numéro 249

N°249

« Nous nous mettons à la même table »
Autour de la mort d’Empédocle

Par Olivier Neveux

Entretien avec Bernard Sobel, metteur en scène de La Mort d’Empédocle de Hölderlin au Théâtre de l’Épée de bois, et de Daniel Franco, dramaturge sur le spectacle.

En janvier 2023, Bernard Sobel a mis en scène au Théâtre de l’Épée de bois La Mort d’Empédocle, de Hölderlin. Cet entretien avec lui et Daniel Franco, dramaturge sur le spectacle, fait suite à cette série de représentations.

Olivier Neveux : Avant que je ne branche l’enregistreur, tu nous parlais, Bernard, du film Le Retour des hirondelles, de Li Ruijun, que tu viens de voir et qui a, pour toi, de forts échos avec La Mort d’Empédocle. Pourquoi ?

Bernard Sobel : Ce cinéaste que je ne connais pas parle de quelque chose qui me semble être la même chose que le souci de Hölderlin.

B.S.: Il y a des passages des dialogues ou du poème La Mort d’Empédocle dont je n’ai compris, me semble-t-il, l’importance qu’après l’avoir regardé quatre ou cinq fois. Par exemple cette phrase, au moment où il libère les esclaves : « Faisons comme si nous n’étions pas ce que nous sommes. » J’ai l’impression d’entendre Warren Buffet dire « la lutte des classes existe mais c’est nous qui l’avons gagnée ». « Faisons comme si nous n’étions pas ce que nous sommes. » Le film travaille les mêmes choses que Hölderlin : savoir ce que nous sommes.

O.N.: Nous, l’espèce humaine ?

B.S.: Oui. Je viens de lire Âge de pierre, âge d’abondance, de Marshall Sahlins. Je suis étonné, il produit un effet d’étrangeté, à la Brecht, sur « ce que nous sommes », là d’où nous venons, et il oblige à se demander s’il est naturel qu’un être humain en exploite un autre. Il permet de percevoir la fragilité de la démocratie : tout ça, en un clin d’œil, peut disparaître.

O.N.: Et pour toi, Empédocle parle de ça ?

B.S.: Ah oui, fondamentalement, il ne parle que de ça.

Daniel Franco : Je n’ai pas vu Le Retour des hirondelles, mais j’ai vu récemment le film d’un cinéaste philippin, Lav Diaz, qui s’appelle Norte, la fin de l’histoire, où un étudiant en droit, animé au départ par une soif de justice, commet des crimes de plus en plus épouvantables, parce qu’il cherche à accoucher d’un geste qui soit à la hauteur de sa détestation du monde. Il cherche par tous les moyens à extraire le mal, il essaye d’aller au bout de l’extraction du mal. Et à la fin du film, on le voit sur une barque, il flotte, et on comprend que le mal est insubmersible. Alors chez Hölderlin il n’y a pas de barque sur l’eau, mais il y a un homme qui erre à la surface de la terre, insubmersible à sa manière, c’est Empédocle. Il est aussi animé par une soif d’absolu, et il annonce qu’il va se jeter dans le volcan pour se dissoudre et s’unir avec la nature, avec le divin, mais parvenu au bord du précipice, sur le point de se jeter dans le vide, il se ravise, et dit : « pas encore ». C’est intéressant, parce qu’au début de la pièce Empédocle se présente comme quelqu’un qui a été amputé de l’essentiel, c’est-à-dire abandonné par les dieux. L’époque où les dieux étaient proches des humains, Empédocle lui-même en parle comme d’un âge d’or révolu, mais il était précisément le dernier vestige actif de ce passé, c’est-à-dire qu’en lui la proximité entre les dieux et les humains continuait d’opérer. Mais cette exception prend fin, les dieux n’enchantent plus son esprit, cessent de produire une poésie inspirée, ce qui le décide à partir à son tour. Et ainsi, ceux qui n’avaient été témoins que de loin de cette proximité possible entre l’humain et le divin vont aussi devoir se passer de lui. Et donc on a une espèce de réaction en chaîne, ou peut-être une simple pente : les dieux s’en vont, puis Empédocle s’en va dans leur sillage, et juste avant son départ, il exhorte encore Critias, le père de Panthéa, la jeune fille qu’Empédocle était parvenu à ressusciter par une faveur que les dieux lui avaient faite, à fuir Agrigente au plus vite. C’est comme une scène de crime parfait, des dieux disparus toute trace effacée… On a l’impression que c’est une pièce qui annonce un projet de rédemption…

B.S.: C’est une tentative de pièce, puisque c’est la seule. Il n’en a pas écrit d’autres.

D.F.: Il n’en a pas écrit d’autres, et il a théorisé le fait qu’il ne fallait pas en écrire. Donc de ce point de vue-là c’est une tentative.

B.S.: Il fait dire par Panthéa à Délia « non mais arrête ton cinéma, nous aussi on produit des choses comme ça, mais on pleure un petit peu puis on sort et on va manger, et je voudrais boire encore un coup avec mes amis », il y a quelque chose comme ça.

D.F.: Il y a aussi la tentation, compte tenu du destin de Hölderlin, de projeter notre propre désarroi dans celui du poète, dans celui du personnage. Mais là où c’est intéressant justement, c’est que la rédemption annoncée n’a pas lieu, et qu’au fond c’est une pièce qui de ce point de vue fonctionne comme un contrepoison, qui met en garde contre l’apocalypse, contre la tentation apocalyptique, au sens de la tentation de la révélation ultime.

O.N.: Parce qu’il ne va pas jusqu’au bout ?

B.S.: Non, parce qu’il le vit. Il ne faut pas oublier le Tübinger Stift, l’École normale supérieure du coin, il est avec Hegel, avec Fichte, avec Schelling, ils sont tous là, et quand il dit « je voudrais aller boire un verre avec mes amis », il parle d’eux. Eux qui ont su s’adapter.

O.N.: Là tu parles de Hölderlin, tu ne parles plus d’Empédocle.

B.S.: Oui, mais c’est très difficile de faire le partage. On sait qui est Hölderlin mais pas qui est Empédocle, et en fin de compte, en ce qui me concerne, Empédocle je n’en ai rien à faire. Mais de Hölderlin, oui, j’en ai quelque chose à faire, comme j’en ai à faire de Robespierre qui est là, dans les parages de la pièce, avec la rupture civilisationnelle que produit la Révolution française, etc. Daniel parle du divin, moi je n’en parle jamais, mais je pense, dans le fond, qu’il a raison, c’est l’illusion qu’on se fait qu’il y a du divin, ou qu’il n’y en a pas.

O.N.: Pour toi c’est une illusion ?

B.S.: Non, c’est un problème. Tout est problème. Les problèmes sont là, sur la table, toute la cuisine est là. Ce qui fait que je pense que, consciemment, inconsciemment, nous nous mettons tous à la même table : les spectateurs d’aujourd’hui, le poète d’hier, ses amis à lui. « On est à la même table. » Les gens qui ont regardé la pièce ont senti qu’ils étaient à une table. Je pense à des camarades du Parti qui arrivent, qui sont là, qui ont vécu, ou qui vivent encore, cette expérience de l’engagement intellectuel, le rapport à l’histoire du Parti, la révolution qui était aussi l’Être suprême, Robespierre, qui devient un monstre. Robespierre est là dans la pièce, quand Hermocrate dit « avec tout son baratin, c’est lui qui va s’emparer de tout, la terre, etc. », c’est extraordinaire…

O.N.: Au tout début de ton travail, tu me parlais d’ailleurs du rapport Khrouchtchev et d’Aragon…

B.S.: Aragon dit de Hölderlin « c’est le plus grand ». Et il n’est capable de dire que c’est le plus grand qu’à partir de son expérience. S’il n’avait pas été ce qu’il a été et ce qu’il va devenir dans sa courte vie…

O.N.: Tu parles de quoi, de son engagement communiste ou de sa vie amoureuse et sexuelle ?

B.S.: Son histoire amoureuse… Je crois que, c’est mon interprétation, le rapport d’Empédocle avec Pausanias est un rapport de ce type-là, mais rien ne le prouve et aucun des grands savants n’ose dire une chose pareille, mais moi je ne sens que ça. Je m’aperçois, parce qu’on en discute, que cette pièce est une grande histoire d’amour, c’est l’amour entre deux individus qui va leur permettre de toucher ce divin-là.

O.N.: Tu dirais que l’engagement communiste est une entrée possible, que quelqu’un qui a eu un engagement communiste peut entendre des choses dans cette mise à table, des choses spécifiques ?

B.S.: Non, c’est plutôt qu’il est capable de savoir ce qu’il mange. Quelqu’un qui se veut toujours communiste, comme moi, se dit « mais c’est quoi ce que je mange ? »

O.N.: En gros, on est à la même table que Hölderlin, tout est là…

B.S.: Oui, on est toujours à cette table-là. Je vois le film chinois, Daniel voit le film philippin, etc., on est toujours à la même table. Et d’ailleurs cela pose la question de la pertinence de notre artisanat : qu’est-ce qu’on peut mettre aujourd’hui en scène de Brecht, avec ce qu’il appelle le « Gestus », c’est-à-dire la façon dont j’agence certains mots, certaines attitudes pour que cet agencement amène à réfléchir. Peut-être Sainte Jeanne des abattoirs… Parce que la classe ouvrière a disparu…

O.N.: Et Hölderlin est plus une réponse que Brecht à cette absence de la classe ouvrière ?

B.S.: Non, lui est profondément chrétien. Brecht aussi est bourré de christianisme… Hölderlin est chrétien dans le sens où celui qui n’est jamais nommé est le révolutionnaire Jésus, mais c’est un révolutionnaire qui calme le jeu : quand Manès arrive à la fin, il dit qu’il prend toutes ces douleurs sur lui et qu’il les apaise. Alors que l’histoire ne les apaise pas. Il n’y a pas une pièce de Brecht qui parle de ça, peut-être Baal, peut-être les premières, il faudrait que je regarde à nouveau. Et c’est la question que je me pose, et c’est pourquoi j’avais dit que j’arrêtais, et puis je suis tombé là-dessus et j’en ai parlé à Daniel.

O.N.: Là-dessus c’est Hölderlin, c’est Empédocle ?

B.S.: Oui, c’est ça. il m’a fait comprendre ce que c’est qu’un poète.

O.N.: Et qu’as-tu compris ?

B.S.: Que la poésie était fabriquée avec des mots. Ça ne tient pas au discours, c’est le fait de rendre étrange l’action de parler.

O.N.: Je reviens à cette question de divinité, elle est importante. Un jour, Bernard, pendant que vous étiez en train de travailler, tu m’appelles et tu me dis : j’ai compris ce que veut dire « noir péché », ce que j’ai compris c’est que l’un des enjeux majeurs est de ne pas croire, c’est de s’abstenir de croire, de se refuser à croire, et cela c’est très dur.

D.F.: Effectivement tu avais dit pendant qu’on travaillait qu’au fond le noir péché c’est la sortie de l’enfance, c’est-à-dire d’une espèce de foi naïve…

B.S: Oui, de l’innocence.

D.F.: De l’innocence. Alors effectivement si on pense la chose comme ça, le péché c’est la conscience. C’est comme dans la Bible : « Leurs yeux se sont ouverts. » Le noir péché, c’est la lumière, c’est quand on voit clair, c’est la lucidité. Et effectivement, avant ça, avant l’ouverture des yeux, il y a cet état de cécité. Il y a un très beau texte du philosophe Hans Jonas qui s’appelle « Outil, image et tombeau », on dirait un rébus, et comme dans l’énigme du Sphinx, la solution du rébus c’est l’homme : si on essaye de comprendre quel est le fil qui traverse ces trois stations que sont la fabrication des outils, la production des images et l’inhumation des semblables, c’est l’humain. C’est à ça que les paléontologues reconnaissent le passage de l’homme : s’ils trouvent dans leurs fouilles des restes d’outils, d’images, de tombeaux. Et Jonas appelle ça le trans-animal. Cette idée m’a toujours beaucoup plu, parce que je vois ça un peu comme le Transsibérien, une espèce de voyage interminable par lequel on sort, mais en fait on ne sort jamais complètement de l’animal.

B.S.: Mais il n’y a pas le « mot » ?

D.F.: Non, il n’y a pas le langage.

B.S.: Mais il faut qu’il y ait le langage pour dire ça.

D.F.: Oui, absolument. Mais je dirais que ce que ça veut dire surtout, c’est que s’il n’y avait que le langage, on serait des animaux qui babillent, comme le font certaines espèces. Il y a le langage, mais le pied-de-biche qui fracture le langage, et qui en fait un langage humain, c’est-à-dire un langage qui se pose justement la question de la parole, c’est parce que le langage est un filet qu’on jette vers quelque chose qu’on n’attrape pas.

B.S.: Et ça crée une définition du théâtre : le filet qu’on lance vers quelque chose et qu’on n’attrape pas.

D.F.: Oui, et c’est aussi sans doute une définition du divin. Le théâtre, c’est peut-être le filet qui retombe, et le divin, c’est ce qu’on n’a pas attrapé. Mais dans les premières pièces de théâtre, il y avait un Dieu qui traversait la scène.

B.S.: Oui, c’est Les Bacchantes. Et c’est le hasard qui fait que notre travail sur Les Bacchantes est arrivé juste avant celui-là.

O.N.: On sent bien que vous ne situez pas la « divinité » tout à fait au même endroit ; le texte dit d’ailleurs quelque chose de cette ambivalence-là : entre un regard possiblement très athée, ce que j’avais compris de l’explication par Bernard du « noir péché », mais aussi une appréhension plus anthropologique, qui laisse une place à la fonction du divin.

B.S.: Oui c’est ça… Je ne le connais pas bien du tout, mais la figure de Hegel est là, et la figure de Marx, à deux pas. Il y a une lettre de Ruge à Marx, qui lui dit « je viens de lire Hypérion, et ce n’est pas terrible ce qui nous attend », et Marx dit « laisse de côté le pessimisme, il faut aller de l’avant ». Il y a une image assez extraordinaire de Hölderlin qui va dans la campagne et qui hurle « Je ne veux pas être jacobin ». Je pourrais dire « Je ne veux pas être coco ». Parce qu’aujourd’hui, regarder ce qui se passe en Chine, les défilés, Xi Jinping tout seul là-haut qui regarde ces gens, comme des fourmis qui défilent, c’est monstrueux.

O.N.: Et ça a le nom de communisme.

B.S.: Eh oui, ce n’est pas facile pour moi.

O.N.: J’ai une question. Quand Marx répond « ça suffit le pessimisme, on avance », dans sa réponse à Ruge : sur cette question du pessimisme et du texte, d’Empédocle, je trouve que tu as beaucoup évolué, certaines fois tu racontais le caractère très désespéré d’Empédocle, et à d’autres moments tu te battais contre le désespoir.

B.S.: À mesure gardée, le désespoir… il ne faut pas trop en faire, ne pas trop se la raconter… C’est très difficile de répondre à tout ça. Sur le plan du théâtre, je me demande « Pourquoi l’homme parle ? », ça touche mon métier, mon artisanat, pourquoi il parle, c’est la question, non ?

D.F.: Je pense que c’est de moins en moins la question, que c’est de plus en plus une question recouverte par d’autres. Mais je repars de ce que tu as dit sur l’amour dans la pièce, je trouve que ce qui est intéressant c’est que Hölderlin est chrétien, il est question du Christ, à mots couverts, mais en réalité c’est un secret que toute la pièce évente. Le Christ est pour ainsi dire le souffleur, mais le personnage c’est Empédocle, et c’est quelqu’un qui a une théorie de l’alternance de l’amour et de la haine.

B.S.: Ce n’est pas pour t’interrompre, mais il y a surtout cette réplique : « Ce qui m’est proche je ne peux pas le supporter. »

D.F.: Oui, ça c’est l’Empédocle de Hölderlin, l’Empédocle amoureux, quand il essaye de se débarrasser de Pausanias… Mais l’Empédocle historique qui est quand même là, c’est quelqu’un, comme tous les présocratiques, ce ne sont pas des gens qui ont une conception de l’histoire, ce sont des gens qui ont une conception cyclique du temps, et il faut expliquer l’oscillation sur quoi ça fonctionne. Et Empédocle dit : tour à tour le monde est caressé dans le sens du poil puis brossé à contrepoil, donc tantôt l’amour rapproche les êtres, tantôt la haine les éloigne et les oppose les uns aux autres, et alors il y a agitation, division, etc. Et ce que je trouvais intéressant aussi dans le fait de jouer une pièce qui s’appelle La Mort d’Empédocle et où finalement Empédocle ne meurt pas, alors que le Christ, lui, peut-être qu’il ressuscite mais il meurt, c’est que je trouve qu’on est dans un moment très empédocléen de ce point de vue-là. Jusqu’à la fin des années 1980, en est dans une logique du progrès historique, avec l’idée de la fin de l’Histoire, et je trouve que depuis, de manière très nette depuis le début des années 2000, on a l’impression que l’Histoire a cédé la place à une opposition élémentaire de flux d’amour et de flux de haine. Alors pas dans cette espèce d’alternance où chacun attend son tour comme dans la cosmologie d’Empédocle, mais on a l’impression que c’est comme des vents qui soufflent, et que l’actualité est faite de ces bourrasques. Maintenant, sur la question du parler, effectivement, quand je faisais mes études de philosophie à Bruxelles, j’ai eu un professeur qui s’appelait Gilbert Hottois, et qui dans les années 1960-1970 était un de ceux qui prenaient très au sérieux la question de la technique, et sa thèse était que la philosophie depuis son commencement idéaliste n’avait voulu considérer l’homme que comme animal parlant, ou en tout cas au premier chef comme animal parlant, et lui disait qu’il fallait impérativement reconnaître que l’homme était aussi bien un être technique, agissant, qui transforme le monde, qu’un être de parole ou de raison. Et j’ai l’impression qu’aujourd’hui on voit à quel point c’est la parole qui est à la remorque des transformations techniques, plutôt que l’inverse. Et que la question du divin, oui, à nouveau se pose. J’ai lu Le Grand Dérangement, du romancier indien Amitav Ghosh, c’est un livre qui parle du dérangement climatique et de toutes ses répercussions, et ce qui m’a frappé c’est qu’à la fin il dit « vivement que les religions s’emparent de cette question ». Pour lui, c’est tellement évident que… il n’y a que la religion qui puisse attraper les masses. Surtout si on veut leur montrer quelque chose qui n’est pas circonscrit comme la lutte des classes, parce que la lutte des classes c’est un objet circonscriptible, même si on dit que c’est le moteur de l’Histoire, et que le bloc-moteur est toujours caché, ce n’est pas non plus insurmontable de soulever le capot pour montrer ce qu’il y a dessous. Mais comprendre la crise écologique c’est bien plus compliqué, parce que justement ce n’est pas la question du moteur. Il ne s’agit pas simplement de dire : vous avez la nature en surface, mais en dessous il y a deux, trois mécanismes qui sont déréglés. Ça renvoie à quelque chose de beaucoup plus profond, me semble-t-il. Ce n’est pas seulement qu’il n’y a pas d’alternative, que nous sommes rivés à cette Terre-ci sans pouvoir nous poser ailleurs, enfermés dans ce que certains appellent le vaisseau Terre, mais que ce vaisseau n’est pas piloté. Il y a l’expression de « magnifique pilote » dans Empédocle, mais il n’y a pas de magnifique pilote de l’univers. Et je pense que même en étant athée, la crise écologique découvre ce reste de religiosité qui était inconsciente, un peu comme Nietzsche disait qu’on ne se débarrasserait pas de Dieu tant qu’on croirait à la grammaire… Je dirais que la crise écologique nous oblige à régurgiter ce reste de confiance religieuse qu’on avait en travers de la gorge, qui était de dire que nous, notre affaire, c’est l’Histoire, c’est de régler la question de la lutte des classes, et que le reste ne nous concerne pas, n’est pas de notre ressort. Cette partition n’est plus tenable aujourd’hui, plus rien de ce qui est non-humain ne nous est encore étranger. Je ne sais pas ce que la parole devient dans ces conditions…

B.S.: En fait, ce que vient de dire Daniel, c’est ce que vit secrètement Hölderlin, au moment où il fait venir son autre lui-même sous la figure de Manès, quand il dit : « Tu me tortures, alors dis-moi qui tu es. » Sans arrêt la question est posée, et c’est ce qui est formidable dans ce poème, c’est de dire on est là pour se poser des questions, pas pour y répondre.

D.F.: La question, c’est bien, et on peut célébrer l’homme comme un être de questionnement, là où l’animal suit une trajectoire prédéfinie. Et notamment cette question dont parle très bien Hans Jonas, qu’il ne s’agit pas de dire comme Pascal « L’homme n’est ni ange ni bête », il ne s’agit pas par une sorte de fausse alternative de le situer malgré tout, d’en faire un hybride constitutivement, il s’agit de dire que nous sommes une traversée, et qu’on connaît le point de départ et absolument pas la destination. Alors que pour certains le divin ait pu nommer le point de fuite de cette destination inconnue, d’accord, mais effectivement ça restait une question. Mais aujourd’hui nous faisons face à des problèmes, et la temporalité des problèmes n’est pas la temporalité des questions : pour poser la question et bien la poser, il faut du temps, mais pour résoudre les problèmes, on est pris par le temps. Et c’est quelque chose, je crois, qui évidemment explique cette ferveur apocalyptique aujourd’hui. Il n’y a plus le temps, alors on cherche à mettre en scène le dernier acte, à faire en sorte que cette catastrophe soit tout de même la révélation de quelque chose qui aura été la vérité de tout ça.

O.N.: Pour conclure, je déduis quand même deux choses de ce que dit Daniel. La première chose tient au primat très longtemps donné au langage sur la technique, et le théâtre occidental et moderne a été massivement un art du langage, que fait-on de la destitution de ce primat-là ? Et la deuxième destitution est celle de la centralité de l’Histoire : si la question qui se pose à nous n’est plus seulement de transformer l’Histoire, mais de se situer dans un rapport qu’on pourrait dire cosmique, avec les difficultés et l’impossible maîtrise de tout ça, à quoi peut bien servir le théâtre ? Dès lors que le théâtre, et en tout cas le théâtre que tu as pratiqué, le théâtre du XXe siècle, Brecht entre autres mais pas que, a mis au centre la question du moteur de l’Histoire, la lutte des classes, et a mis au centre la question du langage. On fait quoi avec ces deux destitutions ?

B.S.: Justement, Hölderlin permet de se décentrer et de se mettre au bord de l’abîme.

D.F.: Je pensais à un désert… Dans la Bible, quand les Hébreux fraîchement affranchis traversent le désert conduits par Moïse, à la fin, Dieu lui montre la terre et lui dit « toi tu verras le pays, mais tu n’y entreras pas ». Et toi, Bernard, quand tu travailles, tu te poses tout le temps la question de quelle est l’utilité de ce qu’on fait. Et j’ai l’impression qu’au fond montrer ce type de spectacle c’est un peu comme si Moïse convoquait le peuple, et de la sanction divine qui le frappe, leur faisait don, c’est-à-dire que là où on ne peut pas entrer on peut montrer quelque chose. Après, il y a la question de savoir ce qui est donné à celles et ceux qui n’ont pas au préalable traversé le désert. C’est difficile de savoir ce qu’un public reçoit, perçoit, mais ce qui me paraît important en tout cas, c’est bien de comprendre que ça ne fait que montrer quelque chose, et que ça ne permet d’entrer nulle part : des questions sont montrées, chacun peut s’en emparer et éventuellement peut décider de traverser son petit désert à lui. Mais effectivement c’est un spectacle qui constamment recrée ou recreuse la distance.

B.S.: C’est que les poètes nous ont permis de creuser sans arrêt la distance, et non pas de la remplir. Mais sans avoir le projet de faire ça. Pour aider à ne pas avoir la réponse. Mais ne pas pouvoir ne pas se poser la question. Ce sont les deux choses. Je dirais que le théâtre c’est : il faut se poser des questions mais vous n’aurez jamais de réponse. Chaque film de Charlot est comme ça, et c’est drôle. Ou la scène du pauvre dans Dom Juan, qui est très mystérieuse. Une fois que tu as fait Empédocle, tu te dis « mais qu’est-ce que je vais faire ? » Qu’est-ce qu’on peut faire aujourd’hui au théâtre ?

O.N.: Le texte de Hölderlin est un texte ardu. Le soir où j’ai vu la pièce, je sentais la salle entière, très attentive, concentrée, au travail. Ce texte ardu, il peut être intimidant. Il exige, d’une certaine manière, un public philosophe (ce qui est très différent d’un public de philosophes), comment est-ce que tu envisages ce rapport-là ?

B.S.: C’est très difficile de te répondre. C’est une question de dignité, tout être humain est philosophe.

O.N.: C’est une très grande exigence pour le public que vous invitez à venir découvrir cela.

B.S.: Oui, mais je te répondrais que l’exigence de la vie c’est ça. Et si tu ne réponds pas à cette exigence, tu fais tout pour que les gens ne se posent pas les questions. Charlot réussit sans arrêt, d’une autre façon, à ouvrir l’abîme des questionnements. Quand on me dit que le théâtre, que le poème est compliqué, je réponds toujours, et finalement je tiens à cet argument, que c’est d’abord et aussi très compliqué de comprendre que si tu n’as pas un bout de papier qui s’appelle monnaie, tu ne peux pas manger. Dans le film Le Retour des hirondelles, le personnage a construit une nouvelle maison avec de l’argile. La femme dit « pour une fois que je suis dans ma maison je suis malade » et, peu de temps après, elle meurt. Il y a ensuite une scène, je n’ai pas bien compris, où il la maintient debout dans un courant d’eau froide, elle crie… Et à la fin, il libère son âne, qui ne comprend pas, il lui dit « tu as été exploité toute ta vie, tu peux te tirer ! » C’est extraordinaire que ce soit fait aujourd’hui en Chine, au moment où tu vois les grands défilés… C’est extraordinaire, le réalisateur qui a fait ça, les acteurs qui ont fait ça… avec cet âne ! Est-ce qu’on pourrait résumer tout ça en disant une chose : c’est passionnant d’être un être humain.


Pour citer cet article

Olivier Neveux, « « Nous nous mettons à la même table »
Autour de la mort d’Empédocle », Théâtre/Public, N° 249 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp249-nous-nous-mettons-la-meme-table-autour-de-la-mort-dempedocle/

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