numéro 249

N°249

« (Re)play it again »

Par Christophe Triau

Introduction au dossier de Théâtre/Public qui explore quelques-unes des formes que prend le « re » au théâtre : reprendre, recréer, recopier, reconvoquer, rejouer…et les questions qu’il pose aux interprètes, à la théâtralité, à la notion même de jeu.

« Peu importe [jusqu’à quel point] tu t’approches de lui, il y aura toujours un écart, et ce petit écart ineffaçable, c’est toi »[1] : c’est ce qu’avait répondu un ami au performeur-danseur Takao Kawaguchi lorsque, ayant projeté de travailler sur Kazuo Ôno, il avait commencé en s’employant simplement et strictement à copier, à partir d’archives vidéo, les danses de celui-ci — travail qui donnera finalement, en 2013, le spectacle About Kazuo Ohno. Reliving the Butoh’s Diva Masterpieces, où il ré-exécute plusieurs séquences de l’Hommage à La Argentina (1977), de My Mother (1981) et de The Dead Sea (1985), du célèbre danseur japonais. Cet écart qui restera toujours, aussi près que le reenacteur s’approche de la forme incarnée par l’interprète original, celui entre Kazuo Ôno et Kawaguchi, celui entre le modèle et la copie, le passé et le présent, entre l’interprète de ces danses et le performeur dont la performance est de les reperformer, recoupait d’ailleurs, dans le spectacle comme dans la démarche qui y avait présidé, d’autres paradoxes tout aussi significatifs que stimulants. Ainsi du fait que Kawaguchi avait entrepris ce travail autour de Kazuo Ôno pour aborder (après de nombreuses années de travail, avec Dumb Type en particulier, sur l’image extérieure) la question de l’intériorité — Ôno comme l’exemple par excellence d’une « danse de l’âme », d’une expression de l’intériorité —, et s’était finalement retrouvé à aborder cette œuvre par la plus pure extériorité — la copie la plus exacte possible (dans ce « possible » repose bien sûr tout l’écart) des mouvements des chorégraphies : « Le paradoxe, ou la contradiction, l’ironie, est que pour approcher l’âme de Kazuo Ôno, parce que les gens parlent de lui comme d’une “danse de l’âme”, je commence par la forme : je commence par l’extériorité pour approcher l’intériorité »[2]. Que reenacte-t-on, ou qu’est-ce qui se transmet et se réactive (ou non) dans un reenactment — la forme ou « l’esprit » de la performance ? Où est alors l’identité, et l’autorité que l’on peut lui associer ? Sans compter que, comme Kawaguchi pouvait lui-même le faire remarquer, Ôno ne cessait d’improviser — or Kawaguchi s’est tenu à reproduire une seule version enregistrée pour chaque chorégraphie. About Kazuo Ohno, et « l’expérience » qu’il représentait pour le performeur comme pour le spectateur (que, voire qui, voit-il alors ?), manifestait sous son apparence donnée de pure copie, discrètement mais en toute conscience, nombre de ces autres écarts (de cette « dualité », dit Kawaguchi[3]). Il serait trop long de développer ici, mais, pour ne prendre qu’un exemple, toutes les bandes-son provenaient directement et uniquement des enregistrements vidéo des spectacles qu’il avait étudiés, parfois applaudissements finaux inclus — faisant ainsi, discrètement (musiques de scène) ou parfois plus fortement (applaudissements), trembler la surimpression des temporalités ; sans compter également que, sous ou à travers ces strates premières, d’autres « fantômes » pouvaient également furtivement surgir — comme celui de La Argentina, la danseuse espagnole que Kazuo Ôno avait pris comme origine recréée et réappropriée de sa propre chorégraphie-« hommage ».

« Re-enacter », mais aussi reprendre, recréer, reconvoquer, ré-inventer… Rejouer, remettre en jeu : replay. Si les arts de la scène se plaisent à affirmer leur dimension d’arts du « pur » présent, ils peuvent aussi mettre en œuvre de singuliers agencements de temporalités. C’est ainsi le cas du reenactment — dont la tentative de l’éventuelle traduction du terme en français manifeste déjà la tension notionnelle, et le potentiel paradoxal, entre « reconstitution » (sur le modèle des « reconstitutions historiques », de batailles ou autres), avec ce que cela a de statique, de tourné vers le modèle passé, d’aspiration à une (impossible ?) fidélité à une origine ou un « original », de potentiellement conservateur ou mémoriel, et « ré-activation », avec ce que cela implique de dynamique, d’engagement dans le présent mais aussi, et ainsi, vers un ou des futurs possibles, de relance vers un nouvel usage (ou un usage « à nouveau ») et de ré-appropriation.
Participant de l’économie culturelle et de la circulation des connaissances comme de la constitution d’un répertoire de formes performancielles qui entendaient à l’origine échapper complètement à toute logique de conservation (ou dont la nature même de « performance » impliquait une non-reproductibilité, à la différence de la pratique des séries de représentations théâtrales, et de leurs reprises éventuelles ; et prétendait défier même toute logique de documentation — « la seule véritable manière de documenter une œuvre d’art performative est de re-performer l’œuvre elle-même »[4], dit ainsi Marina Abramovic), liée également à une interrogation croissante sur les possibilités et la nature de l’archive dans le cadre du spectacle vivant, cette actualisation du passé par le corps en action interroge les régimes d’historicité et de temporalité, tout comme les notions d’authenticité, d’originalité et d’autorité. Les nombreuses études qui ont accompagné l’important développement du reenactment dans le champ de la performance ou celui de la danse, en particulier (à tel point qu’il a pu en arriver presque à constituer comme un « sous-genre » au sein de ceux-ci), ont bien mis en avant les multiples paradoxes qu’il pouvait soulever : comment en re-prenant une œuvre (ou un geste) passée il construisait celle-ci comme image (et comme un imaginaire de l’original, ou de l’origine), réinventait en un effet rétroactif ce passé qui se ré-inventait ainsi lui-même depuis le présent (c’est-à-dire depuis son absence, le manque indépassable de l’original qui se tient toujours au creux de telles entreprises) ; la puissance d’altération d’un « retour » qui ne reconvoque jamais exactement le même, toute répétition entraînant forcément différence ; le dédoublement autant ou plus que le redoublement ainsi produit, et le spectre ouvert par le tiraillement entre la référence à l’original et l’infidélité à celui-ci, par la constitution de ce qui est simultanément la « copie » d’une performance passée et un original dans le présent[5] ; les écarts qu’ouvre la surimpression du passé et du présent, comme celle du modèle et de sa reprise, et les jeux et nœuds de temps qui s’y déploient alors. Loin d’une simple transposition ou translation, à deux termes (du passé vers le présent) et rentrant dans le cadre d’une appréhension linéaire du temps, ces agencements provoquent des hétérogénéités « explosives », constellatoires, des enchevêtrements, circulations et interférences entre strates et temporalités multiples.
Mais ces questions ne concernent pas seulement le strict « reenactment » (ou le champ de celui-ci, quitte à en décaler la stricte définition, peut être porté au-delà du seul champ « performanciel ») : elles affectent aussi, plus largement, de nombreux autres « re- » que peut mettre en œuvre le théâtre, où, en dehors du champ plus canonique et balisé du répertoire, « reprises », « re-créations », « re-mises en scène » et autres peuvent aussi se multiplier, les frontières entre les différents termes tout comme entre les entreprises qu’ils peuvent désigner se révélant souvent floues ou labiles. Là aussi, le « re- » ne s’avère pas seulement itératif mais peut convoquer toutes les autres implications que la langue prête à ce préfixe (augmentatif, adversatif… ; intensification ou contradiction…) ; là aussi sont alors suscitées d’autres formes d’agentivité, d’autres tensions et d’autres écarts, et des jeux divers entre mémoire et oubli, origine/modèle et copie, référentialité et actualité, passé, présent et futur.
Comment dans ces « re- » se jouent — ou : se rejouent, sont (re)mis en jeu — des régimes et des agencements temporels qui sont ceux propres à une appréhension non linéaire, non strictement chronologique, du temps, qui relèvent plutôt d’une approche dialectique de celui-ci dont on sait (depuis Walter Benjamin ou Siegfried Kracauer, et bien d’autres après eux) qu’elle procède par chocs, intrications, revenances, surgissements et résurgences, bifurcations ? Comment à travers cela les « replays » scéniques, dans la diversité de leurs modalités, peuvent-ils se manifester comme des espaces critiques et de réappropriation, de ressaisie, d’ouverture de possibles ? C’est sur l’interrogation de telles perturbations scéniques de la conception d’un temps linéaire que ce dossier de Théâtre/Public se penche, à travers tout d’abord l’évocation de trois démarches, ressortissant directement du champ de la scène (compagnie Dodescaden) ou non (Gerard Byrne et Delafontaine et Niel, chez qui le reenactment convoque de manière singulière des enjeux de théâtralité) d’artistes engagés dans le projet de recherche-création « RePIT »[6], puis par des analyses de quelques différentes formes de « re- » à l’œuvre dans certaines pratiques théâtrales actuelles.

Notes

[1] Voir « Ce petit écart ineffaçable, c’est toi », entretien avec Takao Kawaguchi, réalisé par Shintaro Fujii et Christophe Triau, dans S. Fujii et C. Triau (dir.), Scène contemporaine japonaise, Bruxelles, éd. Alternatives théâtrales, 2018, p 68-72, citation p. 68.

[2] « […] Donc je voulais travailler sur l’intériorité, mais d’une certaine façon j’ai travaillé sur l’extériorité. Ce qu’il se passait en moi, c’était, c’est toute une commande de mouvements : “un pas en avant, regarder sur le côté, lever la main de telle manière, 1, 2, 3…” », ibid., p. 69.

[3] Intervention en séminaire devant des étudiants de l’université Paris-Nanterre, le 4 octobre 2018.

[4] Marina Abramovic, Seven Easy Pieces (catalogue), Milan, Charta, 2007, p. 11.

[5] Voir par exemple Ramsay Burt, « Memory, repetition and critical intervention », Performance Research, vol. 8, n° 2, 2003, p. 34-41.

[0] « (Re)play it again : reenactments et non-reconstituables » (RePIT) est un programme de recherche et recherche-création pluridisciplinaire mené dans le cadre du Labex « Les passés dans le présent », avec la collaboration de l’équipe de recherche HAR (Histoire des arts et des représentations, université Paris-Nanterre) et du Lesc (Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative, UMR 7186, université Paris-Nanterre – CNRS), et de l’université de Glasgow et The Hunterian. Il est animé par Baptiste Buob, Christophe Triau (co-porteurs du projet), Nathalie Cau et Carl Lavery.


Pour citer cet article

Christophe Triau, « « (Re)play it again » », Théâtre/Public, N° 249 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp249-replay-it-again/

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