numéro 249

N°249

Subvertir le monument
Sur quelques reenactments d’artistes récents aux États-Unis

Par Martyna Ewa Majewska

Un important regain des débats et des discours critiques universitaires relatifs aux artistes remettant en scène des performances pré-existantes a été suscité en partie par la présentation au Guggenheim Museum en novembre 2005 de Seven Easy Pieces, de Marina Abramovic, et son apogée peut peut-être être situé dans la publication en 2011 du livre de Rebecca Schneider Performing Remains : Art and War in Times of Theatrical Reenactment

On peut considérer que l’âge d’or de la reperformance aux États-Unis est maintenant passé. Un important regain des débats et des discours critiques universitaires relatifs aux artistes remettant en scène des performances pré-existantes a été suscité en partie par la présentation au Guggenheim Museum en novembre 2005 de Seven Easy Pieces, de Marina Abramovic, et son apogée peut peut-être être situé dans la publication en 2011 du livre de Rebecca Schneider Performing Remains : Art and War in Times of Theatrical Reenactment[1]. Cet ouvrage mettait en relation de manière novatrice et éclairante l’art contemporain de la performance, y compris des projets de groupes qui reenactaient ou bien commémoraient des événements historiques, et le culte religieux, les images médiatiques, et diverses traditions culturelles, y compris les reenactments-reconstitutions historiques, troublant en fin de compte la dichotomie entre ce qui est considéré comme relevant d’arts ou d’actes « vivants » et ce qui ne l’est pas en parcourant des formes variées d’expression incarnée et de production d’images.
Schneider nous incite à prendre en considération la dimension transtemporelle de la reperformance et ses potentialités de « défaire l’habitude du temps linéaire » [2] (c’est elle qui souligne). En plus d’étudier des performances artistiques conçues au début des années 2000, ses recherches pour Performing Remains l’ont menée à assister à des reenactments de batailles de la guerre civile américaine, expérience qui lui a révélé le « et si ? » (what if ?) qui caractérise ces reperformances de masse largement pratiquées. « Et si les morts réels des champs de bataille réels de la guerre civile réelle avaient réellement quitté leurs corps morts et étaient revenus dans leurs camps, ou avaient continué à marcher à travers les siècles pour (à nouveau) aller à la rencontre du futur sur un mode fantomatique ? »[3], interroge l’ouvrage. En effet, le tout aussi acclamé Confederates in the Attic[4], récit fait de l’intérieur par Tony Horwitz du phénomène des reenactments de la guerre civile dans les années 1990, illustre comment cette pratique est bien distincte d’une simple commémoration du passé ou d’une seule remise en scène des batailles passées. C’est, pour nombre de reenacteurs, une manière de vivre le passé dans le présent — non pas juste reenacter l’Histoire, mais la revivre et la réimaginer aujourd’hui. Et bien qu’il puisse sembler que, depuis la publication du reportage de Horwitz en 1998, le reenactment de la guerre civile ait perdu une grande partie de sa popularité — de même que la reperformance artistique n’a plus rien de nouveau —, l’Amérique doit maintenant compter avec de nouvelles formes qui réimaginent et font revivre le passé dans le présent.
Les vagues récentes de destruction de monuments aux États-Unis, avec les débats qui leur sont liés à propos des potentiels remplacements des statues déboulonnées, nous obligent à considérer des alternatives aux représentations dominantes, traditionnelles et souvent tendancieuses de l’Histoire auxquelles les publics contemporains sont confrontés. Tandis que le nouvel essor du mouvement de protestation Black Lives Matter, entamé durant l’été 2020, a finalement mené au renversement de certains des monuments les plus tenaces consacrés aux généraux confédérés et aux marchands d’esclaves, la question « à qui le tour ? » attend encore une réponse définitive. Comme le souligne Wendy Bellion, « bien qu’“iconoclasme” signifie “détruire l’image”, dans la pratique cela oblige souvent à en refaire une »[5]. Dans le climat actuel, cela veut-il dire remplacer les statues abattues par de nouvelles sculptures à la gloire d’autres personnalités, différentes ? Ou une telle forme monumentale est-elle désormais complètement obsolète ? Le fait que des statues célébrant des abolitionnistes ont été elles aussi, ces dernières années, la proie d’actes iconoclastes laisse à penser que le besoin de nouvelles formes de commémoration, de mise en forme de la mémoire publique et de réimagination du passé se fait de plus en plus sentir[6].
Dans les pages qui suivent, j’évoquerai brièvement différents projets de reenactments menés par des artistes et de performances de groupe créées en extérieur, en divers endroits aux États-Unis ces cinq dernières années, pour évaluer leurs potentialités de réimagination du passé dans le présent, en ce qu’elles permettent pensée spéculative et empowerment. Je me pencherai sur Slave Rebellion Reenactment (2019), de Dread Scott, et sur une série d’œuvres collaboratives conçues par Jefferson Pinder, en particulier Fire and Movement et float, qui faisaient partie d’un voyage commémoratif à travers les États-Unis entrepris par l’artiste en 2019 et intitulé Red Summer Road Trip. Contrairement aux reperformances artistiques de performances déjà existantes qui se sont multipliées au début des années 2000, étudiées par Schneider et d’autres, ces performances de groupe plus récentes sur lesquelles je me penche ici ne sont pas présentées dans des musées ou des lieux associés à l’art ou à la performance, mais sur les sites originaux des événements qu’elles remettent en scène, ce qui les place davantage dans la lignée des reenactments de batailles historiques.
J’espère montrer qu’en faisant se chevaucher reperformance artistique et reenactment historique, les performances de groupe créées par Scott et Pinder interviennent avec force dans les formes dominantes de représentation de l’histoire états-unienne, tout en renvoyant avec provocation au culte du reenactment de la guerre civile et au mythe de la « cause perdue des États confédérés » qui est invariablement associé à cette pratique[7]. Alors que le fait que celle-ci soit très répandue implique que le reenactment dans le contexte étatsunien fait inévitablement penser à la guerre civile, les performances site-specific et initiées par des artistes ici étudiées bouleversent cette association et remettent en scène des troubles et des révoltes qui ont souvent été éliminés ou effacés du paysage monumental américain. Plus encore, plutôt que rechercher l’exactitude historique, ces performances imaginent des issues alternatives, interrogeant comment celles-ci pourraient modeler le présent et le futur de la nation.

slave rebellion reenactment

Dread Scott est un artiste connu pour son sens de la provocation. Le tout début de sa carrière a été marqué par une importante controverse, lorsqu’il a présenté son installation What Is the Proper Way to Display a U.S. Flag à l’école de l’Art Institute de Chicago, en 1989. En posant un drapeau américain au sol, en l’associant à des images liant le pays qu’il représente aux manifestations d’une oppression hégémonique (en l’occurrence celle exercée sur la Corée du Sud) et en demandant au public de marcher sur le drapeau pour participer à l’installation, l’artiste affirmait son refus de prêter allégeance à la fausse promesse de « liberté et justice pour tous » associée à cet emblème[8]. Depuis lors, Scott a continué à remettre en question les symboles couramment reconnus du pouvoir américain, et à visuellement déstabiliser l’imagerie qui, par la représentation de la prospérité et d’un progrès constant, jette un voile sur le racisme systémique du pays et ses injustices socio-économiques. Ses performances et ses installations multimédias mettent souvent en jeu des tactiques utilisées dans des mouvements de protestation passés. En les réadaptant, l’artiste suggère que les luttes que ces mouvements de protestation incarnaient se poursuivent dans le présent[9].
Le premier projet de reenactment de groupe de Scott, Slave Rebellion Reenactment, en 2019, aspire à attirer l’attention publique sur un événement qui, en dépit de son ampleur et de son importance historique, n’est quasiment pas reconnu dans la culture et les livres d’histoire américains. La Révolte de la Nouvelle-Orléans (German Coast Uprising), plus grand soulèvement d’esclaves dans l’histoire des États-Unis, a eu lieu en janvier 1811 sur la côte Est du Mississippi, sur ce qui s’appelait alors le Territoire d’Orléans. Deux siècles plus tard, le même site, qui entoure aujourd’hui l’aéroport Louis-Armstrong de la Nouvelle-Orléans, dans l’État de Louisiane, a accueilli la marche armée de trois cent cinquante reenacteurs, recrutés par Scott et ses collaborateurs.
Avant cette marche, les reenacteurs sont passés par de longs préparatifs : ils se sont entraînés à marcher sur de longues distances et à porter des armes, ont fabriqué leurs propres costumes historiques, et certains d’entre eux ont appris à monter à cheval. Le recrutement lui-même a été l’objet d’un double processus. En tant qu’artiste résidant habituellement à New York, Scott était un étranger pour la communauté locale, ce qui impliquait la nécessité pour lui de tisser des liens avec les habitants de Louisiane avant de procéder aux préparatifs techniques du reenactment. Il a organisé des rencontres avec un historien local, Leon Waters, pour approfondir sa compréhension du soulèvement original et fournir aux participants potentiels des détails historiques auxquels ils pouvaient difficilement avoir accès autrement. Une de ces rencontres, par exemple, eut lieu à l’université de Tulane en novembre 2017[10]. Des étudiants de Tulane, ainsi que des universités Xavier et Dillard (historiquement des black colleges), prirent par la suite part au reenactment.
À part Waters[11], qui est un descendant de rebelles de ce soulèvement, peu d’historiens ont écrit sur la Révolte de la Nouvelle-Orléans. Et, comme le montre Nathan Buman[12], les récits les plus connus qui en sont faits le sont depuis des points de vue racialement biaisés et avec une terminologie dépassée. Sur le site historique, tout du moins avant le reenactment, le soulèvement était commémoré par un seul panneau, à peine visible en bordure de la grande route où il était placé, porteur d’une mention pour le moins vague de la révolte d’esclaves de 1811[13]. Pour préparer le reenactment, Dread Scott, ses collaborateurs et les participants à l’événement ont dû s’appuyer sur des informations éparses rassemblées à partir de sources diversement fiables et remplir les vides en faisant appel aux conjectures et à l’imagination, ou ce que la chercheuse Saidiya Hartman a appelé la « fabulation critique »[14]. Les lettres de Wade Hampton, le propriétaire de plantations, esclavagiste et général qui réprima la révolte de 1811, aidèrent à déterminer la taille de la foule qui s’était mise en marche. Peu d’images existant du soulèvement, les reenacteurs ornèrent leurs drapeaux de symboles hypothétiques que Scott avait reconstitués à partir des origines des esclaves rebelles, comme l’adinkra ghanéen symbolisant l’unité ou l’orisha Shango du panthéon Yoruba. Pendant les deux jours qu’a duré le reenactment, les participants ont défilé sur les lieux de la révolte originale, répétant : « Nous allons en finir avec l’esclavage, rejoignez-nous ! », et chantant ou scandant des slogans comme le « ashé » Yoruba, qui exprime le pouvoir de produire un changement.
Les appels au changement n’étaient pas seulement un écho des chants passés. Ils exprimaient un désir de changement au présent. Tandis que la révolte originale s’avançait au milieu des plantations de canne à sucre, son reenactment de 2019 se déroulait avec pour toile de fond de gigantesques raffineries de pétrole, dont les effets cancérigènes affectent de manière démesurée les communautés de couleur en Louisiane. L’esclavage aux États-Unis a peut-être pris fin, mais l’oppression raciale continue sous diverses formes aujourd’hui, et le projet de Scott faisait en toute conscience se heurter le passé et le présent en une tentative de rendre cela visible. Les habits portés par les performeurs confirmaient cette intention de Scott : ils portaient des costumes fabriqués pour l’occasion qui étaient proches de ce que pouvaient porter les esclaves africains au début du XIXe siècle en Louisiane, mais beaucoup d’entre eux portaient aussi des baskets et d’autres types de chaussures actuelles, tout comme des lunettes d’aujourd’hui. Qui plus est, en entrant triomphalement dans la ville de la Nouvelle-Orléans, les reenacteurs « ont interrompu le cours chronologique de l’histoire », comme le souligne Scott[15]. Alors que la révolte de 1811 avait été violemment écrasée par les milices des propriétaires de plantations, le reenactment s’achevait sur le mode de la célébration victorieuse. La marche des reenacteurs se terminait en chantant et dansant sur une chanson de Janelle Monáe, autour d’une scène dressée à la Nouvelle-Orléans, sur Congo Square. Les paroles de la chanson avaient été modifiées de manière à honorer les noms des rebelles qui avaient péri en 1811. En inversant la fin de l’histoire, le projet de Scott semblait demander : que se serait-il passé si plus de gens réduits en esclavage dans toute la Louisiane, et au-delà, avaient rejoint l’avancée du soulèvement ? Et, enjeu bien plus urgent, que se passerait-il si ceux qui sont systématiquement opprimés aujourd’hui s’unissaient pour lutter contre l’injustice ?

fire and mouvement

Les réfractions des combats historiques contre le racisme et l’oppression sont aussi au cœur de récentes performances de groupe créées par l’artiste de performance et multimédia, basé à Chicago, Jefferson Pinder. En 2019, Pinder s’est lancé dans un voyage à travers le sud des États-Unis et le Midwest, dans un geste de commémoration de ce que l’on a appelé le Red Summer (« l’été rouge ») de 1919, un été de violences et d’attaques ciblant les Noirs. Au lieu de respect et de gratitude, les militaires afro-américains de retour de la Première Guerre mondiale furent accueillis avec hostilité et par des agressions de la part des communautés blanches de leurs régions d’origine. En résultèrent des mois d’affrontement entre les Noirs et des foules blanches, fréquemment assistées par la police, dans plus de vingt villes américaines. Des émeutes similaires avaient d’ailleurs aussi eu lieu durant la guerre, et le projet d’hommage de Pinder en célèbre une : à Houston, au Texas, l’artiste a organisé le reenactment du soulèvement de Camp Logan de 1917, parfois appelé « l’Émeute de Houston ». Intitulé Fire and Movement, ce reenactment entraîne un groupe de trente performeurs dans une marche à travers la ville, le long de la route qui avait vu le parcours de la mutinerie originale, adoptant des positions de combat avec des fusils M1903 Springfield.
En août 1917, cent cinquante-six soldats du 24e régiment d’infanterie de l’US Army (entièrement constitué de Noirs) se mutinèrent et marchèrent sur Houston. Il tirèrent des coups de feu et attaquèrent les officiers de police blancs qui n’avaient cessé de les prendre pour cibles et opprimaient les habitants de San Felipe, un quartier majoritairement noir. Le régiment avait reçu l’ordre de construire une base militaire appelée Camp Logan peu après que les États-Unis avaient déclaré la guerre à l’Allemagne. À la suite des jugements de trois cours martiales, trente soldats rebelles furent exécutés et quarante et un condamnés à la prison à vie. À cette époque, Houston était une ville très marquée par la ségrégation raciale, où les lois Jim Crow (qui instauraient les modalités de celle-ci) étaient strictement appliquées. Fire and Movement, de Pinder, a fait revivre ce soulèvement en partie pour contrecarrer ce que la curatrice Ashley DeHoyos décrit comme une « amnésie culturelle »[16] à Houston, relative à la discrimination raciale qui est partie intégrante de l’histoire de la ville.
Le reenactment a nécessité des entraînements aux techniques de combat, et l’artiste a travaillé avec le dramaturge Vinod Hopson et le spécialiste en manœuvres militaires Joseph Lefthand Losinski pour concevoir un itinéraire précis retraçant la marche originale et sa chorégraphie, y compris dans les rues de Houston. Durant les répétitions en extérieur, qui ont également servi à préparer les habitants du voisinage au reenactment, les performeurs se servaient de planches de bois en guise de fusils. Pinder avait conçu des costumes faits de pantalons de treillis et de tee-shirts blancs, de Dr Martens comme chaussures, des sacs d’hydratation et de casquettes de base-ball affichant le drapeau américain à l’envers. Le reenactment s’achevait par une performance à la bibliothèque afro-américaine de la Gregory School, dans le Fourth Ward, permettant à la communauté locale d’interagir d’encore plus près et d’en apprendre plus sur l’histoire évoquée.
Comme le Slave Rebellion Reenactment de Scott, Fire and Movement n’était pas une simple commémoration. DeHoyos écrit à son sujet : « Ce n’est pas une manifestation mais une manœuvre tactique pour réveiller les habitants de Houston. C’est une déclaration, à propos des corps, de qui a le droit de porter des armes à feu, et pour qui, en réalité, est fait le deuxième amendement. »[17] Comme le projet plus large de Pinder de voyager à travers l’Amérique un siècle après l’été des émeutes raciales, ce reenactment disait la possibilité que l’histoire se répète. Alors que la société états-unienne, ses institutions et le maintien de l’ordre qui est le sien perpétuent l’oppression des communautés noires, de tels projets qui raniment l’esprit de dissidence peuvent inspirer ceux qui y assistent aujourd’hui à s’élever eux aussi contre l’injustice. Le Red Summer’s Road Trip de Pinder a ainsi servi à faire reconnaître les luttes et les souffrances qui étaient tombées dans l’oubli. À Elaine, dans l’Arkansas, lieu d’un meurtre de masse d’Afro-Américains durant le Red Summer, l’artiste a enregistré une vidéo dans laquelle on le voit marcher dans un champ de coton. Le monticule vert dont il s’approche progressivement est, pense-t-on, une fosse commune dans laquelle les victimes du massacre seraient enterrées, sans qu’on en connaisse le nombre ni les identités. La performance silencieuse et solitaire de Pinder est un geste élégiaque pour honorer ceux qui, un siècle durant, n’ont eu ni une tombe à eux ni un mémorial[18].
Tout en commémorant les luttes contre l’injustice et en rendant hommage à leurs victimes, le voyage de Pinder a aussi mis en évidence le raisonnement absurde qui sert de combustible à la violence raciale. Sa performance de groupe float (2019) a été organisée sur le lac Michigan à Chicago exactement un siècle après la mort d’Eugene Williams, un adolescent afro-américain qui a été assassiné pour avoir franchi la ligne de démarcation établie entre les Blancs et les Noirs. Comme le suggère le titre, Williams a transgressé cette ligne de démarcation alors qu’il était dans l’eau : il a flotté jusqu’à une zone du lac qui était définie comme réservée aux Blancs. Il a alors été lapidé par des Blancs jusqu’à ce qu’il se noie : s’en sont suivis des affrontements considérables, qui ont vite gagné la ville entière et ont initié ce qui serait plus tard nommé le Red Summer. Dans la reperformance de Pinder, cependant, il n’y a aucune violence. Sur les photographies et vidéos de float, on voit un groupe de participants bénévoles, d’âge, de genre et d’appartenance ethnique divers, reliés par une corde tandis qu’ils dérivent sur le lac de manière tranquille, méditative, chacun sur une chambre à air noire rappelant le flotteur bricolé sur lequel Williams se trouvait avant sa mort. Dans ce reenactment poétique, la ligne de démarcation raciale virtuelle que Williams a enfreinte par inadvertance est remplacée par la ligne matérielle que les performeurs tiennent — une ligne qui les maintient ensemble, un lien dont chacun d’entre eux dépend.

penser autrement le monument et l’histoire

Les projets de reenactment de Pinder et Scott rappellent tous deux à la mémoire des événements historiques qui jusque-là étaient en défaut de représentations appropriées sur leurs sites originaux. Comme la Révolte de la Nouvelle-Orléans qui n’avait droit qu’à un modeste panneau avant le Slave Rebellion Reenactment de 2019, le meurtre d’Eugene Williams à Chicago était seulement commémoré par une plaque sur un rocher près de la plage où il s’est noyé. Ce qui est notable, c’est que cette plaque était le fruit des efforts d’activistes et non d’une décision des autorités municipales [19]. Bien que Scott et Pinder créent des performances éphémères plutôt que des monuments ou des plaques commémoratives permanents, afin de mettre en lumière des histoires sans cela oubliées, ils sont soucieux de la présence et de l’impact durable de ces événements aujourd’hui. Et tandis que le meurtre de George Floyd et les manifestations de Black Lives Matter qui l’ont suivi ont assurément intensifié la destruction de monuments racistes, tout autant que nourri les débats sur le paysage monumental[20] américain en général, les deux artistes se sont penchés sur les relations entre monuments, iconoclasme et performance incarnée bien avant 2020. Dans un ouvrage récent[21], Robert Bevan confirme clairement à la fois le caractère hautement problématique et aseptisant des statues confédérées à travers les États-Unis et le pivot qu’ont représenté les événements de 2020 dans leur déboulonnage, mais il soutient également que la mort de Floyd est loin d’avoir représenté le début de l’iconoclasme. Après tout, l’iconoclasme concerne « les questions de représentation, de contrôle du débat public et de révision des récits historiques sur l’identité, le lieu et la nation », comme l’écrit Bevan[22]. Telles sont précisément les questions que Scott et Pinder soulèvent à travers le reenactment.
Tandis qu’il préparait le Slave Rebellion Reenactment à la Nouvelle-Orléans, Scott réfléchissait aussi à la manière dont la ville se représentait elle-même à travers ses monuments. En 2018, il avait répondu à un appel publié dans le New York Times demandant aux artistes d’imaginer de nouveaux monuments pour les États-Unis, tout particulièrement à la suite de la violence et de l’usage de symboles racistes dont le pays a été le témoin lors du rassemblement « Unite the Right » de Charlottesville (Virginie), en 2017[23]. La proposition de Scott, intitulée The Legacy of Slavery Is in the Way of Progress and Will Be Until America, Which Benefits From That Legacy, Has Been Replaced With a Completely Different Society (« L’héritage de l’esclavage fait obstacle au progrès et continuera tant que l’Amérique, qui tire profit de cet héritage, n’aura pas été remplacée par une société complètement différente »), prenait pour objet la statue à la Nouvelle-Orléans du général Robert E. Lee, chef des Confédérés durant la guerre civile mais qui n’avait jamais mis un pied dans la ville. Plutôt que remplacer Lee par la figure d’un héros afro-américain mise sur le même piédestal, Scott proposait de créer une énorme perturbation sur ce qui s’appelait alors encore Lee Circle, un grand rondpoint ainsi nommé à cause de la statue de Lee qui en occupait le centre. Pour créer la perturbation ainsi proposée, l’artiste imaginait que le grand socle de la statue pourrait être déplacé et posé au milieu de la rue afin de bloquer la circulation sur Lee Circle, manifestant littéralement l’obstacle que représente « l’héritage de l’esclavage » sur la « voie du progrès », comme le signifiait le titre[24].
Alors que les dessins de Scott et les projets qu’il conçoit font fréquemment concrètement référence à des monuments et des éléments architecturaux existants associés au pouvoir d’État et à la suprématie blanche, Pinder a, lui, plutôt utilisé son propre corps comme objet d’intervention sur des monuments américains et ce qu’ils manquent à représenter. En 2021, à l’Untitled Art Fair Miami, on a vu l’artiste suspendu au-dessus du sol, se débattant dans un costume gris en faisant du surplace, en une performance bien éloignée de ce à quoi les visiteurs d’une foire d’art contemporain pouvaient s’attendre. L’œuvre portait le titre évocateur de Monumental. Et, comme anticipant les grandes vagues d’actions iconoclastes associées aux manifestations de Black Lives Matter (en particulier celles qui ont suivi l’assassinat par la police de Michael Brown à Ferguson, dans le Missouri, en 2014), sa performance Escape Artist, en 2012, dans laquelle Pinder était suspendu à un arbre et luttait physiquement pour s’extraire d’une camisole, faisait référence aux combats qui n’ont jamais trouvé leur place dans le paysage monumental états-unien. Si elle était présentée comme la recréation d’une performance de Harry Houdini, Escape Artist avait par ailleurs lieu sous un arbre dans le Maryland où avait été pendue la victime d’un lynchage. En spectacularisant sa lutte — en tant qu’homme noir suspendu à un arbre pris dans une lumière crue projetée sur lui —, Pinder amenait le public à réfléchir à la question que le maire de la Nouvelle-Orléans Mitch Landrieu avait posée dans un discours célèbre de 2017 sur le déboulonnement des statues des Confédérés : « Pourquoi n’y-a-t-il pas de monuments rappelant les navires négriers, pas d’indications ostensiblement visibles dans l’espace public pour se souvenir des lynchages et des marchés aux esclaves ? »[25]
Même si on a pu assister récemment à d’importants changements dans le paysage mémoriel et monumental aux États-Unis (le National Lynching Memorial à
Montgomery, Alabama, en est un exemple majeur), Pinder et Scott nous rappellent que l’iconoclasme ne consiste pas seulement à détruire des monuments ou en construire d’autres. Leurs reenactments et autres performances sont des commentaires essentiels sur les représentations de l’Histoire existantes et celles qui font défaut, et témoignent de la réfraction de cette Histoire dans le présent. Il est certain que les photographies et les enregistrements filmiques de ces performances aideront à leur préservation et à la prolongation de leur impact, même si ce qu’il adviendra de ces images est encore à préciser (le cinéaste, collaborateur de Scott, John Akomfrah est encore en train de travailler sur le film du Slave Rebellion Reenactment). Plus généralement, cependant, ces reperformances, ainsi que la pensée spéculative et la réimagination poétique du passé qu’elles impliquent, nous aident à penser autrement le futur des monuments et des mémoriaux aux États-Unis et ailleurs. Quand Jefferson Pinder appelle float un « monument humain », et quand Dread Scott refuse de simplement remplacer une statue raciste par celle d’une autre figure, cela nous suggère que les jours des monuments traditionnels sont peut-être comptés[26]. Leurs reenactments récents nous orientent dans la direction prise par la chercheuse Mechtild Widrich dans son ouvrage de 2023 Monumental Cares, dans lequel elle arrive à la conclusion que le scepticisme croissant devant les traditionnels monuments de bronze ou de marbre ne doit pas être à tort pris pour la manifestation d’un rejet global de la mémorialisation de l’Histoire. « Le débat de l’année dernière sur les monuments, écrit-elle, révèle le besoin non simplement de commémoration publique, mais d’une histoire publique. »[27] Pinder et Scott nous montrent les potentialités qui sont celles du reenactment collectif et spéculatif pour répondre à ce besoin.

TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR CHRISTOPHE TRIAU

Notes

[1] Pour des études critiques sur la re-performance, voir Amelia Jones, « “The Artist Is Present”: Artistic Re-enactments and the Impossibility of Presence », The Drama Review, 55, no 1 (Spring 2011), p. 16-45 ; Jenni Sorkin, « Mythology and the Remake : The Culture of Re-performance and Strategies of Simulation », East of Borneo, October 13, 2010, https://eastofborneo.org/articles/mythology-and-the-remake-the-culture-of-re-%20performance-and-strategies-of-simulation/ ; Marta Rosler, « The Second Time as Farce : Reenactment and Reperformance in Context », IDIOM, February 21, 2011, www.idommag.com/2011/02/the-second-time-as-farce.

[2] Rebecca Schneider, Performing Remains: Art and War in Times of Theatrical Reenactment, Abingdon and New York, Routledge, 2011, p. 19.

[3] Ibid., p. 54.

[4] Tony Horwitz, Confederates in the Attic: Dispatches from the Unfinished Civil War, New York, Pantheon, 1998.

[5] Wendy Bellion, « Mast Trees, Liberty Poles, and the Politics of Scale in Late Colonial New York » in Jennifer L. Roberts (éd.), Scale, Chicago and Paris, Terra Foundation for American Art, 2016, p. 220.

[6] On peut citer comme exemples la destruction en 2020 de statues de Victor Schoelcher, Hans Christian Heg ou Frederick Douglass. D’autres controverses ont surgi quand des statues proposées par des artistes reconnus et acceptées par des comités d’experts ont été contestées par des communautés locales. Voir Hakim Bishara, « After Harlem Community Protests, Simone Leigh Withdraws Proposal for Central Park Sculpture », Hyperallergic, 8 October 2019, https://hyperallergic.com/521625/after-harlem-community-protests-simone-leigh-withdraws-proposal-forcentral-park-sculpture/.

[7] Le mythe de la « cause perdue des États confédérés » nie le fait que la préservation de l’esclavage était une des motivations essentielles de la guerre civile du côté des Confédérés. Ce mythe s’appuie sur le culte des chefs militaires confédérés, présentés comme des héros et comme les vainqueurs moraux du conflit.

[8] Le serment d’allégeance au drapeau des États-Unis dit : « Je jure allégeance au drapeau des États-Unis d’Amérique et à la république qu’il représente, une nation unie sous l’autorité de Dieu, indivisible, avec la liberté et la justice pour tous. »

[9] En 2022, Scott et Jenny Polak se sont lancés dans une série de workshops avec les étudiants de six écoles françaises d’art et de design (l’Ésadhar Rouen, l’Ésad Grenoble, l’Éesaaa Annecy Alpes, l’Éesab Lorient, l’Ésad Valenciennes et l’École des arts décoratifs), co-organisés par l’Andéa (Association nationale des écoles supérieures d’art et design publiques) et la Villa Albertine. Ce projet inclut des actions performancielles qui commémorent les victimes de l’esclavage et de la colonisation.

[10] Tulane University, « Mr. Leon Waters : For Complete Emancipation of the African American Nation, Down with the Dictatorship of the Rich! », https://tulane.edu/event/art-resistance-and-rebellion-1811.

[11] Pour un exemple des écrits de Waters, voir Leon A. Waters, « New Orleans 1811 Slave Revolt tour raises funds to rebuild libraries in Haiti », San Francisco Bay View, 1 July 2013, https://sfbayview.com/2013/07/new-orleans-1811-slave-revolt-tour-raises-funds-to-rebuild-libraries-in-haiti/.

[12] Nathan A. Buman, « Historiographical Examinations of the 1811 Slave Insurrection », Louisiana History : The Journal of the Louisiana Historical Association, 53, n° 3 (Summer 2012), p. 318.

[13] Le panneau indique : « WOODLAND PLANTATION — Acquired in 1793 & 1808 by Manuel Andry, a commandant of the German Coast. Major 1811 slave uprising organized here. Ory Bros. & A. Lasseigne were last owners of plantation. Its subdivision in 1923 spurred growth of LAPLACE. »

[14] Saidiya Hartman, « Venus in Two Acts”, Small Axe, n° 26 (June 2008), p. 12.

[15] Dread Scott, « Imagine a World Without America », conférence à Dartmouth College, 1er mars 2022, www.youtube.com/watch?v=vAdMUCilcfc.

[16] Ashley DeHoyos, « Jefferson Pinder: Fire and Movement », brochure de la performance, Houston, Diverse Works, 2019.

[17] Ibid.

[18] Le mémorial du Massacre d’Elaine a été inauguré en septembre 2019.

[19] La plaque a été installée en 2010 par Mike Torney, professeur (maintenant à la retraite) au lycée Elmhurst, et ses élèves.

[20] J’utilise l’expression « paysage monumental » (monumental landscape) tel qu’il a été défini par Dell Upton dans « Monuments and Crimes », Journal 18, www.journal18.org/nq/monuments-and-crimes-by-dell-upton/

[21] Robert Bevan, Monumental Lies : Culture Wars and the Truth about the Past, London and New York, Verso, 2022, eBook (n.p.).

[22] Ibid.

[23] Rassemblement de l’extrême droite qui eut lieu en août 2017 en réaction au projet de la municipalité de Charlottesville de déboulonner la statue du général Lee (NdT).

[24] The New York Times Op-Art, « Monuments for a New Era:What should replace statues celebrating the Confederacy ? Six artists imagine a way forward », The New York Times, 10 August 2018, www.nytimes.com/2018/08/10/opinion/charlottesville-confederate-monuments.html

[25] Mitch Landrieu, « On the Removal of Four Confederate Monuments in New Orleans », discours tenu le 19 mai 2017, Gallier Hall, New Orleans.

[26] Jefferson Pinder, « Visiting Artist Talk », 8 October 2020, Hartwick College, www.youtube.com/watch?v=Ls6pEz-f930.

[27] Mechtild Widrich, Monumental Cares : Sites of History and Contemporary Art, Manchester University Press, 2023, p. 208.


Pour citer cet article

Martyna Ewa Majewska, « Subvertir le monument
Sur quelques reenactments d’artistes récents aux États-Unis », Théâtre/Public numéro 249 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp249-subvertir-le-monument-sur-quelques-reenactments-dartistes-recents-aux-etats-unis/

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