions des décors de l’appartement d’un plan à l’autre et choisissant de cadrer ses plans par des encadrements de portes, le réalisateur s’était appuyé sur ce jeu de faux-raccord spatial afin de contribuer à la désorientation du spectateur. Les plans étant souvent filmés d’une pièce vers l’autre, formant des couples d’espaces, ils recomposaient des axes et des couloirs qui augmentaient le trouble du spectateur. Cette mise en scène de l’espace et dans l’espace participait à l’ambiguïté : les expériences surnaturelles de Rosemary pourraient n’être qu’un pur produit de son imagination, et non le résultat d’un complot satanique pour la faire enfanter du fils du diable. L’appartement devenait le personnage principal du film, comme le précisait son réalisateur. C’est donc un espace aux perspectives impossibles, un espace inconstructible et incohérent, un espace de l’angoisse et de l’horreur, un espace halluciné que nous projetions de reconstituer[2]. L’installation Rosemary’s Place proposait donc d’entrer physiquement dans l’espace d’une fiction alors même que celui-ci avait été filmé de telle sorte qu’il se présente comme un espace hétérogène et non reconstituable. Ce qui posait des questions sur les relations entre le réel et sa représentation, de l’espace cinématographique à l’espace construit[3]. Qu’est-ce que l’espace d’un film ? Quelle est la nature de cet espace construit ? Comment reconstituer cet appartement ?

Cette reconstitution n’avait rien d’un parc à thème reprenant tous les indices décoratifs d’un lieu. Il ne ressemblait en rien à l’appartement du film qui, lui, reprenait avec soin la reconstitution des intérieurs américains au plus proche de la way of life des États-Unis de la fin des années 1960 afin d’apporter une proximité palpable avec les spectateurs et augmenter ainsi leur sentiment de peur. Il faut rappeler qu’à la sortie du film, en 1968, en pleine guerre du Vietnam, Polanski est l’un des premiers réalisateurs, avec Romero, à situer le film d’horreur au cœur du home sweet home américain, « l’Amérique devenant le terreau d’un mal qui provenait de ses entrailles »[4]. En effet, de l’appartement du film, il ne restait que sa structuration spatiale, l’enchaînement de ses espaces, son plan. Une analyse précise des plans cinématographiques par recoupements des cadrages et forçage des impossibilités du décor a permis de définir la version la plus probable de cet espace : un appartement articulé sur un axe symétrique, le couloir principal, sur lequel s’accrochaient de part et d’autre respectivement deux pièces elles-mêmes reliées par un passage parallèle au couloir principal. Constitué comme un monobloc architectural de 90 mètres carrés, il avait été vidé de ses objets, de la décoration de ses murs, ses ouvertures avaient été obturées. Il était devenu un espace uniformisé et neutralisé, murs, planchers et plafonds construits en cimaises et lissés par la couleur blanche. Il était en quelque sorte la transposition architecturale littérale d’une modélisation virtuelle générique, abstraite, semblable à celles que produisent les logiciels de simulation 3D utilisés en architecture. Il s’agissait d’offrir aux visiteurs l’expérience de l’espace en tant que tel, l’espace halluciné par Rosemary, un espace « mental ». Être dans un espace qui lui-même est une fiction.

Dans cette construction architecturale, un dispositif lumineux constitué de néons de qualité lumière du jour (équilibrée pour le cinéma et dont l’intensité se rapproche d’un ciel en plein jour) éclairait les pièces où se trouvait Rosemary suivant la temporalité du film. Le visiteur qui expérimentait cet espace se trouvait donc immergé dans un lieu uniformément et intensément blanc dans lequel les néons s’allumaient et s’éteignaient alternativement selon les trajets de Rosemary dans le film, les pièces dans lesquelles elle se trouvait… La temporalité des événements à l’intérieur de la structure était ainsi réglée sur celle de la fiction cinématographique. L’espace était habité par le fantôme du personnage de Rosemary comme si la lumière laissait dans l’espace réel la trace de sa destination cinématographique. L’espace se trouvait ainsi activé par le corps de Rosemary dans le film. Le film continuait à se dérouler dans sa reconstitution spatiale. Enfin, les différentiels de lumière produisaient un effet de brouillard ou de brume purement optique dans l’espace qui induisait des variations dans l’expérience même du lieu, tantôt creusé, tantôt approfondi… Le visiteur se retrouvait donc physiquement à éprouver l’espace imaginé/halluciné par Rosemary, une interprétation (une version) possible de cet espace, mais aussi à être physiquement dans les pas de Rosemary, et donc dans la temporalité même de la fiction cinématographique. C’était pour nous une façon d’expérimenter la question de la réalité virtuelle sans matériel technologique spécifique.

Pour ceux qui avaient vu le film, l’installation faisait appel aux souvenirs, et la dimension référente et mémorielle qui reste du sentiment d’horreur ou d’angoisse de cette fiction se superposait à l’expérimentation de l’espace. Pour les autres, ils se trouvaient plongés dans une expérience particulière de l’espace, un espace connecté, habité par un autre, un espace mental. De fait, il ne restait aucun référent iconographique direct dans l’installation, si ce n’est le carton d’invitation où l’on découvrait une vue satellite du Bramford[5] dans lequel se situait l’appartement de Rosemary et Guy, sur laquelle était inscrite en rose bonbon le titre de l’installation reprenant le principe de la dernière vue du générique du film. Seul lien direct avec la trame scénaristique du film, une publication mise à la disposition des visiteurs, Rosemary Place[6], offrait une relecture du film décomposée en deux textes distincts, Rosemary et Place. Rosemary, écrit à la première personne, décrivait les mouvements et actions de Rosemary dans le film, scène après scène, créant à la fois une forme de distanciation et d’enveloppement du sujet, un envahissement de l’intimité de Rosemary qui semblait objectivée dans l’énonciation même de ses propres parcours. Place présentait une description des pièces suivant leur apparition chronologique dans le film, avec insertion répétée des objets selon leur utilisation et leur évolution dans le film. Dans les deux cas, il s’agissait de réduire le développement scénaristique à ses aspects rigoureusement spatiaux.

À ce dispositif immersif d’architecture se superposait un dispositif de vidéosurveillance. Une quinzaine de webcams avaient été placées dans les murs, de façon invisible, uniquement repérables par un trou, tel un œilleton ou judas dans la cimaise. Situées sur les axes majeurs des prises de vues du film, ces webcams en réseau étaient pilotées par un logiciel de surveillance qui diffusait à l’extérieur de la structure une double projection. Projection de gauche, les points de vue du lieu en boucle (selon un balayage de proche en proche, suivant la logique d’une surveillance régulière). Projection de droite, diffusion des webcams suivant le plan de montage du film Rosemary’s Baby, sachant que seuls les plans où Rosemary est présente dans l’appartement et se trouve dans le champ avaient été retenus. Ces images étaient diffusées en fonction de la durée de chaque plan correspondant dans la fiction cinématographique et de leur enchaînement, respectant ainsi la trame structurelle et temporelle de la succession des plans de Rosemary dans le film. Ces captations étaient donc synchronisées avec le dispositif d’éclairage par néons. La vidéo qui en résultait durait une cinquantaine de minutes, soit une durée légèrement inférieure à celle du film, puisqu’elle décomptait toutes les scènes ou Rosemary était absente de l’appartement ou simplement hors champ. Ainsi, chaque jour, plusieurs films étaient automatiquement diffusés. Seul le dernier film a été archivé. L’installation se présentait donc d’une part sous la forme d’un bloc architectural fermé, constitué de cimaises laissées brutes à l’extérieur (tel l’envers d’un décor), et dans lequel on pénétrait par deux entrées symétriquement opposées et reliées par un couloir et, d’autre part, à côté de cette construction, d’un écran sur lequel étaient projetées deux vidéos des images capturées à l’intérieur de cette architecture. Le visiteur qui pénétrait dans la galerie découvrait tout d’abord les projections des images capturées de l’espace virtuel de l’appartement de Rosemary avant d’y pénétrer. C’était à la fois une architecture sous contrainte filmique (celle de Rosemary dans le film) et une architecture qui filme. Par un léger différé d’une quinzaine de minutes dans la diffusion des captations vidéo, le visiteur pouvait s’apercevoir dans les films projetés. Mais il lui était impossible de pouvoir contrôler ses apparitions puisque les caméras étaient soit dans une alternance régulière suivant un montage de vidéosurveillance, soit synchronisées sur une fiction qui se déroulait « ailleurs ». Il éprouvait donc d’être dans l’espace d’une fiction, sa temporalité, de jouer dans un film qui se re-constituait mais indépendamment de lui, sans maîtriser la structure de son histoire, son déroulé, à moins bien sûr de connaître précisément le montage du film, et l’enchaînement des caméras pour se trouver précisément dans leur champ au moment de leur captation. Il n’en était que le passant, le visiteur, l’intrus.

Rosemary’s Place proposait donc aux visiteurs de rejouer la fiction de Rosemary à travers une expérience spécifiquement spatiale, sans référents iconographiques, sans éléments décoratifs, sans reconstitution à l’identique, uniquement par la structure de son espace, ses propriétés géométriques, dans laquelle ils étaient filmés, et dont les images, pour une part, composaient la reconstitution temporelle plan par plan de la fiction cinématographique. Il s’agissait de faire l’expérience d’un espace virtuel réel, dans une approche très architecturale et abstraite des questions de reconstitution, doublée d’une expérience filmique, dont la narrativité reposait, elle aussi, non pas sur le contenu, mais sur la trame temporelle des plans de caméras. De même que la structure de l’espace était le support de la fiction dans la reconstitution spatiale de l’appartement, c’était le rythme du temps des images qui produisait l’effet narratif de la vidéo.

wetland, une variation au futur antérieur

Le second exemple que nous développerons a été réalisé une dizaine d’années après la création de Rosemary’s Place. Il prenait pour point de départ non plus une fiction mais un site réel, la ville d’Ivry-sur-Seine, pour y développer une utopie écologique à une nouvelle échelle, celle du territoire urbain de la ville. La dimension fictionnelle s’y articule à partir d’un feuilletage possible de réalités questionnant passé, présent, futur dans une vision multicouche et plurielle. Il s’inscrit dans une réflexion sur notre capacité à habiter le monde et sur l’expérience de réalités alternatives comme activateur de notre capacité à agir.

Wetland[7] est le scénario d’une utopie écologique : l’implantation d’une zone humide en plein cœur d’Ivry-sur-Seine. Présentée dans la galerie Fernand-Léger, au cœur de la ville d’Ivry-sur-Seine, en 2021[8], cette installation proposait aux visiteurs et aux habitants de faire l’expérience d’une réalité alternative de leur propre ville, d’entrer dans une fiction située superposant à ce qui est ce qui pourrait être. Une fiction dans laquelle une grande partie de la ville se trouvait inondée par un grand lac, une autre par une réserve naturelle d’étangs et de marais, une autre par des prairies et zone d’aquaculture.
L’installation Wetland se déployait sous la forme d’une carte, représentation abstraite de la ville fonctionnant comme le scénario de cette réalité alternative, et d’un ensemble d’images permettant de s’immerger dans celle-ci : un grand mural en papier peint d’images de synthèse comme un panorama photographique développé sur trois murs offrant un point de vue de cette alternative de la ville comme si on s’y trouvait placé à un endroit précis, un film constitué d’un travelling en images virtuelles de cet espace fictif, et une image satellite fabriquée de la zone humide au sein de la ville.

Cette variation de la ville s’appuyait sur des réalités possibles convoquant et superposant des temporalités différentes et des situations plausibles comme autant d’autres manières de raconter le présent et d’envisager le futur. Montrer le possible du présent par ses feuilletages de réalités alternatives. Il s’agissait de prendre comme point de départ de ce scénario le contexte réel de la ville et notamment son risque d’inondation avec un territoire à la confluence de deux fleuves (la Seine et la Marne), risque accentué par les changements climatiques. La crue de 1910[9] est un marqueur mémoriel des débordements de la Seine dans la politique urbaine de la ville qui se prépare donc à cette éventualité. Cette variation d’Ivry inondée pourrait donc être comme une réalité au futur antérieur.

Dans cette simulation, les fluctuations et débordements de la Seine sont venus former une zone humide, c’est-à-dire un écosystème particulier et fondamental pour la biodiversité et les cycles de l’eau et du carbone. Souvent situées le long des fleuves, ces zones humides sont en très fort recul sur la planète puisque leurs surfaces ont diminué de 90 % depuis le début de l’ère industrielle. Elles sont devenues des zones protégées, à défendre[10]. On en trouvait encore la trace sur la carte de Cassini[11] du territoire d’Ivry. C’est donc une version d’Ivry qui paraît avoir intégré l’eau dans son paysage urbain, laissant l’ambiguïté sur l’aspect dystopique ou utopique de cette réalité. Est-ce donc une vision du futur de la ville quand les eaux seront devenues incontrôlables et qu’elle ne pourra plus résister, ou bien une représentation d’un présent alternatif, ce à quoi aurait ressemblé Ivry maintenant si la ville s’était préparée à accueillir l’eau dans son paysage, ou bien une vision d’un futur alternatif, ce à quoi Ivry pourrait avoir ressemblé dans quelques décennies si la ville avait su intégrer l’eau ? Toutes ces versions sont présentes dans Wetland et superposées les unes sur les autres pour former une variation de la ville avec tous ces possibles[12].

C’est également une zone humide particulière qui a été implantée au cœur d’Ivry-sur-Seine. Si le rapport à l’eau est une de ses caractéristiques importantes, la ville est également marquée par l’héritage des utopies modernistes, notamment en architecture, comme en témoignent les Étoiles[13] des architectes Jean Renaudie et Renée Gailhoustet, dans lesquelles se situe la galerie Fernand-Léger où se tenait l’exposition. C’est donc la zone humide qui bordait le projet de l’architecte Jean Renaudie, de l’Atelier de Montrouge, pour l’étude de préfiguration de la ville nouvelle du Vaudreuil, située le long de la Seine entre Rouen et Paris, que nous avons choisie pour l’implanter dans Ivry. Dans ce projet non réalisé du Vaudreuil[14], qui marquera sa rupture avec ses associés de l’Atelier de Montrouge et son association avec Renée Gailhoustet, Jean Renaudie pose les principes de sa recherche architecturale. Il choisit d’implanter la ville en surplomb des zones humides du bord de la Seine et propose une architecture combinatoire et géométrique en terrasse épousant la pente et les cirques des falaises, et laissant les zones humides se développer. Cette proposition forme les prémices du projet architectural des « Étoiles » à Ivry dans sa dimension d’« écosystème » social combinatoire en lien avec son environnement, qu’il développera par la suite avec Renée Gailhoustet. C’est donc une variante non réalisée d’un projet moderniste (la zone humide du Vaudreuil) qui est superposée à la ville d’Ivry : amener l’eau aux bords des Étoiles d’Ivry-sur-Seine, dans un geste de retournement du projet de Renaudie d’implanter une ville en surplomb des zones humides du Vaudreuil. Cette superposition de la zone humide du Vaudreuil n’a pas été faite arbitrairement, elle s’est appuyée sur la cartographie des risques d’inondation à Ivry-sur-Seine, notamment la crue de 1910, marqueur mémoriel des débordements de la Seine. Wetland s’est ainsi déployé sur trois lieux différenciés : le grand lac couvrant les voies ferrées et se déployant jusqu’aux Étoiles de Renaudie et Gailhoustet, la zone de prairies humides et d’aquaculture au bord de la Seine et au confluent de la Marne, la réserve naturelle constituée de plusieurs étangs laissés en libre évolution près du fort d’Ivry.

Après avoir ainsi évoqué les différents calques de réalités alternatives superposées pour construire cette vision fictionnelle d’Ivry, revenons maintenant sur les modalités de monstration de cette installation. Wetland a été construite sous la forme d’une expérience, d’une simulation immersive à partir d’un ensemble de représentations. Le visiteur qui entrait dans l’espace d’exposition découvrait donc tout d’abord un plan de la ville sur lequel avait été dessinée manuellement la carte de la zone humide et ses espaces différenciés, tous annotés de noms de lieux inventés (réserves, étangs, îles, lieux-dits, chemins, plages, baies, prairies, pointes, marais, faune, flore) créant un monde fictif dans une forme de narration poétique. Cette représentation abstraite de Wetland était complétée par une vision satellite de la ville inondée, fabriquée à partir d’un montage d’images, qui donnait une représentation très réaliste de la zone, permettant à chaque habitant d’Ivry de se situer. Ensuite, deux dispositifs spécifiques, dans deux salles symétriques, permettaient de faire l’expérience immersive de cette fiction. D’un côté, dans une vaste salle rectangulaire, un film réalisé en 3D nous plongeait dans la reconstitution en images virtuelles de cet espace fictionnel. Construite comme une vision, un songe suspendu, pris dans le mouvement, une caméra virtuelle glissait sur l’eau vers un point de vue. Comme une balade que l’on prenait en cours et que l’on quittait de la même façon, le fragment d’une trajectoire prise en mouvement, et rythmé par un travail sur le son issu de captations enregistrées par un hydrophone au point le plus profond de la Terre sous le niveau de l’océan. Cette impression d’immersion était accentuée par la mise en espace de la vidéo qui occupait tout le fond de la salle et créait une continuité entre l’eau de l’image et le sol brillant de l’espace qui semblait recouvert d’eau. Dans l’autre salle, le visiteur pénétrait dans un grand panorama en images de synthèse de 25 mètres de long déployé sur les trois murs d’un vaste espace rectangulaire de la galerie. Ce continuum de paysages était un montage fabriqué, un faux raccord invisible de plusieurs points de vue qu’il était impossible d’embrasser depuis quelque endroit que ce soit dans le site. Cette installation murale couvrait la totalité des murs (du sol au plafond) et avait été constituée pour donner aux visiteurs le sentiment qu’il s’agit de la vue à l’échelle 1 qu’ils pourraient avoir s’ils se trouvaient en un point précis de la ville inondée. Comme si le spectateur se trouvait placé, situé précisément par l’image dans l’espace fictif de Wetland à Ivry. Cette impression d’immersion dans le paysage était renforcée par le fait que le lieu étant en pente : il fallait donc monter pour s’approcher et entrer dans le détail de la ville, et par conséquent on se trouvait submergé par le paysage lorsqu’on était à l’entrée de celui-ci. Le corps se trouvait donc pleinement engagé dans l’espace virtuel créé par l’installation murale. Il était comme réellement situé dans cette vision alternative, ambivalente, d’Ivry-sur-Seine, à la fois ce possible futur, ce futur antérieur, ces présent et futur alternatifs.

Dans ces deux œuvres, il s’agissait de faire sentir au visiteur la réalité d’un espace d’une manière originale, de créer une forme de continuité entre un espace fictif et un espace matériel, donner une épaisseur au réel par des feuilletages fictionnels ou prospectifs. Rendre trouble, ambiguë, multiple la perception d’un lieu, d’une situation pour augmenter les possibles du présent. (Re)donner de l’épaisseur au réel par l’entrelacement dans un même espace des variations de celui-ci. C’est une forme de reenactment par l’espace, le lieu, à travers la mise en expérience, en situation, du corps du visiteur. C’est une question de reenactment au pluriel rejouant plusieurs temporalités imbriquées ou superposées afin d’expérimenter, de sentir, de donner à percevoir le présent dans ses complexités, ses ouvertures.

Dans la continuité de nos réflexions sur l’espace multiple et la capacité des formes de reconstitution à nous faire réfléchir sur les possibles de notre présent (et donc aux alternatives de notre futur), nous nous sommes intéressés aux premières méga-cités ou proto-villes autogérées, datant de 4 000 avant J.-C. Ces premières méga-cités, notamment celles découvertes récemment en Ukraine et en Moldavie, ont permis d’imaginer d’autres formes de civilisation durable (aucun signe d’épuisement de l’environnement n’ayant été constaté) et de repenser ainsi la trajectoire de notre devenir[15]. Nous travaillons actuellement sur la (re)constitution du paysage situé au centre de ces méga-cités à partir des données archéologiques collectées. Cette forêt-jardin virtuelle aura pour horizon une transposition de la méga-cité néolithique dans une perspective actuelle, dans un travail de superposition de réalités et de temporalités entrelaçant proto, présent, futur[16].

Notes

[1] L’installation Rosemary’s Place a été exposée du 21 avril au 30 juin 2007 dans la galerie de l’École supérieure des beaux-arts de Montpellier.

[2] La difficulté à produire un plan de cet espace a été confirmée lors d’un workshop à l’École supérieure des beaux-arts de Montpellier en soumettant les étudiants à une première expérience : faire le plan de l’appartement après un premier visionnage du film. Il y eut autant de plans que d’étudiants.

[3] Se reporter au livre de Patrice Maniglier à partir de Rosemary’s Place sur les enjeux philosophiques des relations entre réalité et représentation : Patrice Maniglier, La Perspective du diable. Figurations de l’espace et philosophie, de la Renaissance à Rosemary’s Baby, sur une œuvre de Laetitia Delafontaine et Grégory Niel, Arles, Actes Sud, 2010.

[4] Sur Rosemary’s Baby et le rapport avec le nouvel Hollywood : Jean-Baptiste Thoret, Le Cinéma américain des années 70, Paris, éd. Cahiers du cinéma, 2006, p. 310-318.

[5] Qui n’est autre que le Dakota Building, à New York.

[6] Cette publication a été commandée à deux étudiants lors des workshops réalisés à l’École supérieure des beaux-arts de Montpellier : Julie Chambert (Place) et Patrick Bourgeois (Rosemary).

[7] « Wetland » est la traduction anglaise de « zone humide ».

[8] Exposition « Wetland », galerie Fernand-Léger, Ivry-sur-Seine, du 24 septembre au 18 décembre 2021.

[9] La crue de 1910 figure parmi les plus importantes de la Seine. Elle a duré vingt-cinq jours à Ivry-sur-Seine, qui a été particulièrement sinistrée.

[10] Par exemple, « zone à défendre » de Notre-Dame-des-Landes, zone humide qui allait être détruite par la construction d’un aéroport.

[11] La carte de Cassini est la première carte topographique générale de la France, réalisée par la famille de cartographes Cassini entre 1756 et 1815.

[12] Voir Patrice Maniglier, Ivry sur Terre, Comment les arts peuvent contribuer à faire atterrir la modernité, catalogue de l’exposition Wetland, galerie Fernand-Léger, Ivry-sur-Seine.

[13] Les Étoiles ont été édifiées de 1969 à 1975. Elles portent leur nom en référence à leur structuration en triangles superposés et décalés avec des terrasses-jardins individualisées, toutes différentes, qui rompent avec la standardisation des années 1970.

[14] Voir Catherine Blain, « L’Atelier de Montrouge et Le Vaudreuil », Ethnologie française, 2003-1 (vol. 33), p. 41-50.

[15] Nous nous sommes appuyés sur l’ouvrage Au commencement était… une nouvelle histoire de l’humanité, de David Graeber et David Wendgow (Paris, Les liens qui libèrent, 2021), qui, à partir d’études de travaux récents en anthropologie et archéologie, remettent en cause le récit conventionnel des origines des sociétés humaines qui condamnerait l’humanité à vivre dans les inégalités et une institution politique hiérarchisée. Les auteurs y exposent de nombreuses expérimentations humaines qui démontrent les capacités de nos ancêtres lointains à faire des choix, à prendre la mesure de leurs propres décisions, et à pouvoir tourner le dos à des choix qui mènent à des conséquences inévitables.

[16] Elle sera présentée au Centre for Contemporary Arts (CCA) à Glasgow en 2024, dans le cadre du projet de recherche « (Re)play it again : reenactments et non-reconstituables » (Labex « les passés dans le présent », avec les unités de recherche HAR et Lesc de l’université Paris-Nanterre) et en partenariat avec The Hunterian Museum & Art Gallery de Glasgow.


Pour citer cet article

Laetitia Delafontaine, Grégory Niel, « L’espace multiple, augmenter les possibles du présent », Théâtre/Public numéro 249 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp249-lespace-multiple-augmenter-les-possibles-du-present/

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