C’est un spectacle mythique : Médée-Matériau, de Heiner Müller, interprété par Valérie Dréville sous la direction d’Anatoli Vassiliev. Créé en 2000 à Moscou, il est repris de façon discontinue pendant les cinq années qui suivent, en France et en Russie, puis s’arrête de jouer, comme il est d’usage de le faire. Les spectateurs deviennent alors les dépositaires de la mémoire du spectacle, et leurs récits s’accordent sur le caractère unique de l’expérience vécue, sur le choc de cette rencontre entre une actrice, un metteur en scène et un texte. Une captation audiovisuelle, réalisée au sein des murs de l’école d’art fondée par Anatoli Vassiliev, circule comme un précieux secret et sert d’appui aux visionnages de chercheurs et étudiants en études théâtrales ou de curieux. L’histoire aurait pu s’arrêter là : un spectacle entré dans l’histoire du théâtre et devenu objet d’analyse. Mais Valérie Dréville en décide autrement. Lorsque Stanislas Nordey lui demande ce qu’elle souhaite faire en tant qu’artiste associée au Théâtre national de Strasbourg en 2017, c’est pour elle une évidence et une nécessité : reprendre Médée-Matériau. En apparence, cette reprise n’a rien de spécifique sinon qu’elle engage le corps et l’expérience d’une actrice qui, entre-temps, a éprouvé d’autres pédagogies et esthétiques que celles d’Anatoli Vassiliev et vieilli de quinze années — et avant d’accepter la proposition, le maître russe s’assurera auprès de Valérie Dréville que cet entretemps ne fera pas obstacle au travail de reprise, ce qu’elle confirme très rapidement[1]. Reste qu’au-delà des apparences la reprise permet, par un effet de redoublement, de révéler combien Médée-Matériau était d’ores et déjà travaillé par une logique de reprises plurielles. Reprise comme réécriture et relecture dans l’œuvre de Müller ou reprise comme catégorie nouvelle dans l’acte créateur chez Vassiliev, autant de re à déplier à travers l’expérience, elle aussi reprise, d’une spectatrice.
re-écrire-lire-dire
Publié en 1982, Médée-Matériau est placé par Müller dans l’interstice entre Rivage à l’abandon et Paysage avec Argonautes, deux pièces-paysages que sépare ce (quasi-) monologue de quelques pages à peine, un matériau qui témoigne d’un des principes d’écriture du dramaturge allemand : la réécriture comme acte de machination du théâtre. Cette réécriture se doit d’être radicale pour être susceptible d’« activer les mythes anciens » selon une logique qu’explicite Christophe Bident :
« Comme on ne peut selon Müller reprendre les mythes anciens pour se contenter de les mettre en scène au théâtre, il faut les réécrire ; mais comme la forme littéraire elle-même, comme la forme fragmentaire elle-même est susceptible de récupération, il faut sans cesse les réécrire, et il faut réécrire dans des formes différentes, contrastées, hétérogènes et pourtant simultanées (au sens où elles font partie de la même œuvre). Le travail littéraire est une machine incessante : recyclage, montage, transformation sont ses métaphores industrielles. »[2]
Le travail d’analyse mené par Vassiliev poursuit, voire redouble une telle logique de réécriture non pas en en modifiant la forme ou le contenu, mais en prenant le texte à partir de sa fin. C’est le propre de ces structures ludiques (ou structures de jeu) qu’il distingue des structures psychologiques : le déterminant de l’action ne se situe pas au début (événement originel) mais à la fin (événement principal). En découle un déplacement du centre de l’action qui passe de la psyché du personnage (et de l’acteur) dans les structures psychologiques à la parole dans les structures de jeu, une parole extérieure au personnage autant qu’à l’acteur et chargée d’une puissance de révélation. Lors de la création, Anatoli Vassiliev et Valérie Dréville ont mené cette analyse à rebours des semaines durant en travaillant sur le texte de Müller dans trois langues : allemand, russe, français. Chacune répondant à l’autre, la complétant ou précisant le sens pour que la partition soit commune indépendamment de la compréhension des langues. Raturer, corriger, commenter : autant de gestes qui rappellent le texte de Müller à sa condition d’un matériau que Vassiliev et Dréville remodèlent par des déplacements d’accents, de respirations, de lignes mélodiques. Et toujours en procédant à rebours car chaque mot, chaque intonation du texte de Müller doit être hanté par cet événement principal qui n’arrivera qu’à la fin et qui, pour Médée-Matériau, est la révélation de Médée comme figure, sa libération et sa sortie du mythe — « Je veux fendre l’humanité en deux parties et vivre dans le vide, au milieu »[3], dit Médée. Quinze ans après la création de Médée-Matériau, Valérie Dréville se replonge dans ce travail d’analyse qu’elle était partie éprouver en Russie.
« C’est cela l’école russe découverte par Stanislavski : décrire le jeu dramatique, nommer les comportements de l’acteur, repérer les cheminements et en nommer les étapes. Dans les structures de jeu, le centre n’est pas à l’intérieur, mais à l’extérieur, dans le futur du texte, dans ce que Vassiliev appelle : l’événement principal. Alors on lit le texte à l’envers parce que toutes les parties jouent avec le final et sont déterminées par lui. Du point A<– B. »[4] On retrouve ce déplacement du centre vers l’envers dans le début de la représentation de Médée-Matériau qui consiste en la projection, sur un écran situé à hauteur de regard, de l’intégralité du texte de Müller. Dévoiler le début, le milieu comme la fin, faire connaître le texte dans son ensemble pour que son incarnation à venir puisse se faire à partir de cette connaissance. Le premier geste du spectateur est ainsi celui d’une (re)lecture, en silence, d’un texte qui est lui-même réécriture. Au-delà de la détermination d’un tempo, ce prologue textuel est essentiel car il construit pour le spectateur une première impression du texte, comme on étale une couche d’apprêt pour que la peinture tienne. Cette impression diffère bien entendu selon qu’elle a lieu pour la première, ou la seconde, ou la énième fois. Pour celles et ceux qui ont fait l’expérience des représentations des années 2000, en présence ou à travers la précieuse captation, chaque mot est hanté par le souvenir de la voix de Valérie Dréville. Le regard active alors, en se posant sur les lettres, un souvenir sonore, et le texte de Müller, pourtant encore silencieux, semble se réécrire au creux de l’oreille de chacun. Alors que sur l’écran les derniers mots s’effacent pour faire apparaître le nom de Heiner Müller, Valérie Dréville entre en scène, talons claquants, et prend place sur une chaise placée au centre sur une estrade en forme de croix, face au public. Elle s’assoit, le corps droit, jambes écartées, le visage exposé par des cheveux tirés en arrière. Ses traits sont impassibles, elle regarde le public calmement, concentrée. Ses yeux se posent à sa droite, elle tend le bras d’un geste net et ramasse une petite poche en cuir d’où elle extrait une cigarette qu’elle s’allume et fume. Le premier souffle est silencieux, ses lèvres s’entrouvrent pour laisser s’échapper une fumée à peine visible. Comme si c’étaient là, déjà, ses premiers mots. Résonne alors, avec une force insoupçonnée, le premier mot : « Jason. » L’énonciation du texte de Heiner Müller semble avoir commencé et devoir se dérouler ainsi, au rythme d’une accentuation savamment travaillée et étrangeante. Mais voilà que Valérie Dréville s’arrête dès la fin de sa première réplique. En silence, elle se saisit d’une feuille de papier et, d’une voix soudain plus douce, lit la réplique de la nourrice. Enchaînant avec les mots de Médée, sa voix l’entraîne déjà plus loin, tandis que le texte de Heiner Müller, qu’elle tient toujours à la main, vient caresser son genou et diriger le regard du spectateur vers ses cuisses ouvertes. Les mots « Médée-Matériau » apparaissent sur l’écran, Valérie Dréville froisse le texte en boule et achève sa réplique en un sourire inquiétant : « Tu pleures ou tu ris, Nourrice ? » À nouveau, le texte doit être ramené, rappelé. Elle défroisse en silence, calmement, le texte, le lisse puis lit la réplique de la nourrice, avant de broyer une dernière fois la feuille contenant les mots de Müller en une boule de papier qu’elle laisse tomber à terre.
Cette scène inaugurale de Médée-Matériau rejoue en le déplaçant le geste de lecture que les spectateurs viennent d’effectuer en le menant jusqu’à la vocalisation. Le procédé qui alterne entre voix lue et voix affirmative (nous y reviendrons) est employé par Vassiliev dans toute la première partie dialoguée du texte de Müller avant de laisser la place au monologue de Médée, alors que les feuilles de papier ont été jetées au sol par l’actrice. Une telle mise en scène du jeu de la lecture et de son abandon, outre les résonances qu’elle peut avoir avec l’acte même de l’apprentissage d’un texte dans le travail du comédien[5], opère le glissement entre le prologue silencieux et l’avènement d’une voix d’un autre ordre : la voix de Médée. Là se trouve l’objet du travail de Vassiliev : donner à l’acteur les moyens de faire (ré)sonner, à travers soi, la voix d’une figure.
une vie nouvelle
« Personne à part toi ne pourra jouer ce spectacle comme tu l’as joué dans ces années-là. Ce n’était même pas une tragédie, mais plutôt un mythe, un acte sacré. […] Si nous décidons ensemble de jouer notre Médée […], cela va signifier — non, ce n’est pas suffisant, je dirais autrement : cela va te déterminer toi-même vers une vie nouvelle. »[6] Les mots qu’Anatoli Vassiliev adresse à Valérie Dréville avant de décider de la reprise sont d’une solennité qui peut surprendre au premier abord mais qui s’explique par la nature du travail que le maître russe a mené depuis les années 1990, à savoir le théâtre ludique et l’action verbale. Héritier du dernier Stanislavski et élève de Maria Knebel, Vassiliev conçoit l’acte théâtral que constitue Médée-Matériau, dans sa réception autant que dans son exécution par l’actrice, selon le modèle de la peinture des icônes : le peintre/l’acteur n’est que l’intercesseur, le médiateur entre une idée (une figure) et sa révélation au spectateur. Il faut imaginer, pour aller vite, que l’action verbale vise à faire entendre, à travers le corps de l’acteur, la voix des icônes, une voix qui ne peut donc, en toute logique, avoir une intonation ordinaire (Vassiliev dirait interrogative ou narrative) mais une intonation dite affirmative. En découle la nécessité de suivre un training verbal que Valérie Dréville a pratiqué pendant une année entière lorsqu’elle était en Russie avant de jouer Médée-Matériau mais qu’elle n’a pas traversé depuis onze ans au moment de la reprise. Il faut retrouver les réflexes, s’asseoir, trouver le calme et le rythme d’une respiration abdominale, reconstruire les axes pour orienter l’espace autour de soi, s’y situer puis être en mesure de déplacer l’endroit d’où part le son à l’extérieur de soi, au-devant de soi. L’exercice a des accents de taï-chi, de kung-fu et de yoga et n’agit que par la répétition : il faut s’entraîner, chaque jour, encore et encore, jusqu’à ce que l’appareil vocal accepte de laisser passer ces sonorités nouvelles. Faire entendre une voix nouvelle pour accéder à une vie nouvelle : soit l’expérience kierkegaardienne de la reprise que l’on aimerait développer ici comme lecture possible, et non exclusive, de cette Médée rejouée.
Rédigé en 1843 et attribué au pseudonyme Constantin Constantius, ce « petit livre » met en scène des personnages fictifs, Constantin Constantius et un jeune poète. Kierkegaard s’adresse en réalité à la fiancée qu’il vient de quitter, Régine Olsen, et rejoue leur relation et leur rupture. Soit une réécriture parmi d’autres. Divisé en deux parties — la seconde s’intitulant « La Reprise » —, cet essai de psychologie subjective vise à exposer la « catégorie nouvelle » de la reprise que le porte-parole du philosophe danois « assimile à un mouvement, le mouvement même de la vie, par lequel l’existence concrète s’élance et se déploie au sein de la réalité »[7]. De sorte que « la reprise prétend retrouver ce qui a été sous une forme nouvelle concrète en se dirigeant vers l’avenir »[8]. Cette forme nouvelle correspond au passage de l’individu à l’état supérieur de l’Unique, cet être qui se « tient devant Dieu » et dont le modèle dans le texte de Kierkegaard est Job. Au-delà de la résonance avec les discours de Vassiliev sur le théâtre comme sphère sacrée, ce qui nous intéresse dans la démarche de Kierkegaard est qu’elle nécessite l’usage d’une langue autrement sonore. Ou tout au moins qu’elle se confronte à l’impossibilité pour le langage quotidien de saisir la catégorie de la reprise. Tout comme, pour Vassiliev, les intonations exclamatives et narratives du théâtre sont impropres à Médée. C’est le constat que fait le jeune poète lorsque, après avoir fui sa fiancée, il se plonge dans la lecture de la vie de Job et confie à Constantin Constantius son désespoir :
« Pouvais-je savoir à l’avance que tout mon être dans sa quintessence subirait un changement, que je deviendrais un autre homme ? […] Quel est cet usage de la parole humaine appelé langue, trop misérable jargon qui n’est compris que d’une clique ! Ceux qui sont privés de l’usage de la parole ne sont-ils pas plus sages, eux qui ne parlent jamais de telles choses ? »[9]
Et c’est bien à cet endroit que l’on retrouve Médée : dans l’insuffisance essentielle de « cet usage de la parole humaine appelé langue » que Valérie Dréville doit dépasser pour faire l’expérience de la catégorie de la reprise. La reprise selon Kierkegaard est avant tout l’expérience du surgissement, à l’interstice du flux de la parole, d’une voix comme résonance de l’éternité. Anatoli Vassiliev, pendant les répétitions de la reprise de Médée-Matériau, ne dit pas autre chose :
« Ce qu’on cherche, ce n’est pas la mémoire, c’est la réminiscence. […] La mémoire se souvient de l’intonation, et la transmet. Pour que la mémoire ne se souvienne pas de l’intonation, il faut travailler à nouveau le geste verbal. On cherche du côté de la transfiguration. Les moines, grâce à une technique complexe, arrivent à ce stade de la transfiguration dans le chant. […] Parce que le passé ne revient jamais, on ne peut jamais faire ce dont on rêve. Le futur, c’est le passé qui attend là-bas et qui essaie de se prolonger vers l’éternité. L’éternité, c’est sans passé ni futur, c’est l’instant. »[10]
Si Médée-Matériau rejoue ici l’expérience kierkegaardienne de la reprise, c’est ainsi parce qu’en elle se joue la traversée de la figure — littéralement, la transfiguration — qu’est Médée. Une traversée qui est autant expérience d’une langue inéluctablement inouïe que révélation d’une icône irréductible à son image, d’un mythe archaïque.
médée reconvoquée
Dans les années qui suivirent la création de Médée-Matériau, Valérie Dréville a souvent évoqué en entretien la façon dont elle s’est sentie habitée par Médée. Comme elle le raconte dans son « journal de répétition », c’est en partie pour retrouver les sensations éprouvées dans ce travail qu’elle s’engage dans la reprise. Non pas pour les reproduire à l’identique mais pour réactiver les traces laissées par cette expérience, comme on suit les contours d’une cicatrice pour se remémorer la blessure et appréhender sa douleur depuis un autre présent. « Que dix ans soient passés présente aussi des avantages, lui précise Vassiliev. Il ne s’agit pas seulement de restituer ce que nous avons perdu. Maintenant, il y a plus de profondeur, une certaine masse de vie s’est accumulée en toi. On ne peut pas aborder ce genre, la tragédie, le mystère, à 20 ans. »[11] La singularité de la reprise de Médée-Matériau tient à cette motivation première qui la rend possible : traverser à nouveau une expérience de jeu. Opportunité rare sinon exceptionnelle pour une actrice aussi singulière que Valérie Dréville qui a fait le choix, dès ses 20 ans lorsqu’elle quitte la Comédie-Française après la disparition de Vitez, de la recherche. Avec ce que cela implique de fragilité renouvelée, de renoncement aux savoirs établis ou à l’expertise. Et de force également. D’avoir éprouvé de l’intérieur des esthétiques et des pédagogies aussi différentes que celles de Claude Régy, Thomas Ostermeier, Luc Bondy, Guy Cassiers ou encore Krystian Lupa. La transfiguration appliquée non plus à Médée mais à elle-même en tant qu’actrice pour ne jamais cesser de remettre l’ouvrage au travail. « De l’intérieur, le spectacle est différent du spectacle d’autrefois, c’est un autre paysage, parfois, la Médée d’avant revient, mais comme par hasard, en invitée. »[12]
Reste que cette Médée qui s’invite parfois, remplaçant ou se surimposant à celle de la reprise, ne peut être confondue avec un simple personnage que Valérie Dréville incarnerait sur scène. Si incarnation il y a dans Médée-Matériau, c’est une incarnation du verbe, de la parole et non d’une psyché. Pour Vassiliev, Médée relève en effet de la métaphysique. Du moins c’est ce qu’il vise dans ce travail sur Médée-Matériau : employer les techniques théâtrales pour révéler la vérité d’une idée. Cette vérité n’a rien d’abstrait et il ne s’agit en aucun cas de comprendre Médée ou ce qu’elle représente mais de la convoquer, comme on convoque un esprit pour le libérer. Au cours d’une discussion avec Valérie Dréville pendant les répétitions de la reprise de Médée-Matériau, le maître russe analyse ainsi un des fragments du texte :
« Chez Heiner Müller, à la fin du texte, Médée ne se souvient plus de Jason : “Nourrice, connais-tu cet homme ?” Au début, il existe, à la fin, il n’existe plus. Elle fait cette opération sur elle-même. Ça ne suffit pas qu’elle l’ait oublié, elle ne s’en souvient plus. […] Toi, comme personne, à travers Médée, tu fais cet acte, qui élimine la mémoire concernant cet homme. […] Elle fait ce rituel, ce sacrifice et elle sort du mythe. […] Comment surmonter son propre mythe ? Il faut y entrer, le traverser, et franchir la frontière. »[13]
Précisons ici qu’il faut entendre le « comme personne » au sens de persona, figure jungienne par excellence et qui intéresse ici Vassiliev par sa qualité de transparence, de caisse de résonance car si l’acteur est pour lui au centre, c’est un centre vide, un réceptacle pour l’incarnation du verbe (et non de la personne !) selon la logique du credo chrétien[14]. La distinction est essentielle et elle détermine la nature de cet acte que fait Valérie Dréville « comme personne » : un acte rituel. Plusieurs conséquences pratiques se dessinent. D’abord la nécessité de répéter séparément partition gestuelle et travail sur le texte, et de ne réunir la parole et les gestes qu’au moment de la première représentation ; on ne convoque pas une figure telle que Médée inopinément. Si la mécanique des gestes est répétée encore et encore, elle ne l’est que par fragments pour préserver le danger du rituel. Ensuite et surtout, un statut singulier accordé au spectateur. Valérie Dréville le constate, « pour ce spectacle, la relation directe avec le spectateur n’existe pas. Cela se passe comme lors d’un rituel, celui qui accomplit le rituel n’a pas à s’occuper de ce qui se passe dans l’assistance »[15]. Et de fait, lorsque Valérie Dréville entre en scène et prend place sur son tabouret de bois, son regard ne rencontre pas le nôtre, il porte au-delà de nous. Étrange sensation que de se sentir traversé par un regard. Non qu’il s’agisse de nier notre présence, de faire comme si nous étions absents, bien au contraire. Nous appartenons à cet espace dont l’actrice prend la mesure, nous faisons partie intégrante de ces axes verticaux et horizontaux qu’elle trace et à partir desquels l’action verbale pourra avoir lieu. Chaque spectateur est ainsi rappelé à ce qu’il est : un corps dans l’espace, une présence dotée d’yeux et d’oreilles pour assister à un rituel sur lequel il n’a d’autre prise que celle de l’abandon, du retrait.
La radicalité de l’expérience Médée-Matériau ne saurait ainsi se limiter à l’actrice et s’étend au spectateur lui-même. Convoqué par la lecture silencieuse du texte de Müller d’abord, puis par l’intonation affirmative de Valérie Dréville, il élargit son écoute, s’ébranle et ravive dans son oreille le souvenir des lettres lues dont l’action verbale a vidé le contenu pour y laisser résonner la voix du mythe. Peu à peu, l’actrice construit le territoire de Médée, apposant sur son visage et son corps des compresses comme pour marquer les stigmates à venir du rituel. Les symboles prennent corps et, inversement, les corps et les objets se font symbole. Au fil des gestes et des paroles, l’actrice se métamorphose, encore et encore, sans pour autant changer de forme ; Médée étend son emprise pour se défaire du mythe. Une fois le rituel effectué, c’est au spectateur de quitter les lieux. L’action verbale a pris fin, la robe a brûlé, les enfants ont été tués, la traversée du mythe a eu lieu. Médée reconvoquée, Médée libérée, Valérie Dréville recompose autour d’elle l’espace et le vide et demeure là, nue, sans saluer. Les applaudissements sonnent faux et l’on n’ose rester trop longtemps dans la salle. Un rituel ne s’applaudit pas, il s’achève. Ou se répète, une autre fois.
Notes
[1] On lira à cet égard les lettres échangées entre le metteur en scène et l’actrice en juillet 2015 et reproduites in Valérie Dréville, Face à Médée. Journal de répétition, Arles, Actes Sud, 2018, p. 23-27.
[2] Christophe Bident, « Müller chez Vassiliev : Médée-Matériau, constructions et déconstructions d’un monologue », in Françoise Dubor et Françoise Heulot-Petit (dir.), Le Monologue contre le drame ?, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, p. 207-219.
[3] Heiner Müller, Médée-Matériau, Paris, Minuit, 1985, p. 16.
[4] Valérie Dréville, Face à Médée. Journal de répétition, op. cit., p. 47-48.
[5] Nous avons développé ce point dans « Le visage vocal », Théâtre/Public, n° 216, « Scènes contemporaines : comment pense le théâtre », avril-juin 2015, p. 64-70.
[6] Anatoli Vassiliev, lettre datée du 7 juillet 2015, reproduite in Valérie Dréville, Face à Médée. Journal de répétition, op. cit., p. 24.
[7] Søren Kierkegaard, La Reprise, trad. Nelly Viallaneix, Paris, Flammarion, 1990, p. 16-17 (nous reprenons ici l’analyse de la traductrice présentée en introduction au texte du philosophe).
[8] Ibid.
[9] Ibid., p. 145.
[10] Valérie Dréville, Face à Médée. Journal de répétition, op. cit., p. 44. Notons au passage qu’une des proches collaboratrices d’Anatoli Vassiliev, Natalia Isaeva, est la traductrice en russe des principaux traités de Søren Kierkegaard. Le rapprochement que nous faisons ici entre les deux pensées n’a donc rien d’une coïncidence.
[11] Ibid., p. 76.
[12] Ibid., p. 120.
[13] Ibid., p. 47 (nous soulignons).
[14] « Le problème, c’est de rendre l’acteur transparent, de manière à ce que l’idée puisse passer à travers lui. Ce n’est pas simple, l’acteur perd sa personnalité, il se dissout. Et c’est là le malentendu avec notre compréhension courante. On comprend, il perd sa personnalité, mais on pourrait dire qu’il perd sa personnalité quotidienne. Cela signifie qu’il devient un être humain véritable. Il acquiert en réalité sa personnalité la plus grande. » Anatoli Vassiliev, cité par Stéphanie Lupo, Anatoli Vassiliev. Au coeur de la pédagogie théâtrale, rigueur et anarchie, Montpellier, Entretemps, 2006, p. 145.
[15] Valérie Dréville, Face à Médée. Journal de répétition, op. cit., p. 116.
Pour citer cet article
Chloé Larmet, « (Re)jouer Médée-Matériau
De la reprise chez Anatoli Vassiliev », Théâtre/Public, N° 249 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp249-rejouer-medee-materiau-de-la-reprise-chez-anatoli-vassiliev/