numéro 249

N°249

Mémoire et anticipation
Sur les prologues et le deuil de la mort dans Baùbo, de l’art de n’être pas mort

Par Victor Thimonier

En janvier 2023, dans le cadre du festival Bruit, au Théâtre de l’Aquarium, Jeanne Candel et le collectif La vie brève présentent le spectacle Baùbo, de l’art de n’être pas mort, qui se tient à la lisière du drame lyrique et de la performance plastique. Pendant plus d’une heure, la musique de Heinrich Schütz dirigée par Pierre-Antoine Badaroux et la vaste page blanche de la scénographie de Lisa Navarro offrent un écrin aux jeux de la passion et du deuil auquel le spectacle nous convie.

En janvier 2023, dans le cadre du festival Bruit, au Théâtre de l’Aquarium, Jeanne Candel et le collectif La vie brève présentent le spectacle Baùbo, de l’art de n’être pas mort[1]. Lorsqu’on entre dans la salle, le regard est happé par la délicate ondulation d’un rideau de soie noire qui matérialise l’intégralité du cadre. La scène apparaît alors lovée dans ce suaire, et seuls les scintillements discrets du tissu et le velours des sièges invitent à s’installer confortablement dans cette étrange chapelle. Baùbo se tient à la lisière du drame lyrique et de la performance plastique. Pendant plus d’une heure, la musique de Heinrich Schütz dirigée par Pierre-Antoine Badaroux et la vaste page blanche de la scénographie de Lisa Navarro offrent un écrin aux jeux de la passion et du deuil auquel le spectacle nous convie.

Tout est annoncé très vite dans un prologue qui prend place devant le rideau en adresse directe aux spectateurs : « Et puis on n’a plus parlé que d’amour. On cherchait à définir ce mot : amour. Évidemment, c’était un joyeux chantier parce que le terme est vaste : amour. » La voix qui parle ainsi, celle de Thibault Perriard, est là pour en traduire une autre, celle de Pauline Huruguen. Dans une langue aux sonorités slaves, la comédienne livre des bribes d’une fable qu’on comprend être celle du couple devant nous. Quelques pensées sur le sens de l’amour se nomment, quelques souvenirs se racontent, quelques douleurs se révèlent, avec ce prologue nous sommes déjà après.

Les corps timides et fatigués dégagent une intimité chaleureuse. Elle porte un pull-over en laine claire dont les manches sont régulièrement tirées sur les mains. Pudeur délicate qui contraste avec l’adresse directe du discours. Elle ne le regarde pas, lui, dans cette langue qu’elle invente, c’est au public qu’elle parle. Malgré le chagrin, malgré la douleur, elle joue. Elle construit le souvenir d’un monde d’amour. La langue fait bulle ou bouclier pour elle, elle est son territoire et elle avoue à la fin de la séquence que seuls les plus chers peuvent la partager[2]. Lui est vêtu d’une grosse parka bleu nuit. Il est déjà dehors, il est sans doute déjà perdu. Son corps penché en avant est prêt à partir, mais pour un temps, il traduit cette voix, cette langue qu’il peut encore comprendre. Il la regarde dire et nous regarde la regarder. Peut-être ne traduit-il que ce qu’il veut, peut-être que la langue inventée par elle n’est plus qu’un souvenir pour lui. Il ne peut plus la dire et y apparaît comme un fantôme créé par elle, le fantôme d’Andrea. Jamais lorsqu’il traduit Andrea ne se reconnaît dans le nom, jamais il ne laisse Andrea être autre chose que la projection fantasmatique de ce nom. Pour nous, tout est limpide et l’amour déjà s’est fendu, sans violence, seulement à force de se vivre.

Il ne faudrait pas se tromper, la rupture déjà consommée dans ce prologue entraîne aussi bien le rire franc que la mélancolie intime. Elle se vit à distance par l’intermédiaire de cette double énonciation : langue inventée et traduction en direct mettent en jeu tous les affects. On s’émerveille, on s’accroche à ce couple et lorsqu’à la fin de cette séquence liminaire l’homme sort discrètement et que la femme sombre dans la soie noire, déchirant le voile de la rampe, on est déjà passé par tous les soubresauts émotionnels où l’écriture scénique souhaite nous mener. Le deuil de la mort peut commencer.

Toute l’ambition du spectacle paraît embrasser ce paradoxe : vivre se fait au prix d’un deuil de la mort. Il ne s’agit pas de panser les plaies d’une mort, d’un mort, mais bien de se souvenir qu’on est vivant, même quand on se croit mort, même quand on désire l’être. « L’art de n’être pas mort », sous-titre en forme de traité philosophique de cette « vie brève »[3], donne un cap à ce fantasme. Ici, sur la scène, c’est au mythe de Déméter que s’arrime cette tension paradoxale de la vie, de la mort et du deuil. Alors que sa fille Perséphone a été enlevée aux Enfers par Hadès, Déméter ère sur la lande. Ravagée par l’événement traumatique, elle est incapable de se réinscrire dans le cours linéaire du temps. Elle n’est plus vivante sans toutefois être morte. Comme sa mère, Perséphone est morte sans avoir cessé d’être vivante. Sa qualité divine lui permet cela : disparue de ce monde, elle règne captive sur l’autre. Pour les deux déesses le deuil ne peut exister. Elles ne connaissent pas le cours réel de l’existence et se maintiennent à cheval sur deux rives sans pour autant s’y rencontrer. Toute cérémonie de deuil leur est interdite, tout adieu réel est impossible. Déméter le sait et traîne alors sa dépression, refusant de boire, refusant de manger. Mais sur sa route, à Éleusis, elle croise la vieille Baùbo. Celle-ci lui sert d’abord un breuvage pour la revigorer mais la déesse, prostrée, le refuse. Opiniâtre et résolument du côté des vivants, Baùbo soulève sa robe et lui montre son sexe. Alors le rire revient, il traverse les mondes et déchire la toile du malheur pour ramener Déméter à la vie. Le mythe traditionnel de Déméter propose ensuite une idée bien connue du temps cyclique. Perséphone est autorisée par son époux à passer le printemps parmi les vivants avant de retourner à l’automne aux Enfers. Dans ces voyages annuels, elle entraîne le monde à sa suite et les saisons s’inventent, rejouant à chaque fois le commerce intime de la mort et de la vie.

Baùbo n’est pas une figure essentielle du panthéon grec, elle ne se rattache au mythe de Déméter que tardivement, dans les textes des Pères de l’Église au IIe siècle. Pourtant, elle permet de nommer ici avec puissance un fantasme de théâtre : tenir simultanément la vie et la mort, la mémoire et le désir, dans le présent de la scène. Entre ces éléments, entre la force majeure de la joie qui émane du plateau et le tragique qui nourrit la dramaturgie, se trament des relations au temps qui sont perceptibles dans l’écriture scénique. Baùbo propose de faire l’expérience d’un temps mobile, non linéaire, où le présent de la scène annonce les futures images, les futurs gestes tout autant qu’il reprend au mythe, à l’histoire de l’art et aux scènes passées. Structuré en deux mouvements, eux-mêmes subdivisés en deux parties (prologue-développement), le spectacle semble donner corps à une oscillation constante entre l’exercice de la vie au futur du deuil et celui de la mort au passé du souvenir. Le couple prologue-développement revient à deux reprises et inscrit toute l’économie du spectacle dans une relation dialectique entre l’avant et l’après. Cette relation est elle-même reproduite à l’intérieur des seules séquences de prologue qui tiennent à la fois du reenactment et de l’anticipation. Traditionnellement, le prologue d’une pièce informe des développements futurs de la fable et à ce titre construit une anticipation. Le reenactment, lui, témoigne d’une « obstination à rendre compte avec précision d’un fait passé »[4] en le remettant en jeu : soit sous la forme d’une reconstitution réaliste, soit sous celle d’une réactivation de ses thématiques, de ses formes et de ses motifs dans une séquence fictionnelle. Avec Baùbo, les prologues semblent tenter le reenactment par anticipation. Si cette idée paraît contradictoire dans ses termes, cela ne tient qu’à un a priori relatif au déroulé linéaire du temps de l’expérience théâtrale, déroulé que le spectacle Baùbo met justement en difficulté en proposant des scènes réactivant les suivantes. L’intérêt de ce geste, au-delà de l’écriture du spectacle qui (on le suppose) en connaît les échos à toutes les étapes, réside bien dans l’expérience proposée au spectateur. Celle-ci est fondée sur le raisonnement à rebours, procédé dont Pierre Bayard dit que « procédant autrement que le raisonnement classique, qui rétablit la causalité entre un fait et un fait postérieur, le raisonnement à rebours remonte d’un fait à un autre qui l’a précédé »[5] et, ainsi, permet de constituer le spectateur en enquêteur. Le deuil de la mort s’exprime alors ici par une tentative scénique de retourner le cours du temps, et c’est au spectateur d’en repérer les formes et les effets.

encore la mort, rejouer le deuil – prologue et premier mouvement

Dans le premier prologue, décrit ci-dessus, la parole est prise en charge par le couple au cœur de ce qui pourrait être la fable. Énoncé directement par les personnages, le prologue mime un prologue classique de tragédie antique et induit tout le développement. Paradoxalement, si le prologue est habituellement un court texte qui précède et annonce un développement linguistique plus long, il est ici mis en crise puisque s’éprouve et se purge, dans cette séquence initiale, la quasi-totalité de ce qu’il y a à dire. Une fois dites, les choses peuvent être faites et vues.

À la suite du prologue, les deux personnages sont donc amenés à jouer une partition quasi muette où la femme se tient au seuil de la vie et où l’homme passe, traverse, escalade, sort par tous les côtés de la scène. Ce premier développement est assez symptomatique du travail du collectif La vie brève et mêle habilement les séquences de jeu jubilatoire et la musique baroque. On y voit le personnage féminin du prologue abattu par le chagrin, la tête dans son lit. Elle est, par intermittence, entourée d’un chœur fantomatique de musiciens et musiciennes grimés en pleureuses qui accompagne son lamento. Elle se fait livrer un immense harpon, tente avec son orteil de presser la gâchette pour se libérer un trait en pleine tête, mais ne parvient jamais parfaitement à tordre son corps pour se donner la mort. L’acte du suicide avorté proposé ici est alors pleinement un acte de puissance au sens où le définit Agamben : ce qu’on voit est « une puissance de ne pas » [6], une manière qui impose au corps de se projeter dans sa destruction en remettant en jeu sa puissance.

On assiste également à la reconstitution d’une émission de radio, type France Culture, animée par la femme du prologue et consacrée à « Bonheur, plaisir et béatitude chez Spinoza ». Très vite, la reconstitution est dynamitée par les affects de la présentatrice qui se jette littéralement tête la première dans les seins de son invitée. La mémoire de l’amour perdu énoncée au prologue est alors réactivée comme désir, et la douleur de la perte devient pulsion érotique. Du bonheur, du plaisir, de la béatitude, de Spinoza ou d’Andrea on ne peut plus parler, tant le mouvement du corps entrave l’énoncé de la parole. Le corps se livre cependant au deuil de la mort, il tente tous les états, il se laisse traverser par tous les affects et à travers eux il est encore un corps vivant.

Le prologue conjugué au passé plaçait le spectateur à un moment postérieur à la rupture de l’amour, et la détente physique des deux interprètes témoignait pour un vieux souvenir. Dans les scènes qui suivent, le corps est sens dessus dessous, en flagrant délit de vie. Pauline Huruguen habite solaire la dépression de l’amour. Étonnamment, elle brille là où on attend le terne. Cela tient au choix chromatique du costume[7] (un pull en laine bleu constellé de fleurs rouges) qui la singularise au milieu du chœur des pleureuses noires et de la surface uniformément blanche de l’espace. Mais surtout aux multiples formes physiques que prend la douleur dans son jeu. Elle est affalée, recroquevillée, souffrante, affairée à mourir, prise pour morte par le livreur de harpon, somnolente, happée par les présences qui l’accompagnent. L’homme, lui, est sorti de scène à l’horizontale par les musiciens, roulé dans le tapis ou suspendu au mur du lointain. Ainsi, le temps du développement est beaucoup plus proche de l’actualité de la rupture que le temps du prologue qui pourtant le précède dans l’expérience du spectateur. Le prologue anticipait sur le constat de l’échec de la communication en usant d’une langue inventée, le développement rejoue cet échec à l’endroit d’une impossibilité physique d’assouvir son désir, ou d’assumer pleinement son chagrin en se donnant concrètement la mort. Tout cela suscite le rire comme le sexe de Baùbo doit le faire et ainsi renverse encore une fois le cours du temps pour celui qui regarde : après la mort, après la souffrance, c’est la vie et le rire.

« Rien n’est plus drôle que [ce] malheur » qu’on nous a vendu initialement. Nous nous attendons à voir une séparation, le spectacle ne nous offre qu’un deuil protéiforme qui ne cesse d’essayer de se faire mais qui est toujours la signature de la vie. Même la pleureuse incarnée par Jeanne Candel est comique. Elle tient la place du coryphée des fantômes musiciens et dans la chambre où elle attend que la femme endeuillée se relève un peu de son malheur, elle fume et mange des noix avec nonchalance. Elle est là pour faire son travail, accompagner de sa présence un deuil, mais tout cela reste un travail, un moment d’existence. De même, lorsque les membres du chœur de pleureuses, composé d’hommes et de femmes, entrent un à un par l’étroite porte de la chambre, toute l’incongruité du collectif vivant devant la mort se donne à voir. La farce tragique est à l’œuvre. Comme l’acte exhibitionniste de Baùbo, délivrant Déméter, ne rend pas la morte à la vivante mais rend la vivante à elle-même, la scène ne joue pas le désespoir et la mort. Elle permet aux présences scéniques d’exister dans toutes les pulsions et tous les états d’un corps, dans tout ce qui le fait vivre. Pour le spectateur, le prologue généreux et ludique anticipait sur le temps du développement, il donnait un cadre aux scènes qu’on allait voir. Le développement rejoue quant à lui l’intensité émotionnelle du deuil énoncé en l’inversant : si les personnages tiennent leur rôle tragique dans ce lamento, les corps présents sur scène jouent toutes les possibilités vivifiantes du deuil. Ils adoptent la formule provocatrice de Derrida : « Je posthume comme je respire. »[8] D’abord par son écho au dicton « je mens comme je respire », dans lequel nous entraîne le jeu de la langue inventé dès les premiers instants du spectacle, ensuite dans les tentatives constantes de deuil pour s’éprouver vivants.

Le spectacle retrouve également le mythe qui lui donne son nom. En proposant de passer par des choses dites, des choses vues et des choses faites, il rejoint Éleusis où Baùbo sauve Déméter et où les mystères antiques imposent une épreuve à ceux qui les rejoignent.

« Les mystères ont gardé leur secret. Jamais les Orgia d’Éleusis ne nous seront connus. Aristote a expliqué que les mystères comprenaient trois parties : ta drômena, ta legomena, ta deikumena (les actions mimées, les formules dites, les choses dévoilées). Drame, parole, exhibition. Théâtre, littérature, peinture. Ces choses “mystérieuses” concernaient la sexualité et la mort. Nous ne les connaîtrons jamais (mais nous les connaissons en nous perpétuant, autant par le désir que par la mort). »[9]

Dans Le Sexe et l’Effroi, Pascal Quignard propose de relire la tradition ésotérique d’Éleusis en nommant la triade qui la structure et les modalités exotériques qui nous en rapprochent : le désir et la mort. Dans Baùbo, la scène nous propose de suivre la même économie : elle part de la mort et remonte au désir. La mort, une fois remémorée au passé, permet de rejouer la vie au futur. Mais l’écho du spectacle avec la description que donne Quignard des mystères ne s’arrête pas à ce jeu de la mort et du désir. Lorsqu’il transpose les principes obscurs des mystères en genres que la modernité a séparé : « théâtre, littérature, peinture », Quignard donne une clé pour saisir les tentatives du second mouvement du spectacle.

tentatives d’anachronismes et d’anticipation – second prologue

Il se pourrait que dans le premier mouvement du spectacle la cérémonie du deuil ait été acquittée de la mort, avec le deuxième mouvement elle se réinvente vivante. Cette fois, la parole a bel et bien disparu, et cette seconde partie consiste en un long défilé de corps-images qui s’animent au contact des choses présentes sur la scène et de la musique qui prend alors la place principale. La littérature laisse la place à la musique, la parole à la chorégraphie des tableaux scéniques. Ce second mouvement est également précédé d’une séquence qui peut être qualifiée de prologue. Si vraisemblablement elle n’en est pas un, puisqu’elle ne se situe ni au début du spectacle, ni avant une parole qu’elle viendrait préparer en éclaireur, cette séquence propose un nouveau pacte avec le public en assumant d’anticiper, voire de résumer tout ce qui va suivre. Elle nomme, commente, remet en jeu les images et les gestes qui vont constituer le second développement et ainsi engage le public à les penser par avance. Ce second prologue intervient comme un intermède, mais comme le premier il reprend source à l’histoire du théâtre et aux traditions canoniques du prologue. Interprété par la metteuse en scène Jeanne Candel, ce moment rejoue des éléments de la tradition du prologue élisabéthain, où, énoncé par une figure de fou, il donne voix à une fonction auteur du spectacle plus qu’à un personnage. Par son comique et sa place dans le spectacle, il touche également à la parabase de la comédie ancienne d’Aristophane dans laquelle l’auteur loue les mérites de son œuvre et explicite ses jeux comiques avec le public.

Le mur blanc immaculé qui servait de lointain s’est avancé quasiment jusqu’à la rampe en ne laissant qu’une mince bande de jeu sur laquelle ne reste que le lit aux nombreux matelas épaissis de chagrin qui était central dans la première partie. Vêtue d’une cotte de mailles trop grande dont la cagoule ploie un peu sur le cou, d’une jupe blanche qui traîne au sol et s’emmêle dans de lourdes chaussures de marche, d’un gros sac à dos de randonnée et d’un fatras de livres jaunis et de pommes, brandissant une poêle en fonte noire, Jeanne Candel entre en scène. Elle n’a rien à voir avec la pleureuse ferme qu’elle incarnait dans la première séquence du spectacle. Elle paraît être un fou, un troubadour ou un zanni de commedia. Immédiatement, elle s’adresse au public et propose de jouer en condensé tout ce qui va se passer dans le second développement que nous allons voir. Elle se livre alors à la préparation d’un numéro de jonglage, hystérise sa mise en place en intimant au public de faire silence pour qu’elle se concentre et finit par tout envoyer voler par terre.

Dans ce type de prologue s’exerce une intentionnalité particulière : ce n’est pas le moment même de la scène qui fait l’objet du travail d’interprétation des spectateurs mais les échos que ce moment pourra tisser dans le futur de la représentation. Il est probable que ce prologue serve à dramatiser en dessinant un conflit propre à cette écriture scénique : faire tenir ensemble les images, les gestes, les références, les enjeux, les sens qui ont traversé le travail de création. Dans Baùbo, il s’agit de vivre, de pouvoir rire à nouveau, d’être virtuose dans l’échec, joyeux dans le deuil ou magnifique dans la débrouillardise, et le numéro d’équilibriste tourne sans cesse à la catastrophe burlesque. Ainsi, il raconte le débordement, il donne à voir la profusion des idées au cœur des répétitions. Les objets que la comédienne porte se multiplient et se déversent sur la scène, à l’image du sac de randonnée qui dans le mouvement final recouvre le plateau, l’interprète et les spectateurs de la terre qu’il contient. Ces objets témoignent de la masse du travail accompli, ils racontent le processus de création, les recherches et les tentatives qui ont mené aux scènes que nous allons voir. Ils rejouent en synthétisé la perception que nous aurons d’eux dans les séquences à venir où ils sont présentés un à un dans un défilé d’images scéniques. En résumant et en illustrant par l’accumulation, on s’adresse directement au spectateur et par là on revitalise un pacte d’intelligibilité : voir ce prologue, c’est accorder au spectacle le bénéfice d’une dramaturgie, d’un travail, qui pourra peut-être nous échapper par la suite mais qui oriente la totalité du deuxième développement. C’est aussi, et sans doute est-ce encore plus important, s’autoriser à ne pas tout comprendre dans ce que nous allons voir, car tout déborde comme la vie. Ce prologue introduit donc au plaisir futur d’une reconnaissance fugitive sur le mode du raisonnement à rebours évoqué par Pierre Bayard, et met le spectateur en état d’enquête. À travers lui, on accède aux intentions multiples qui président au spectacle, après lui, on peut chercher leur traduction ou simplement leurs traces. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que l’objet fondamental du jonglage soit un œuf. L’objectif de Jeanne Candel dans la séquence est simple : envoyer l’œuf directement dans la poêle, mais tout cela en portant son fatras et en le projetant à l’aide d’une pelle qu’elle manipule avec le pied. L’œuf n’atteindra jamais la poêle, mais il nomme le rapport au temps et l’inversion perpétuelle de la linéarité à laquelle le spectacle confronte : on ne sait plus si le prologue rejoue ce qui suit ou si ce qui suit rejoue le prologue. « Voyez-vous cet œuf ? C’est avec cela qu’on renverse toutes les écoles de théologie et tous les temples de la terre »[10], explique Diderot à d’Alembert, et dans le prolifique retour de son œuf, la poule rejoue sans cesse sa vie et sa mort comme le spectacle et ses images. L’œuf devient alors la matrice de la dramaturgie et du temps scénique et ce prologue insiste sur sa fragilité : comme le présent du théâtre, l’œuf peut s’écraser.

Étrangement, ce prologue dissone. Comme le mentionne Pierre Bayard à propos du plagiat par anticipation, ce passage « donne l’impression de ne pas trouver exactement [sa] place dans l’œuvre »[11]. Le personnage proposé par Jeanne Candel est complétement différent de ceux qu’elle joue avant ou après cette séquence. La scène revendique également son anachronisme esthétique et dramaturgique par rapport au reste du spectacle. L’abondance d’objets manipulés par Jeanne Candel tranche de façon anticipée avec la scénographie lissée et l’exposition cérémonieuse de chaque objet dans la deuxième partie. Même le rire suscité par le numéro dissone avec les autres rires qu’on traverse : il est plus bête, et à ce titre plus étrange que ceux du premier mouvement, plus franc et plus collectif que ceux du second. Cette dissonance ajoute encore à l’étrange déroulé du temps et l’anachronisme devient un des composants essentiels de la scène. Il est également possible de percevoir dans ce prologue un ancrage baroque auquel la musique nous invite. Severo Sarduy le dit : « Le baroque subvertit l’ordre supposé normal des choses. »[12] Le temps perçu par le spectateur aussi bien que l’esthétique et la dramaturgie du spectacle sont ébranlés par ce numéro étrange, et sa résolution ratée confirme que « le constat de l’échec n’entraîne pas la modification du projet : mais, au contraire, la répétition du supplément »[13].

mémoires lointaines et dernières images – deuxième mouvement

Le chemin pris par les scènes qui suivent ce second prologue est donc déjà tracé : elles vont répéter, reprendre, rejouer ce qui a déjà été tenté. Alors que le reenactment par anticipation du prologue inventait le spectateur en créateur de ce qu’il allait voir, la répétition du supplément l’invente en enquêteur de ce qu’il a déjà vu. Le deuxième mouvement de la pièce est ainsi anachronique, il fait figure de vestige archéologique, son sens s’est « retiré dans la forme [et ne subsiste qu’à l’état latent] en attendant qu’on le ranime »[14]. À partir de ce moment du spectacle opère un autre reenactment plus conventionnel. Si tout semble naviguer loin du récit mythique de Baùbo, la scène se laisse doucement porter par le vent des images que ce récit charrie et elle ne se prive pas de rejouer tableaux et figures de l’art associés au sexe féminin. L’histoire de l’art entre en reenactment, elle s’insère dans la cérémonie baroque du deuil de la mort en faisant proliférer des tentatives pour construire une image aussi saisissante que le sexe de Baùbo.

À la fin du spectacle, les cuisses, les culs et les cons se frottent à la paroi blanche et immaculée de la scène, ils font apparaître des motifs, des dessins noirs sur le mur. Le bas du corps des interprètes vient révéler des dessins d’oiseaux et d’yeux contenus sur le mur comme le geste des artistes paléolithiques révélait les formes animales sur les parois de grottes. L’art pariétal n’est pas avare en représentations de vulves, c’est l’un des motifs anthropomorphiques dominants du paléolithique. Mais ici, ce ne sont pas les vulves qui sont peintes, ce sont elles qui peignent. Ces vulves nous renvoient à nos regards de spectateurs en dessinant des yeux ouverts qui les regardent et nous regardent face à elles, à travers elles. Jeanne Candel explique avoir voulu « ranimer une fresque du regard » qui ne concernerait pas seulement les spectateurs mais aussi les interprètes en « renvoy[ant] sans arrêt le regard » : « on ne sait plus qui regarde qui »[15], et on ne sait plus avec quelle partie du corps on regarde. Le geste de créer et le geste de regarder sont inscrits dans leur histoire, leur très longue histoire, et celle-ci se réactive dans les présences en scène en touchant au plus intime du corps.

Aussi, le sexe de Baùbo apparaît entre les cuisses de Jeanne Candel sous la forme d’une triviale photocopie de L’Origine du monde de Courbet. Entre les cuisses, l’histoire de l’art se rejoue dans sa version avilie, celle d’une reproduction mécanisée. Sa subversion originelle ne joue plus, seul le rire se maintient. Lucile Commeaux affirme sur France Culture que « cette seconde partie ressemble un peu à un spectacle de Romeo Castellucci ou d’Angélica Liddell mais en gentil », et ajoute : « Typiquement, Angélica Liddell, qui porte si bien la robe noire traditionnelle, elle, aurait montré son sexe à elle. »[16] Cette gentillesse qui paraît attendrir sans émouvoir la journaliste est peut-être bien plus sérieuse, déroutante et saisissante qu’une exhibition classique et éculée. Le tableau ainsi reproduit devient parodique, il devient ludique et renoue alors avec son érotisme. Il est comme l’érotisme baroque de Severo Sarduy : « Jeu, perte, gaspillage, jouissance : érotisme en tant qu’activité purement ludique, qui parodie la fonction de reproduction dans une transgression de l’utile et du dialogue “naturel” des corps. »[18] Le tableau de Courbet est érotique parce qu’il n’est ni naturel ni utile. La photocopie qui le reproduit sur scène redouble cette transgression : elle n’est ni l’original, ni l’origine d’un corps, ni le sexe de Baùbo. Elle aussi est anachronique et brouille la représentation linéaire du temps.

Enfin, les interprètes qui peuplent ce dernier moment du spectacle sont tour à tour agrafés au mur du lointain. Les comédiennes, maîtresses de cette cérémonie érotique du deuil de la mort, s’agrafent les volants de leur jupe de manière à former un demi-cercle sur la paroi en laissant voir leurs jambes puis en disparaissant sous leur robe. Les musiciens sont quant à eux agrafés derrière de grandes feuilles de papier blanc qui recouvrent leur buste et leur tête. Très vite, pour continuer à jouer, bras, bouches, mains percent le papier. On peut voir deux choses dans cette image : la traversée d’un voile qui sépare les vivants des morts et le geste d’arrivée au monde d’un être : une naissance. On assiste ici à une revenance du motif originel du spectacle dans sa version inversée. Le rideau liminaire était noir et se traversait de la salle à la scène en donnant naissance à l’interprète sur la scène après le prologue ; les feuilles des musiciens sont blanches et se traversent du lointain vers la face, comme une renaissance à la salle. C’est aux toiles de Lucio Fontana que l’on pense ici et à leur stylisation du sexe comme trou et comme seuil entre deux mondes.

Le spectacle rejoue ainsi des éléments d’histoire de l’art par analogie, par glissement dans les tableaux scéniques qui s’enchaînent de jardin à cour pendant tout le dernier mouvement. Ces tableaux se livrent à une revenance des motifs du sexe féminin à la manière de l’Atlas mnémosyne de Warburg et le spectateur est marqué par ce sentiment d’être lui-même devant le sexe de Baùbo, devant son intimité, sa fragilité, son comique et sa force majeure qui peut réapparaître à chaque instant et rejouer à chaque fois de ses pouvoirs.

On peut déceler un certain nombre de mécanismes à l’issue de ces analyses. La mémoire qui est mise en jeu par un prologue est anticipatoire, elle rejoue les scènes qui la suivent. Ainsi, le prologue engage toujours un reenactment pour le spectateur, car après lui le spectateur rejoue la perception qu’il en a eu. Il se répète pour lui-même le prologue et contrevient à la linéarité temporelle du spectacle. De même, les gestes et les images proposés par la scène, en activant des représentations présentes dans l’imaginaire des spectateurs, remettent en jeu une mémoire que les prologues ont préparée, qu’ils ont autorisée.

Il existe donc dans ce spectacle deux manières distinctes de traiter du temps et de sa réactivation, deux manières de faire exister le paradoxe fantasmatique du deuil de la mort. La première tient à un reenactment qu’on pourrait dire anticipatoire, où le présent scénique rejoue et anticipe sur le reste du spectacle. La seconde tient à la jubilation d’une revenance des formes et des motifs qui se dessine comme un reenactment par accumulation.

Le reenactment parle à la mémoire car elle est son étoffe. Il est aussi une affaire de fantasme, de projection et de désir qui constituent justement le sel de la mémoire. Tel qu’il est pensé et défini, le reenactment peut caractériser un exercice contemporain de la scène qui se confronte à de l’archive ou à toute forme de mémoire qu’elle rejoue. Son usage inflationniste dans la critique n’est pas sans nommer une difficulté à qualifier le temps de l’expérience théâtrale pour le spectateur. Pour comprendre cet usage, il faudrait donc se laisser aller à une inversion chronologique en supposant que le reenactment, sur certaines scènes, ne rejoue pas seulement un document passé, mais annonce aussi un développement futur et qu’à ce titre il permet au spectateur de vivre pleinement le temps du théâtre en faisant le deuil de la linéarité du spectacle, de son présent et donc de sa mort.

À travers les prologues et les développements de Baùbo se dessinent les jeux du désir et de la mémoire, les fantasmes du souvenir et de la projection qui sont autant d’expériences de la vie et du deuil que propose ce théâtre. Il faudrait donc envisager ces prologues et ces développements comme des boucles de rétroaction qui ne cessent d’irriguer et d’influencer l’expérience de la séance théâtrale. La mémoire de la scène jouée et la projection de la scène « à jouer » se confondent et se nourrissent au point que le spectateur est placé dans une situation proprement créatrice. Si le jeu lui échappe, s’il n’a aucune influence réelle sur le cours de la représentation, se produit en lui un mouvement de négociation entre le passé comme mémoire et le futur comme désir.

Il se pourrait enfin que le reenactment et l’anticipation soient les symptômes du régime d’historicité de notre époque telle que la pense François Hartog[18]. Ainsi, ces symptômes n’apparaîtraient pas seulement parce que la forme du spectacle ou son sujet le permettent, mais parce qu’ils témoignent d’une inquiétude et d’une nécessité contemporaine de réinscrire la question du temps passé et du temps à venir au cœur de nos trames d’existence en sortant du « présentisme ».

Notes

[1] Le spectacle sera repris au Théâtre de l’Aquarium du 30 novembre au 9 décembre et du 2 au 11 février au Théâtre de l’Aquarium, et sera en tournée dans différentes villes.

[2] Jeanne Candel explique à propos de cette séquence liminaire : « On l’appelle le prologue. Cette langue imaginaire, c’est une langue que je parlais enfant, déjà avec mon père, et que je parle à nouveau avec mes filles. C’est une langue qui m’accompagne de manière assez ludique dans ma vie et qui raconte très précisément ce que c’est de vivre une grande complicité avec quelqu’un et de se comprendre sans se comprendre », entretien avec Marie Richeux, Par les temps qui courent, « Jeanne Candel : Quand je crée j’aime le risque vertigineux d’aller vers ce que je ne connais pas », France Culture, 13 février 2023. www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/par-les-temps-qui-courent/jeanne-candel-metteuse-en-scene-1481253.

[3] La vie brève est le nom de la compagnie, fondée en 2009, à la tête du Théâtre de l’Aquarium depuis 2019.

[4] Éric Vautrin, à propos des reenactments dans les spectacles de Milo Rau, « Pouvoir et postmodernité dans le théâtre de Milo Rau », Double Jeu, no 10, « Figuration du pouvoir », 2013, p. 152.

[5] Pierre Bayard, Le Plagiat par anticipation, Paris, Minuit, 2009, p. 34-35.

[6] « Certes, la contemplation d’une puissance ne peut se donner que dans une œuvre ; mais, dans la contemplation, l’œuvre est désactivée et dés-œuvrée et, de cette manière, restituée à la possibilité, ouverte à un nouvel usage possible. Véritablement poétique est cette forme de vie qui, dans son oeuvre, contemple sa propre puissance de faire et de ne pas faire et trouve en elle la paix. ». Giorgio Agamben, Le Feu et le Récit, Paris, Rivages, coll. Petite bibliothèque Payot, 2018, p. 213.

[7] Les costumes sont de Pauline Kieffer.

[8] Jacques Derrida, « Circonfession », in Geoffrey Bennington, Jacques Derrida, Jacques Derrida, Paris, Seuil, coll. Les contemporains, 1991, Période 5, p. 28.

[9] Pascal Quignard, Le Sexe et l’Effroi, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1996, p. 318-319.

[10] Denis Diderot, Entretien entre d’Alembert et Diderot, « été 1769 », Paris, Flammarion, 2002, p. 307.

[11] Pierre Bayard, Le Plagiat par anticipation, op. cit., p. 37-38.

[12] Severo Sarduy, Barroco, Paris, Gallimard, 1991, p. 156.

[13] Ibid., p. 158.

[14] Laurent Olivier, Le Sombre Abîme du temps. Mémoire et archéologie, Paris, Seuil, 2008, p. 71.

[15] Jeanne Candel, entretien avec Marie Richeux, Par les temps qui courent, déjà cité.

[16] Lucile Commeaux, émission Affaire critique : « Critique de spectacle : Baùbo, de l’art de n’être pas mort », France Culture, 13 février 2023. www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/affaire-critique/critique-spectacle-baubo-de-l-art-de-n-etre-pas-mort-de-jeanne-candel-3385917

[17] Severo Sarduy, Barroco, op. cit., p. 158-159.

[18] Voir François Hartog, Chronos, l’Occident aux prises avec le temps, Paris, Gallimard, 2020, chapitre VI, « Chonos destitué, Chronos restitué », et conclusion, « L’Anthropocène et l’histoire », p. 263 à 335.


Pour citer cet article

Victor Thimonier, « Mémoire et anticipation
Sur les prologues et le deuil de la mort dans Baùbo, de l’art de n’être pas mort », Théâtre/Public, N° 249 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp249-memoire-et-anticipation-sur-les-prologues-et-le-deuil-de-la-mort-dans-baubo-de-lart-de-netre-pas-mort/

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