numéro 249

N°249

Un petit lexique théâtral pour Gerard Byrne
Illustré de dix images de l’artiste et agrémenté de quelques notes de bas de page

Par Carl Lavery

Tout au long de son importante œuvre des années 1990 et 2000, l’artiste dublinois Gerard Byrne a été fasciné, et il le reste, par le théâtre et l’idée de théâtralité. Une grande partie de son travail de cette période repose sur la mise en scène et le reenactment de scènes historiques tirées de publicités ou d’articles de magazines, de tables rondes, de screen tests et d’interviews radiophoniques qui ne relèvent a priori pas du théâtre ni des arts visuels.

Tout au long de son importante œuvre des années 1990 et 2000, l’artiste dublinois Gerard Byrne a été fasciné, et il le reste, par le théâtre et l’idée de théâtralité. Une grande partie de son travail de cette période repose sur la mise en scène et le reenactment de scènes historiques tirées de publicités ou d’articles de magazines, de tables rondes, de screen tests et d’interviews radiophoniques qui ne relèvent a priori pas du théâtre ni des arts visuels. Si l’intérêt de Byrne pour le théâtre n’a pas échappé aux critiques — cela aurait été un oubli majeur —, presque tout le discours à ce sujet, et ce n’est certes pas une surprise, a été dominé par les historiens de l’art. Pour rétablir, ne serait-ce qu’un peu, l’équilibre disciplinaire, j’ai émis l’idée, moi qui suis spécialiste de théâtre et de performance studies, de constituer un lexique, quelque peu aléatoire, qui permettrait de porter un regard différent sur l’usage par Byrne du théâtre et de la théâtralité — un regard procédant par associations, ouvert, et plus en accord avec les pratiques du théâtre et de la performance. Dans l’esprit du fonctionnement dialogique propre au théâtre, j’ai envoyé une liste de mots à Byrne ; Byrne y a répondu en envoyant, pour chaque mot, une image ; et j’ai rebondi sur ces images, cherchant à établir des liens à partir de mes propres réflexions et références.
Au cœur de la « logique » (si l’on peut dire) de ce lexique se trouve l’interrogation de la pratique consistant à réenacter, répéter et rejouer, autant de particularités résolument théâtrales de la représentation que Byrne a délibérément cherché à expérimenter. La conséquence de ces expérimentations est que Byrne a révélé de nouvelles possibilités pour le médium théâtral —c’est en tout cas ce qu’il me semble. Même lorsqu’il se confronte, comme c’est parfois le cas, à de véritables pièces de théâtre ou mises en scène, Byrne nous permet de voir que la théâtralité ne se réduit pas à un espace ou un mode de fonctionnement donné ; elle devient plutôt ce que Samuel Weber a appelé un « médium à part entière » (« medium in its own right »[1]), une façon de travailler avec des corps dans un temps et un espace qui sont provisoires, instables, et ainsi plein de potentialités pour la politique, la philosophie… ; et peut-être même, un peu, la comédie : l’échec fait aussi pleinement partie du projet — forcément, pour quelqu’un d’aussi marqué par Beckett que l’est Byrne.
Ce lexique est composé de dix mots-clés, dix images et dix textes. Qu’on y trouve parfois des répétitions est pleinement assumé : non seulement parce que cela entre en résonance, dans un mouvement récursif, avec les thèmes et structures de l’œuvre de Byrne (ainsi que de cette relecture de celle-ci), mais, ce qui est peut-être plus important, parce que chaque répétition dans ce lexique revient toujours différemment, illustrant le fait que rien n’est jamais toujours le même. Comme le théâtre, ce lexique est incomplet, un peu absurde et, par moments, peut demander un peu d’endurance.
Il est recommandé de commencer sa lecture n’importe où mais de le lire d’une traite.

théâtralité

Cette image de Byrne est tirée de sa série photographique, en cours, « In the News ». Elle montre le décor de Douze hommes en colère, joué au Andrews Lane Theatre, à Dublin, en 2001. Il est difficile d’établir avec exactitude la « signature temporelle » de l’image. A-t-elle été prise pendant les répétitions ? À l’entracte ? Avant le début de la représentation ? Après la fin de celle-ci, le public ayant applaudi puis s’en étant allé dans la nuit dublinoise, comme les figures dynamiques du célèbre tableau futuriste de Carlo Carra, La Sortie du théâtre (1910) ? Ou à un moment où les lumières n’étaient pas allumées ni les acteurs au travail, un jour de relâche, un dimanche après-midi, disons ? C’est en fin de compte impossible à dire ; seule l’immobilité habite l’image. Celle-ci est impénétrable, étrange, le reflet d’un reflet — ou, si l’on était Platon, le reflet du reflet d’un reflet. Une sorte de régression infinie est à l’œuvre dans cette photographie, comme une série d’« images-temps » deleuziennes les unes à la suite des autres, ne se rejoignant jamais, proliférant les unes à partir des autres. Mauvais infini.
Même s’il peut sembler axiomatique de le dire ainsi, peut-être même un peu absurde, cette photographie d’« In the News » est une image théâtrale. Pas seulement, comme on pourrait le croire, parce qu’elle montre un théâtre, mais plutôt parce qu’elle atteint l’essence même de la théâtralité, posant ce qui, pour Byrne, est un ensemble fondamental de questions : « Que peut connaître du théâtre une photographie ? Voit-elle le Théâtre (avec une majuscule) là où nous ne voyons que du “théâtre” (avec une minuscule) ? » En montrant la scène sans acteurs, Byrne fait en sorte de soustraire — et ainsi de rendre visible — précisément ce qui dérangeait tant le jeune Michael Fried dans son essai « Art et objectivité » (« Art and Objecthood »), un texte qui a été abondamment commenté depuis sa première parution dans Artforum en 1967. Bien que Fried donne de nombreuses raisons pour lesquelles, selon lui, l’art moderne devrait « faire la guerre » à la théâtralité, la principale réside dans la relation du théâtre avec le temps. Fried le reconnaît dans l’avant-dernier paragraphe de son essai, lorsqu’il remet en question l’affirmation de Robert Morris selon laquelle le minimalisme est théâtral du fait de son intérêt pour la « durée » en déclarant qu’un tableau de Noland ou Olitski, ou une sculpture de David Smith ou Caro, « n’a pas de durée » précisément parce qu’« à chaque instant l’oeuvre elle-même est pleinement manifeste »[2] (l’italique est d’origine).
Le temps est pour Fried la ligne de front qui se dresse entre la théâtralité et l’art moderne. Là où l’art moderne cherche à créer une sorte de (bonne) présence transcendante, dans laquelle l’intention de l’artiste, comme la grâce divine, est immédiatement là, toujours coïncidente avec elle-même, un art théâtral, en revanche, doit être évité dans la mesure où il provoque une sensation d’inachèvement, d’incomplétude radicale, d’« infinie durée ». La théâtralité est un obstacle ; elle remplace l’unité par la multiplicité ; elle affirme une infinité de retours-revenances, la reconnaissance de ce que rien, pas même une photographie, ne peut capturer le temps. Au théâtre, le spectateur est pris dans le temps, lié au contexte, et pour cette raison « émancipé », pour utiliser un mot cher à Jacques Rancière, puisque seul le public peut attribuer du sens. C’est à lui que l’œuvre a été adressée, et à ses capacités de traduction.
Dans une note de bas de page peu discutée, Fried émet l’hypothèse que « c’est peut-être le désir de quelque chose comme la présence qui, du moins dans une certaine mesure, a mené Brecht à plaider pour un théâtre non illusionniste ». Mais Fried problématise vite, trop vite, sa propre allégation. Dès la phrase suivante, il écrit qu’« il n’est pas clair si le traitement du temps que Brecht appelle de ses vœux équivaut à une présence authentique ou seulement à une autre sorte de présence — à la présentation du temps lui-même comme s’il était une sorte d’objet littéral ».
Dans son image soustraite d’une scène théâtrale, Byrne, comme le second Brecht évoqué ci-dessus, celui dont Fried se méfie, transforme le temps en un objet littéral, c’est-à-dire quelque chose avec quoi il est impossible de coïncider ou qu’il est impossible de saisir, et qui se diffracte en de multiples possibles chaque fois qu’il est représenté ou placé dans un nouveau contexte. Il est significatif que l’image de Douze hommes en colère que prend Byrne soit une scène de tribunal, le temps d’un procès, dans lequel, dirais-je, le spectateur est obligé de passer ce qu’on pourrait appeler un « test de théâtralité ». C’est une épreuve sans solution ni fin, dans laquelle une décision doit être prise en l’absence de toute garantie ou origine. Ce faisant, la loi perd sa prétention à fonder quoi que ce soit et se manifeste elle-même comme une performance et une représentation, quelque chose de théâtral, un processus qui est tributaire de l’itération, du fait d’être répété, sans aucune sorte de présence divine ou de grâce pour l’étayer. Comme les œuvres de Robert Morris, selon Fried, le théâtre montre que la loi est vide[3].

jeu d’acteur

Pour parler de manière peut-être trop schématique, il y a deux modes principaux de jeu dans les œuvres de Byrne, les deux étant liés par l’intérêt pour la répétition, pour le fait de montrer la nature de reconstitution de la performance de l’acteur sur scène ou à l’écran. Le premier — la version « sobre » — est flagrant dans des films comme New Sexual Lifestyles (2003), 1984 and Beyond (2004), et A Man and a Woman Make Love (2013), qui montre des acteurs simulant en toute conscience l’authenticité qui a longtemps obsédé la culture patriarcale : celle du moment de l’orgasme, la porte d’entrée vers la fusion, la totalité. Dans chacune de ces œuvres, les acteurs sont rendus étranges, pris dans l’acte de montrer leur performance. Ils apparaissent par moments gauches, bien loin des « personnages » qu’ils jouent, mal à l’aise, un peu décalés. Pour reprendre les termes de Martin Heidegger ou Jacques Lacan, c’est le langage, aussi bien parlé que gestuel, qui semble les parler plutôt que l’inverse. Ce sont des marionnettes qui ne maîtrisent rien, quelque chose — un « ça » — passe à travers eux, et ainsi est générée une tension, une ambivalence, une spontanéité (qui, bien sûr, n’est en rien une spontanéité) compromise.
Dans la seconde version, celle qui est à l’œuvre dans Why It’s Time for Imperial, Again (1998), on constate un mode de jeu plus sauvage, plus enivré. Dans ce court film, basé sur un dialogue qui accompagnait une publicité pour le nouveau modèle de la voiture Chrysler Impérial, publié dans le numéro de novembre 1980 du magazine National Geographic, deux acteurs interprètent Lee Iacocca et Frank Sinatra — les protagonistes originaux de ce dialogue. Il est évident que ni l’un ni l’autre des acteurs ne sont les figures originales, même s’ils en adoptent les postures, les costumes et les accents. Dans le film, comme dans Faces (1968), de John Cassavetes, il y a quelque chose qui cloche dans ces acteurs qui semblent balbutier leurs répliques, s’engagent dans de constantes répétitions et reviennent sur les mêmes lieux, traversant absurdement un paysage en ruines. Un grand sentiment d’incomplétude lasse baigne le film, les acteurs échouant en permanence à devenir les personnages qu’ils ont pour tâche de représenter. Ils sont comme des machines défectueuses, pleins de tics, de spasmes, de saccades — de mauvais GIF. Leur tragédie, comme peut-être toute tragédie, est le résultat de leur incapacité à s’arrêter. Après chaque échec, ils se relèvent et recommencent, incapables d’atteindre le point d’épuisement, le moment qui, comme l’écrit Gilles Deleuze dans son essai de 1995 sur les films et téléfilms de Beckett[4], abat tout l’édifice et permet ainsi à une nouvelle trajectoire, qui mènerait ailleurs, d’émerger.
Ce qui unit ces modes de jeu, l’ivre et le sobre, est le fait que les acteurs sont malhabiles et comme défaits, piégés dans un cadre, une scène, dont ils sont incapables de s’échapper. Et pourtant tout n’est pas perdu, ou pas totalement. En montrant leur échec à reenacter, Byrne fait signe vers quelque chose qui, quoique pleinement dans le cadre, fait ressortir un espace au-delà de celui-ci, un flux invisible, une énergie neutre et malicieuse qui rend la similitude impossible et fait ainsi signe vers une économie différente. Cette économie investit dans la logique de l’aporie, dans l’écart ouvert entre l’acteur et le personnage, dans une altérité qui n’est pas extérieure à l’acteur mais en lui, une sorte de gouffre qui fait s’effondrer le cadre dans un mouvement centrifuge.
Dans les notes préparatoires à son célèbre essai Sur le concept d’histoire, et contre Marx qui comparait les révolutions à des locomotives de l’Histoire, Walter Benjamin suggérait : « Peut-être en est-il tout autrement. Peut-être les révolutions sont-elles le signal d’alarme tiré par l’espèce humaine qui voyage dans ce train. » [5] Les acteurs dans Why It’s Time for Imperial, Again trébuchent sur des voies ferrées dans des zones abandonnées de la ville. Le train est parti et pourtant ils sont encore là, cherchant à le prendre. Mais on sait qu’ils ne rattraperont jamais la locomotive de l’Histoire car ils ne peuvent jamais se rattraper eux-mêmes. Dans les films de Byrne, les acteurs ne sont que des acteurs et sont impuissants, leurs actes sonnent faux. S’ils ne peuvent pas tirer le signal d’alarme, Byrne, lui, le fait. Ce faisant, et comme dans A Man and a Woman Make Love, il glisse une peau de banane sous le désir du temps de l’Empire de revenir.

accessoires

Cette image, John Brown’s Gallows, from existing photographs (after Noguchi), a été présentée dans « Monogamy », une exposition que Byrne a réalisée avec l’artiste Sarah Pierce en 2013. Plus précisément, c’est la re-mise en scène d’un élément d’une œuvre précédente, In Repertory (2004). Ce travail fait explicitement référence à une logique théâtrale, une logique qui, en outre, n’est pas seulement basée sur l’idée du théâtre comme médium de vision (un theatron), mais comme un médium dans lequel la pratique de la répétition (infinie) et des retours-revenances est immanente à l’être même de la « chose » qui est vue. Un répertoire, comme le soutient Diana Taylor dans The Archive and Repertoire : Performing Cultural Memory in the Americas[6], incarne et problématise la stabilité et l’autorité de l’archive, mettant l’artefact en mouvement, lui conférant une série de « vies futures ». En un sens, l’accessoire est l’Ur-artefact du théâtre et du théâtral, un « objet » qui est inquiétant pour l’histoire de l’art, car il est si artificiel, et kitsch, une sorte de friandise, pourrait-on dire, avec toutes les connotations doucereuses du terme. D’où la grande ironie du mot « accessoire », « prop » en anglais : étymologiquement, « a prop » indique une relation complexe à l’idée de propriété, dans son sens aussi bien philosophique que, bien sûr, économique. Mais, comme le met en évidence l’accessoire de théâtre reconstruit par Byrne d’après le sculpteur Isamu Noguchi, l’accessoire est seulement une propriété de théâtre, ce qui est par définition une fausse propriété, un leurre, quelque chose qui trouble l’éthos même de la possession — qui est toujours fondé sur la possession de quelque chose d’une valeur réelle, un original qui peut se transmettre. Car un accessoire de théâtre est une « non-chose », un rien (« no-thing »), un substitut, l’exacte antithèse d’une œuvre d’art qui existe comme une « vraie chose », un objet auquel peut être associée une valeur — non ?
En revenant à Noguchi via l’apparemment terne reprise par le chorégraphe Erick Hawkins en 1968 de sa pièce de danse-théâtre originale God’s Angry Man : A Passion Play of John Brown[7] (1945) et en en extrayant l’ « accessoire » central, l’image met en circulation une économie de la propriété différente, plus problématique ; une économie de la propriété basée sur ce qu’on pourrait appeler une métaphysique théâtrale, une ontologie où les « choses » ne sont pas ce qu’elles semblent et où le « substitut » — ici, l’accessoire — ouvre la possibilité d’une multiplicité d’origines dans laquelle rien n’appartient à personne et où la distinction entre l’apparence et l’être est brouillée.
Selon Andrew Sofer, « un accessoire est un objet qui voyage ; par conséquent, les accessoires dessinent des trajectoires spatiales et créent des narrations temporelles en traversant une représentation donnée »[8]. Et pas que cela. Les accessoires peuvent continuer à vivre ailleurs ; souvent, ils sont recyclés et réutilisés, réapparaissant dans différentes représentations, et, dans ces cas-là, provoquant chez le fidèle spectateur de théâtre un sentiment de déjà-vu — une sorte d’étrangeté. Dans la mesure où la reconstruction par Byrne de l’« accessoire original » de Noguchi réapparaît comme une œuvre d’art dans une galerie, cela crée un sentiment double d’étrangeté. Tout autant que revenant dans un contexte différent, il revient aussi dans un médium différent, dans un nouvel habitus culturel, un transfert auquel des artistes comme Giacometti, Noguchi, et d’autres comme Barbara Hepworth, Picasso et Cocteau, ont été eux aussi sensibles[9]. Pourrait-on dire que John Brown’s Gallows, from existing photographs (after Noguchi) réhabilite l’accessoire, le dotant d’une valeur que le théâtre lui refuse ? Ou, comme je l’ai suggéré plus haut, théâtralise-t-il l’art, conteste-t-il sa solidité comme médium et comme lieu de production de valeur ? Probablement les deux. Mais quelle que soit la réponse, le fait reste que, comme la reconstruction par Byrne de l’accessoire de « l’arbre » créé par Alberto Giacometti pour une production de 1961 d’En attendant Godot de Beckett[10], John Brown’s Gallows, from existing photographs (after Noguchi) renvoie à un long, mais souvent ajourné, échange entre les artistes visuels et les praticiens de théâtre. Il y a quelque chose de délibérément provocateur dans l’intérêt de Byrne pour la réouverture d’un tel dialogue et sa mise en évidence. Car la théâtralité de l’accessoire, sa culture délibérée de l’impermanence et du périssable, mise sur une pensée alternative de la « propriété » — qui trouble sa fallacieuse éternité, sa pseudo-évidence, son lien au sol et, peut-être, même à un pays natal.

titres

Un titre est généralement l’objet de la première rencontre avec un spectacle, sur, disons, une affiche, un programme, un billet, un prospectus. Le titre constitue à la fois un index et une anticipation : il indique ce qui est à venir ; il donne un avant-goût ; il suscite un intérêt. Parfois les titres sont énigmatiques et détournés, d’autres fois dramatiques et impérieux, d’autres fois encore littéraux et fonctionnels. Les titres des œuvres de Gerard Byrne, sont, tour à tour, tout cela, mais il y a chez lui une nette préférence pour la dernière sorte, pour l’utilisation de mots qui désigneraient ce qu’est l’œuvre, d’une manière qui résonne avec une logique minimaliste, une logique qui aspire à coller le plus possible à la « chose en soi » (das Ding in sich). La série « A Country Road. A tree. Evening. » (2004), par exemple, est la transposition de la célèbre et vague indication scénique de Beckett pour En attendant Godot et répertorie des arbres photographiés certains soirs au bord de différentes routes de campagne en Irlande et en France. De la même manière, A thing Is a Hole in a Thing It Is Not (2011) utilise une citation de Carl Andre pour remettre en scène des textes-clés, des expositions et des entretiens de l’histoire du minimalisme dans les années 1960 ; et, de manière peut-être encore plus manifeste, la sculpture de Byrne reprenant l’accessoire de Giacometti pour une production d’En attendant Godot est simplement intitulée A reconstruction based on a tree made by Alberto Giacometti for the 1961 Paris production of En attendant Godot (Odéon Théâtre de France) ; Eight weeks ago (as of 19 September 2013).
Comme dans l’œuvre de Brecht, il y a quelque chose d’ironique — et d’une déconstruction ludique — dans l’usage que fait Byrne du langage. Les titres font directement référence aux originaux sans jamais pour autant devenir les originaux dont ils parlent. Le reenactment, ici, est — ne peut jamais qu’être — une répétition avec une différence, qui, là encore, souligne la théâtralité inhérente à l’ironie de l’opération consistant chez Byrne à donner un titre à une œuvre. Conformément au mode de fonctionnement du théâtre, le désir concret de désigner la réalité, de l’instancier, ne sert qu’à faire disparaître le réel, le faire s’échapper ailleurs, comme si la praxis du théâtre était toujours quelque peu de l’ordre de l’hypothèse, et non tout à fait ce qu’elle prétend être. Car les titres de Byrne, qui devraient paraître si clairs et transparents, reflétant parfaitement ce qu’ils essayent d’atteindre, finissent par se doter eux-mêmes d’une opacité, peut-être même de quelque chose d’énigmatique, se retirant dans les profondeurs, comme son désopilant et déceptif travail sur les observations faites du monstre du Loch Ness dans Case Study : Loch Ness (Some problems and some possibilities) (2001-2011). Dans ces titres, comme dans la voix off de Lalor Roddy dans le travail sur le Loch Ness, le langage se met à attirer l’attention sur lui comme matière à part entière, comme une surface qui ne peut pas indiquer l’autre côté du miroir qu’elle est normalement supposée refléter ou indiquer — du moins selon les principes d’une logique logocentrique. À travers cette démarche littéraliste, l’intention supposée de faire revenir ou de rejouer l’original est manifestée comme impossible, et le titre, dans son insolente nudité, son être-là axiomatique, cesse de signifier quoi que ce soit d’autre que lui-même.

espace

L’une des caractéristiques déterminantes du théâtre — ce qui sans doute le définit le plus — est sa relation plastique au lieu — j’entends par là sa capacité à se plier au lieu dans lequel il advient. Ce pliage opère dans un double sens. De la même manière que toute représentation théâtrale informe son contexte spatial, le contexte spatial informe la représentation. Le sens théâtral est ainsi toujours incomplet, incertain, dépendant des circonstances, engendrant une infinité de possibilités.
Bien qu’il existe certaines similitudes entre la boîte noire du théâtre et le white cube des arts visuels, il y a aussi des différences. En dépit de son supposé confinement, le théâtre échappe toujours à la clôture de la boîte noire, s’engage dans une irréductible, et pourtant négligée, relation site-specific. Les pièces absorbent leur environnement, se perdent, dans une certaine mesure, dans chaque paysage dans lequel elles sont jouées. Peu importe où est mis en scène En attendant Godot — à Belfast dans les années 1970, en Cisjordanie dans les années 1980, à Sarajevo dans les années 1990, à La Nouvelle-Orléans à la suite de l’ouragan Katrina, en 2007 —, les particularités de l’espace déterminent sa réception et sa signification. Il n’était en fin de compte pas besoin que Paul Chan mette en scène la pièce en extérieur, comme il l’a fait en 2007 : jouer la pièce dans une salle conventionnelle n’importe où à La Nouvelle-Orléans aurait suffi pour qu’apparaissent ses résonances contemporaines. Le théâtre est plastique ainsi, radicalement ouvert et processuel, prenant forme selon le lieu dans lequel il s’inscrit.
1984 and Beyond (2007), la stupéfiante méditation de Byrne sur la futurologie, a été délibérément associé à l’espace du Pavillon Sonsbeek, un bâtiment temporaire conçu par Gerrit Rietveld au milieu des années 1950 à Arnhem et reconstruit en 1965 de manière permanente dans le jardin du Kröller-Müller Museum, à Otterlo. Le pavillon abrite une exposition permanente de sculptures de Barbara Hepworth datant de sa reconstruction et le film de Byrne montre les protagonistes contemplant — en fait : habitant — un paysage moderniste archétypal, un espace de lignes droites, de baies vitrées, de pelouses impeccables, à la lumière éblouissante, une pure transparence. Rien qui ne soit à sa place dans cette architecture du futur, a design for living. Dans ces « machines esthétiques », la confusion de l’histoire européenne et le naufrage de la première moitié du XXe siècle sont presque évacués, nettoyés, oubliés (c’est aussi pour cela que les architectes de l’Internationale situationniste condamnaient tant le style international de Le Corbusier). À leur place, on trouve un lieu atemporel, un espace où modernité et primitivisme se croisent dans une logique d’abstraction, une synthèse esthétique, un effacement du temps, une idéologie incarnée dans les sculptures non figuratives de Hepworth, dans lesquelles tout est affaire de formes et de plis, une géométrie perpétuelle, le néolithique fait contemporain.
Aucun lieu ne pouvait être plus adapté, par la négative, pour la re-mise en scène par Byrne d’une table ronde publiée dans le numéro de juin-juillet 1963 de Playboy, dans laquelle des écrivains de science-fiction et des futurologues, dont le romancier et inventeur Arthur C. Clark, échangeaient leurs conceptions du futur, pipe à la bouche, vêtus d’une pathétique confiance candide et de costumes « sta press ». En réalisant la table ronde en Hollande, en lui donnant ainsi un « corps », lui fournissant un espace avec le Kröller-Müller Museum, Byrne révèle ce que la futurologie des propos du Playboy original cherchait si désespérément à dénier : son désir d’évacuer l’Histoire, de redécouvrir un sentiment d’atemporalité — un moment de « grâce ». 1984 and Beyond nous permet de voir que le futur envisagé par la futurologie n’offre pas le moindre réel futur. Paradoxalement et aporétiquement, c’est une pensée qui veut revenir au passé, pour atteindre une nouvelle forme de primitivisme, pour montrer que les choses ne se transforment pas mais restent exactement les mêmes. La technologie engagée dans la course à l’espace des années 1960 est une autre répétition de cette métaphysique perverse, une incarnation machinique du même (vieil) esprit (geist) — l’impulsion en arrière dont Frederic Jameson a eu l’intuition quand il a défini Stars Wars (1977) comme une œuvre nostalgique, une sorte de western[11].
La spatialité dérangeante de l’œuvre ne s’arrête cependant pas là. La théâtralité dans 1984 and Beyond est à la fois récursive et réciproque. Tout autant que le décor se mêle à l’œuvre, le contenu de la table ronde de Playboy se répercute sur l’espace dans lequel il a été transposé, dans le décor, à savoir le musée et sa collection. Conséquence de cette récursivité, l’œuvre révèle que le modernisme est un étonnant précurseur, entre autres, de la cosmo-technique de l’exploration spatiale, car tous deux partagent la même aspiration à évacuer le lieu, à s’abstraire de tout — une culture, une Terre —, ce qui les marquerait, les lierait à un contexte, compromettant leur universalisme. La quête d’unicité du modernisme est donc fondée sur le refus de la théâtralité, et c’est exactement ce à quoi 1984 and Beyond s’attelle. À la différence du théâtre qui insiste sur l’avoir-lieu, en s’enracinant et se déracinant à la fois, comme un objet qui accumule des significations différentes en se déplaçant dans l’Histoire, l’art moderniste, comme la pensée futurologiste, essaye toujours de dénier l’Histoire, pour atteindre un sentiment de transcendance. Dans son utilisation de l’espace, 1984 and Beyond réfute l’atemporalité du modernisme et se situe, franchement, dans l’histoire contemporaine. Le véritable pari dans le film de Byrne n’est pas sur le futur mais sur le présent, sur ce qui échappe à la compréhension, sur une potentialité qui est imprévisible et dangereuse, et qui problématise, profondément, l’espoir non questionné que tant de penseurs et d’artistes veulent aujourd’hui conférer à la science-fiction comme genre pour sauver la planète, pour stimuler l’imagination, créer de nouveaux récits. Pour Byrne, comme pour Sun Ra, « Space is the place » — « l’espace est le lieu » — et vice versa. Aucun espace n’est jamais vide, pas même le cosmos.

spectateur

Cette image, extraite de l’installation A Late Evening in the Future à l’ACCA, à Melbourne, en 2016, est emblématique de ce qu’il est demandé au spectateur de faire — de devenir — dans les installations filmiques de Byrne. Les figures sont seules et ensemble, regardant et écoutant, encadrées par un dispositif technologique comprenant écouteurs, enregistrements de la pièce de Beckett La Dernière Bande, lumières bleues qui scintillent, et de multiples écrans. Il y a alors de l’ironie à envisager le spectateur dans un tel contexte, une ironie qui traverse une grande partie de l’œuvre de Byrne. Normalement, lorsqu’on envisage un spectateur, on pense à quelqu’un qui regarde, qui est un témoin visuel et qui est alors invité à se servir de ses yeux comme de portes ou de ponts pour aller se perdre dans l’acteur qui se tient devant lui.
Au spectateur de Byrne est évitée cette consolation, ce moment de fusion ou d’empathie. Comme le spectateur brechtien ou beckettien, le spectateur byrnien est un auditeur. Pour qu’un tel glissement de l’œil à l’oreille survienne, le public doit être physiquement présent, occupant comme un corps collectif le même espace que l’œuvre et, en même temps, séparé, mis à distance, individualisé (rendu solitaire). Les écouteurs sont le « révélateur » de cela, dans cette image, matérialisant sous une forme technologique, au moins pour un aficionado du théâtre, la même expérience que celle que l’on fait devant une pièce de Beckett. Comme l’a établi Wolfgang Iser dans son célèbre essai de 1981[12], assister à la représentation d’une pièce de Beckett, c’est faire l’épreuve d’une forme singulière de comédie : le rire n’y unit pas le public en une communauté, comme on le présume parfois, mais au contraire ne sert qu’à isoler les spectateurs d’eux-mêmes comme de la collectivité dont ils font partie. Le rire, chez Beckett, met à l’écart ; Iser dit « il s’étouffe lui-même », plongeant dans la gêne celui qui rit, pleinement conscient de sa solitude.
Une telle mise à distance est nécessaire au projet de Byrne. Dans son travail, l’œil et l’oreille entrent souvent en tension. Quand l’œil peut jouir des images, reconnaissant souvent un humour subtil en trouvant des indices visuels dans les scénarios reenactés, l’oreille se voit intimer de prêter attention, de penser, d’entendre quelque chose de dissonant, un « sens » qui se dissipe. Dans In Our Time, par exemple, installation vidéo de 2017 qui remet en scène le fonctionnement d’une station de radio privée à une époque qui pourrait être « n’importe quand » entre les années 1960 et 2023, le disc-jockey change sans cesse de nom, la liste des chanteurs et des chansons n’est pas toujours juste ni claire, et le bulletin météo est, au mieux, incohérent. Être un spectateur qui écoute, pour Byrne, c’est être un spectateur critique, un spectateur qui ne fait pas d’office confiance à ce qu’il voit ni à ce qui est dit, un spectateur qui s’accorde à la spécificité de la technologie, des médias défunts, comme les émissions de radio de masse.
Même si l’on peut établir des parallèles clairs avec la distanciation brechtienne, le spectateur byrnien n’est pas un spectateur épique. Le spectateur brechtien est laissé en paix pour penser, c’est un fumeur de cigare qui est capable d’atteindre la « vérité » derrière l’écran idéologique. Les spectateurs de Byrne, en revanche, sont impliqués dans le scénario, pris dans les plis du dispositif, intégrés, pris de vertige, perplexes. Car bien que les reenactments de Byrne rejouent le temps historique, permettant au spectateur de voir comment l’idéologie est semblable à un formatage et un arrêt de la perception du temps, ils sont aussi hantés par le présent du théâtre, l’insaisissable moment d’un « maintenant » impossible, une présence qui bifurque. Dans les installations de Byrne, l’histoire est toujours passée et cependant est aussi toujours « de notre temps ».
Que son caractère soit ainsi double ébranle l’assise du spectateur, ouvre un gouffre, une mise en abyme dans laquelle le contenu reenacté devient forme réenactée. Faire la rencontre de cette forme, c’est réaliser que le sol sur lequel on se tient — ce sol qui semble si assuré, si intemporellement présent dans l’expérience quotidienne — est pris dans le mouvement de l’Histoire. Condamné à devenir ironiquement daté, aussi désespérément pathétique que les scénarios qui se jouent devant nous. Il y a en cela, dans l’œuvre de Byrne, une impossibilité de la naïveté, une fin de l’innocence. Pas d’échappatoire moderniste, pas d’issue pour échapper au cadre, pas de résolution dialectique. Les spectateurs sont amenés à constater cette impasse, à voir qu’ils sont pris dans des scénarios où rien ne se passe vraiment, et où les gens ne parlent que pour faire des erreurs, pour montrer à quel point leur connaissance est insuffisante, leur assurance dégonflée. Comme le personnage de Krapp dans La Dernière Bande de Beckett, qui a inspiré A Late Evening in the Future, nous sommes pris sur le fait en train d’écouter des rediffusions dépourvues de toute faculté de consolation, et où la valeur de la nostalgie s’est effondrée. Tout ce qu’il reste est le flux du temps, de l’Histoire, que nous ne pouvons connaître ni voir, mais sentir.
Dans un court texte sur l’exposition conçue par Jean-François Lyotard et Thierry Chaput au Centre Pompidou en 1985, « Les Immatériaux », le philosophe Yuk Hui dit que Lyotard n’était pas intéressé par l’idée de manifester quoi que ce soit, de produire des spectateurs capables d’accéder par leurs yeux ou leurs oreilles à une vérité. Il était plutôt soucieux de permettre une « éducation de la sensibilité ». La « sensibilité, affirme Hui, est ce qui ne peut être exposé en tant que tel, mais peut être deviné comme un à côté de l’exposition »[13]. Je ferai l’hypothèse que les reenactments de Byrne sont du même ordre. Ils permettent aux spectateurs de « sentir » qu’ils sont toujours intégrés, qu’ils font partie du cadre — un contexte historico-technologique — qu’ils n’ont d’autre choix que d’accepter. Cette acceptation, cependant, ne veut pas dire que le cadre ne puisse pas être déplacé ; cela veut juste dire qu’il ne peut jamais être transcendé. Par conséquent, il s’agit — c’est du moins ce qu’il me semble — de trouver une manière de se servir de la contrainte contre la contrainte, de parier sur un entre-temps, celui que le reenactment permet de sentir mais jamais de voir, puisqu’il file toujours entre nos doigts, échappant hors de portée de notre vue et de nos oreilles.
Peut-être cette acceptation de la contrainte, ce pari sur le temps, explique-t-il pourquoi Byrne est si attiré par les technologies obsolètes et les médias abandonnés, dont le théâtre est l’exemple le plus flagrant. Être spectateur dans le futur, c’est se rendre compte que la soirée est — a toujours été — une fin de soirée (a late evening), que la nuit va tomber. S’accorder à cette tombée de la nuit : c’est peut-être là que se joue aujourd’hui notre posture critique ; devenir sensible à l’ambivalence de la fin de partie beckettienne qui, conformément à la logique répétitive, récursive du théâtre, ne s’achève que pour recommencer, nuit après nuit.
Je finirai par une citation de Hui qui me semble, d’une certaine manière, pertinente pour cerner l’expérience que Byrne invite à faire dans son étrange « théâtre » et dire en quoi elle est si nécessaire — physiquement — aujourd’hui, à l’âge des cultures numériques :

« Exposer, ce n’est pas seulement montrer ce qui est à la mode et attrayant — comme ce dont l’intelligence artificielle et les machines apprenantes sont capables et comment la créativité des artistes peut travailler avec les big data —, mais plutôt éveiller une sensibilité, pas seulement comme une réponse à l’époque mais aussi pour déplacer et transformer le Gestell afin de libérer les pouvoirs de l’imagination, qui a été appauvrie par l’aveuglement devant le progrès et l’accélération. Il faut souligner que sensibiliser ne veut pas dire décélérer, mais orienter la technologie dans une autre direction… Sensibiliser veut précisément dire : intervenir dans l’époque et la transformer en radicalisant la question esthétique. »[14]

brecht

Une grande part de l’œuvre de Byrne est marquée, d’une manière ou d’une autre, par l’influence de l’éthos et de la sensibilité de l’auteur et metteur en scène allemand Bertolt Brecht. Dans beaucoup de ses travaux, on peut voir que, comme pour L’Opéra de quat’ sous, de Brecht, l’impulsion initiale de l’inspiration, le catalyseur du projet, repose sur une logique récursive plutôt qu’une mimésis naturaliste. Les installations filmiques 1984 and Beyond et New Sexual Lifestyles, par exemple, résultent d’un désir de remettre en scène des moments historiques particuliers à travers une interrogation tout aussi délibérée du médium utilisé. De même dans l’installation filmique In Our Time (2017), dont le but est d’attirer l’attention sur le processus qui mène à une performance musicale — le groupe qui s’installe dans le studio d’enregistrement — au lieu de se focaliser sur la performance elle-même. En « montrant qu’il montre » (showing showing), pour ainsi dire, Byrne cherche à donner accès à la vision double, bifocale, qui intéressait tant Brecht. À chaque fois, il ne s’agit pas tant de créer quelque chose ex nihilo, à la manière du génie romantique ou expressionniste, mais plutôt de revenir sur l’original pour l’examiner et en extraire son message idéologique caché. Comme Brecht, Byrne est conscient que l’idéologie concerne beaucoup plus comment on dit quelque chose que ce qu’on dit. Forme, contenu et médium fonctionnent alors dans son travail comme une constellation, chacun informant l’autre, en un jeu constant de focalisation sur l’un ou l’autre.
Dans l’esprit de la vision complexe brechtienne, Byrne peut être considéré comme un artiste scientifique, comme un enquêteur dont le retour sur la scène du crime est motivé par le désir de trouver un indice, une preuve, de « réflé[chir] sur le cours de l’action [plutôt que] dans le cours de l’action »[15]. La série de Byrne « Newsstand », par exemple, témoigne d’un goût pour le reenactment proche de la version qu’en donne Brecht dans le célèbre texte sur « La scène de rue, modèle type d’une scène pour le théâtre épique »[16]. Seulement, le performeur n’est pas un acteur mais un appareil photo ; le fait d’être témoin, cependant, reste le même. Ce qui est en jeu n’est pas la poésie mais la prose, la tentative de capturer et de montrer, avec un certain degré d’objectivité, les rouages historiques et politiques d’un ordre social donné par le biais de son usage des médias ; de réfléchir, en toute conscience, à la façon dont un sens idéologique est construit et transmis, transformé en ce que Slavoj Zizek désigne comme un « objet sublime »[17].
Dans « Newsstand », Byrne prend discrètement des photographies noir et blanc d’images criardes de magazines sur papier glacé, sur différents kiosques dans des villes non précisées, et les imprime en de grands tirages uniques. Comme Byrne me l’expliquait dans un e-mail, « les images n’ont pas de titres fixes — les titres sont réécrits à chaque fois que les images sont exposées en donnant prosaïquement le nombre d’années/mois/semaines/jours passés entre la date où la photographie a été prise et la date de l’exposition ». Quand on regarde ces images à la suite, deux choses sautent aux yeux. Premièrement, le désir de tendre un miroir au réel, de montrer à quel point l’idéologie n’est jamais complètement discrète mais, comme selon la lecture par Jacques Lacan de la nouvelle de Poe La Lettre volée, se cache toujours au vu de tous, si visible que nous la manquons ; deuxièmement, le caractère anachronique de la situation, étant donné que le moment du tirage est passé et que la « rue » elle-même s’est dissoute en tant que lieu de résistance publique. Personne n’achète de magazines ; les kiosques eux-mêmes sont désertés ; ils semblent à peine encore fonctionner. Et pourtant, comme le théâtre lui-même, sans doute le plus anachronique de tous les médias contemporains, les kiosques à journaux, opiniâtres, surprenants, sont encore là dans les rues, leurs piles emplies d’images et d’informations, existant en tant que lieux de/pour le débat public (au moins potentiellement). Et de même, bien sûr, la photographie, une technologie qui documente le « réel », produisant ici des images d’images. Dans « Art et objectivité », Michael Fried a une position ambivalente par rapport à la pratique de Brecht. Il constate que Brecht veut mettre en échec le temps syncopé du théâtre tout en courant en même temps le risque de faire du temps lui-même un « objet littéral ». Comme toujours, Fried a à moitié raison. Dans les images faites par Byrne pour « Newsstand », et comme dans le théâtre (et la poésie) de Brecht, ce n’est pas le temps qui devient un objet, mais l’Histoire elle-même, c’est-à-dire le temps de la politique, la distribution idéologique du temps et de l’espace à travers l’organisation des images et des médias. L’étrange espoir du travail de Byrne est de nous faire nous souvenir de ce qui est possible, de montrer les fantômes du passé qui hantent le présent, d’évoquer ce qui a disparu et est cependant toujours là. La question alors — et cela nous mène au cœur de la politique récursive du théâtre, la seule chose qui lui conserve encore vraiment sa valeur aujourd’hui — est comment « avancer en arrière », pour revenir sur des chemins qui n’ont pas été empruntés. C’est exactement pour cela que, comme d’autres l’ont remarqué avant moi, Byrne est un « brechtien benjaminien », un dialecticien matérialiste et non un simple tenant de l’historicisme, un artiste dont les retours en arrière sont des bonds en avant (Ursprung). La couleur est dans le noir et blanc, la vitesse dans l’immobilité, le futur dans le passé. Pour en revenir au texte de Brecht sur la « scène de rue », il ne faut pas oublier que ce que relatait l’acteur épique concernait un accident de la circulation à propos duquel toute la question était d’établir la « vérité » de l’affaire, de déterminer les responsabilités, de révéler les rouages de la « lutte des classes ». Les images montrées par Byrne sont, elles, celles d’une société spectaculaire. Telles sont les dynamiques de pouvoir sur lesquelles il est important de revenir et d’insister, tout simplement parce qu’elles restent encore opérantes, même si leurs formes ont changé.

mise en scène

Il y a quelque chose d’intrinsèquement curieux — et révélateur — dans le terme français de « mise en scène », qui est communément utilisé en anglais pour désigner l’action de porter quelque chose à la scène. En anglais, les mots « production » ou « performance » sont plus faiblement liés à l’idée de mise en scène, et ni l’un ni l’autre n’évoque véritablement cette idée. En eux manque le primat du mouvement, et, pour cela, l’inévitable transformation qui survient lorsqu’un texte-source est transplanté d’un médium à un autre se trouve minimisée, peut-être même gommée, facilement oubliée. Insister sur l’idée de mise en scène, c’est reconnaître une autre économie de la mimésis, dans laquelle la répétition n’est pas un simple reflet. Comment pourrait-il en être autrement ? Car déplacer quelque chose n’est pas seulement changer sa signification, c’est changer son être, et, dans le meilleur des cas, lui donner une nouvelle vie, un surplus de sens[18]. C’est exactement ce qui se passe dans cette image, A country road. A tree. Evening. Au virage de la départementale qui relie Roussillon à Gargas, entre les Clos de l’Urbane et Les Bourgues.
L’image est la transposition de la célèbre didascalie minimaliste de Beckett pour En attendant Godot, de la page à un autre type de scène ; une mise en scène du paysage lui-même. Dans la série « A Country Road. A Tree. Evening. » (2006-2008), Byrne retrace le voyage personnel de Beckett, son « Odyssée » de Dublin au Roussillon, là où il a eu l’idée de sa pièce. Byrne reenacte cet itinéraire en créant une série d’images fixes, des photographies délibérément théâtrales qui embrasent des paysages, sans cela anonymes, de couleur, de vie et de sens. Pour reprendre les termes du philosophe Gilbert Simondon, les arbres de Byrne créent des « lieux privilégiés »[19], des endroits où des choses arrivent et où naît une série de connexions réticulaires avec d’autres lieux et d’autres temps. Ainsi, bien que ces photographies soient délibérément visuelles, presque psychédéliques dans leur intensité, ce sont aussi des exemples d’aveuglement. Elles se retirent d’elles-mêmes, devenant étranges et opaques, pures surfaces, oui, mais pas dans une quelconque visée d’objectivité, comme, disons, les images du photographe allemand August Sander qui essaient de dissimuler leur origine performative (tous les sujets se présentent devant un trépied, après tout). Paradoxalement, c’est cette absence de relief et cette opacité qui suscitent une sorte de sympathie magique, un pouvoir de conjurer les esprits, qui n’a rien de surnaturel — « magique » désigne plutôt ici, pour se référer à Simondon, une sorte d’atmosphère, un moment vertigineux et avant tout théâtral, dans lequel la réalité est syncopée, vibrant avec des corps qui sont toujours ici et ailleurs au même moment[20]. Comme au théâtre, lorsque la scène est hantée par des milliers de mises en scène qui ont déjà été et qui sont encore à venir. La dualité des images de Byrne, leur théâtralisation du lieu, est précisément ce qui suscite la multiplicité dont le reenactment peut tirer parti — dont, en fait, il dépend. Car en suspendant notre mouvement, en nous demandant de regarder une mise en scène particulière, Byrne nous permet d’accéder à ce que nous ne pouvons pas voir, à savoir une accumulation de paysages historiques que la pièce contient toujours déjà en elle : le paysage de la grande famine irlandaise des années 1840, le paysage de la France de Vichy, le paysage d’une terre qui est toujours en mouvement, toujours complètement et fermement là. De cette manière, Byrne se sert de l’artifice et de la simulation — les arbres semblent en deux dimensions, découpés, comme s’ils étaient des éléments de décor d’un spectacle de Robert Wilson — pour produire un pliage où histoire et histoire naturelle, lieu et non-lieu, réel et virtuel convergent dans une ritournelle de fragments qui refusent de s’unir dans la synthèse d’une Gesamkunstwerk.
Conformément à sa longue pratique du reenactment,la série de Byrne « A Country Road. A Tree. Evening. » fait une entaille dans l’être-là du temps et de l’espace par le fait même de le mettre en avant, un procédé qui n’est pas simplement flagrant dans les titres qui accompagnent les images mais qui est également palpable dans ce que Byrne lui-même désigne comme « les traits descriptifs sans grande élégance et plutôt vernaculaires par lesquels le lieu est caractérisé dans chacune de ces photographies ». L’ébranlement de la présence est également tangible dans la ponctuation — les trois points finaux — de cette didascalie pour le moins vague. Au contraire de Martin Heidegger qui efface toute ponctuation dans sa conférence sur le paysage des années 1950, « Bâtir habiter penser », les points de Beckett soulignent l’impossibilité de l’unicité, de l’identité à soi-même, et même de l’existence. Il sait que la vie se niche dans les intervalles, dans les « trous », où tout ce qui est réel est hanté par une pléthore de possibles différents. Ce mouvement vers l’infini, ce pari sur l’incomplet et l’indéterminé, est ce que Byrne saisit si bien dans sa transposition reenactée de la didascalie de Beckett. Par sa mise en scène hallucinatoire, il nous donne le goût du paysage, un goût qui ne peut être réduit à une série de règles et de protocoles bourgeois, comme Pierre Bourdieu le soutient dans La Distinction[21]. Le « goût » (« taste ») français devient plutôt un « goo » anglais, quelque chose de collant, une viscosité dont on ne peut se débarrasser, à laquelle on ne peut échapper, qu’on ne peut tenir à distance. Dans la mise en scène de Byrne, re(m)placer c’est dé-placer. Les images mettent artificiellement en scène le paysage pour ressusciter — reenacter — ce qui était déjà là, caché ; elles insistent sur le lieu pour dé-phaser le lieu, pour faire trembler et scintiller chaque paysage, pour insister sur le fait qu’il est remis en scène encore et toujours. Pour jouer sur une métaphore agricole en anglais qui implique aussi l’idée de durée, elles labourent (« till ») le sol, le retournant encore et encore, le rendant pluriel, révélant ses histoires, conjurant des réalités que des photographies plus naturalistes de paysages manquent inévitablement. De la même manière qu’il transforme une « still » (image fixe) en « till », Byrne avec ses images de Beckett met en évidence l’impossibilité de jamais aborder la mise en scène comme un substantif. Il y a trop de mouvement dans l’acte de transposer pour que les images deviennent de simples objets, toujours identiques à eux-mêmes. Plutôt, elles maintiennent ouvert l’intervalle entre le texte et l’image, l’original et la reproduction, ici et ailleurs. Et il faut signaler un dernier point fascinant : les paysages de Byrne font partie d’une série d’images, toutes renvoyant à d’autres avant elles et en annonçant d’autres après elles à venir, une suite qui confère à chaque photographie quelque chose de vivant : un caractère provisoire qui, comme celui de toute production théâtrale d’une pièce, est invariablement et inévitablement en mouvement.

texte

En général, le « texte » au théâtre renvoie à une pièce, écrite par un dramaturge dans le but explicite d’être mise en scène. Traditionnellement, cette pièce raconte une histoire fictive que les acteurs sont invités à porter en scène — à incarner — pour un public. La Ur-forme classique dans la tradition occidentale en est la tragédie, un récit dramatique construit autour du dialogue, d’un conflit entre des personnages (agôn) et d’une résolution par la souffrance, dans laquelle le héros accède à une connaissance nouvelle, conséquence de la catastrophe. Depuis Artaud, de tels textes théâtraux ont été rejetés comme « théologiques », comme l’entreprise d’un auteur-démiurge de produire des récits et scénarios que les acteurs et les metteurs en scène sont obligés de représenter fidèlement et sans modifications. Influencé par l’appel d’Artaud à un théâtre énergétique, Jean-François Lyotard, dans « La dent, la paume »[22], affirmait que cette version théologique du théâtre est tributaire d’une sorte de nihilisme selon lequel le signifiant B ne signifie rien lui-même parce que c’est une simple représentation d’une réalité A qui est absente et supposément située au-delà de l’enceinte de la scène même. La notion de texte chez Gerard Byrne travaille à l’encontre de cette logique habituelle du texte dramatique. Dans des œuvres comme New Sexual Lifestyles (2003) et 1984 and Beyond (2007), le texte n’est pas un document spécifiquement écrit pour que des acteurs le représentent fictionnellement. Le texte, pour Byrne, est plutôt, d’une façon qui renvoie à Walter Benjamin aussi bien qu’à Heiner Müller, un matériau pré-existant, quelque peu opaque, qui est retravaillé et reconfiguré dans sa transposition de la page à la scène. Dans New Sexual Lifestyles et 1984 and Beyond, le texte est emprunté à des entretiens initialement publiés dans le magazine Playboy dans les années 1960 et 1970, délibérément choisis par Byrne parce qu’ils débattent du genre, de la sexualité et de la futurologie. Le résultat de ce retour peu orthodoxe à un matériau imprégné de l’histoire de ces années et qui entre en résonance avec aujourd’hui est que le « nihilisme » ou la « théologie » de la pièce dramatique est déstabilisé et que de nouvelles relations s’instaurent entre intérieur et extérieur, réalité et fiction, passé et présent. Au lieu d’une logique représentative et dramatique qui renforcerait la stabilité d’une réalité historique par-delà la scène, les textes chez Byrne fictionnalisent l’histoire elle-même. Ironiquement, et dans un geste représentatif de l’opération du reenactment, ils réalisent une telle déstabilisation en prenant les entretiens de Playboy comme du théâtre, et non comme des documents d’archive qui pourraient d’une manière ou d’une autre opérer sur la scène comme une « vérité » préservée de la viralité — de la peste — de la théâtralité elle-même. De même qu’un matériau textuel, pour Byrne, n’a plus besoin d’être une pièce, la théâtralité, dans New Sexual Lifestyles et 1984 and Beyond, échappe à ce avec quoi elle est si souvent confondue (en particulier par des artistes contemporains qui ont été amenés à mettre en scène des textes théâtraux canoniques) : le drame et/ou le dramatique. Là où le dramatique cherche toujours à recouvrir la logique récursive de la scène, pour imposer une sorte de naturalisme rassurant, la théâtralité met en avant le fait que le texte est une matière artificielle, un document dont la vie est à la fois contingente et infinie, un artefact qui demande à être mis et remis en scène encore et encore.
En attirant l’attention sur la théâtralité du texte, en mettant en scène les discussions de Playboy comme des représentations (et non des réalités données), les reenactments de Byrne révèlent la nature contextuelle de toute énonciation et de toute prétention à la connaissance. En cela, on pourrait dire que la pratique des arts visuels par Byrne emprunte au caractère site-specific propre, même si toujours de manière perverse, au théâtre, au sens où, disons, toute mise en scène de Hamlet est toujours conditionnée par le contexte temporel et spatial spécifique dans laquelle elle est réalisée, indépendamment du fait que c’est dans un théâtre —un lieu qui, comme le white cube, est pourtant souvent considéré comme neutre, hors de tout contexte !
Il faut remarquer quelque chose d’encore plus troublant dans le fait que Byrne revienne ainsi à ces entretiens de Playboy. Car ces textes ne sont pas fictionnels comme Hamlet ; ce sont des tables rondes qui prennent la température de leur temps, donnent un reflet — à la manière de formes théâtrales documentaires, mais qui seraient comme aliénées et différées — de la réalité sociale qu’elles commentent et dont elles sont les produits. Dans New Sexual Lifestyles et 1984 and Beyond, le miroir théâtral est inversé, retourné de manière à renvoyer son reflet sur la réalité que les tables rondes et entretiens pensaient simplement établir, et la rendre ainsi vertigineuse. Le reenactment, ici, comme le critique d’art George Baker l’a à juste titre montré dans son long et précieux article de 2003 sur l’œuvre de Byrne, « The Story Teller : Notes on the Work of Gerard Byrne »[23], accomplit une sorte de fonction « post-moderno-brechtienne » : il contextualise et fictionnalise le moment historique que, dans notre vie quotidienne, nous prenons pour vrai. En ce sens, le retour de Byrne à des textes pré-existants, ici pris dans de vieux numéros de Playboy, révèle l’inévitable fonction idéologique du drame en montrant la nature écrite et scénarisée de toute réalité, et non seulement de ce qu’on entend généralement sous le nom de théâtre.
Les textes reenactés par Byrne provoquent un sentiment déconcertant, quelque peu nauséeux, qui est là encore lié à la théâtralité. De la même manière que le théâtre fait coïncider deux (au moins) réalités historiques, le temps de la fiction et le temps de la représentation, toute tentation de condescendance envers la politique de genre sexiste et misogyne des années 1970 est dans la mise en scène par Byrne des textes de Playboy contrecarrée par le fait que ces textes font retour dans le présent, sont des textes qui avancent à reculons, pour ainsi dire, et ainsi contextualisent — et déconstruisent — ce que Paul Virilio appelle « l’inertie polaire »[24] des réalités du XXIe siècle. Dans sa critique tacite mais implicite de ce qu’on pourrait nommer, à la suite de Peter Sloterdijk, la « raison cynique » du spectateur contemporain, celui pour qui il est facile, dans le confort de la rétrospection, de rire hautainement des conceptions obsolètes du genre et de la sexualité, l’usage des textes chez Byrne est l’antithèse de la scène théologique. Plutôt que reconvoquer le vieux modèle de l’auteur-démiurge comme figure qui définirait et circonscrirait la réalité, l’œuvre de Byrne déconstruit le passé pour ouvrir le futur. Cette ouverture n’est pas une affaire de rire, en dépit de l’effet (superficiellement) comique produit par les hypothèses et commentaires de certains des interviewés ; c’est un retour qui laisse genre et sexualité indéterminés, et ainsi toujours à interroger et réinventer au-delà de l’autosatisfaction et l’« absolue arrogance » du présent. Les reenactments de Byrne montrent que tout est écrit et donc potentiellement faux, toujours hors de son temps et de son lieu. Rien ni personne n’est à l’abri — surtout pas le contemporain qui est le nôtre.

beckett

Byrne est attiré, chez Beckett, par son humour, sa théâtralité et son minimalisme, la manière dont il élimine tout ce qui est superflu : le contraire de cet autre Dublinois, plus bavard, qu’est James Joyce. Assez dit. Tout fait. Fin d’une longue journée.

TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR CHRISTOPHE TRIAU

Notes

[1] Samuel Weber, Theatricality as Medium, New York, Fordham, 2002.

[2] Michael Fried, Contre la théâtralité, trad. Fabienne Durand-Bogaert, Gallimard, NRF essais, 2007, chap. 6 (« Art et objectivité »), p. 139.

[3] Je remercie Gerard pour ce point. Dans un e-mail, il explique que « Douze hommes en colère était à l’origine un téléfilm, qui a ensuite été adapté au cinéma et au théâtre. Il a ainsi une sorte d’origine corrompue, ce qui est intéressant. Il est célèbre pour se dérouler entièrement dans une seule pièce – celle où est réuni le jury pour délibérer. Cet espace de “huis clos” n’est normalement pas visible par le public, et donc la mise en scène est fondée sur une proposition théâtrale contradictoire : un espace privé rendu public par le mécanisme de la pièce. Et cette contradiction de l’espace privé rendu public par l’entremise du théâtre/film est récurrente dans mon travail : c’est le caractère “sincère” et “en cercle restreint” des conversations faites pour des magazines que j’ai reenactées, ou de manière plus flagrante dans In Our Time l’espace invisible de la cabine de l’animateur radio qui est rendu visible alors que l’auditeur, lui, est absent. Il y a toujours un sens implicite d’intrusion artistique. Et tout cela est fondamentalement théâtral, au sens que donne Fried à cette notion. Il y a une façade – un visage public de la Loi, exactement comme il y en a dans un tableau de Frank Stella. Et on va regarder ce qu’il y a derrière – une ouverture, ou un vide. Fried était perturbé par le vide des œuvres de Morris. »

[4] Gilles Deleuze, « L’épuisé », in Samuel Beckett, Quad et autres pièces pour la télévision, Paris, Minuit, 1992.

[5] Notes préparatoires aux Thèses sur la philosophie de l’histoire, in Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, Francfort, Suhrkamp, 1972 sq, I-3, p. 1232.

[6] Diana Taylor, The Archive and Repertoire: Performing Cultural Memory in the Americas, Durham, NC, Duke University Press, 2003.

[7] Dont Noguchi avait conçu le décor (NdT).

[8] Andrew Sofer, The Stage Life of Props, Ann Arbor, MI, University of Michigan, 2003.

[9] Gerard m’a rappelé que l’étrangeté est peut-être multipliée par trois, dans ce contexte, puisque l’« accessoire artistique de Noguchi », comme il dit, « est un signe référant à un objet singulier lui-même déplacé – une potence utilisée dans [l’exécution d’]un jugement pour trahison cent ans plus tôt. De même, mon travail est un signe artistique renvoyant à un objet déplacé – via des photographies – de l’accessoire de Noguchi. »

[10] Voir A reconstruction based on a tree made by Alberto Giacometti for the 1961 Paris production of En attendant Godot (Odéon Théâtre de France) ; Eight weeks ago (as of 19 September 2013).

[11] Fredric Jameson, « Postmodernism, or the Cultural Logic of Late Capitalism », New Left Review, no 146, 1984, p. 53-92.

[12] Wolfgang Iser, « The Art of Failure: The Stifled Laugh in Beckett’s Theater », The Bucknall Review, no 26-1, 1981, p. 139-189.

[13] Yuk Hui, « Exhibiting and Sensibilizing : Recontextualizing “Les Immatériaux” » , in Tristan Garcia and Vincent Normand (dir.), Theatre, Garden, Bestiary: A Materialist History of Museum, Berlin, Sternberg, 2017, p. 235-244.

[14] Ibid.

[15] « Le spectateur doit s’exercer à une vision complexe. Ce qui revient, il est vrai, à donner presque plus d’importance à sa réflexion sur le cours de l’action qu’à sa réflexion dans le cours de l’action », Bertolt Brecht, « Remarque sur L’Opéra de quat’ sous » [1931], in Écrits sur le théâtre, trad. Jean Tailleur, Gérald Eudeline, Serge Lamare, Paris, L’Arche, 1963.

[16] Bertolt Brecht, « La Scène de la rue, modèle type d’une scène de théâtre épique » [1938], in Écrits sur le théâtre, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2000, p. 856 et suiv.

[17] Slavoj Zizek, The Sublime Object of Ideology, London, Verso, 1989.

[18] Il est amusant, même si tout est relatif, de constater que le sens du mouvement – et donc de la multiplicité – en jeu dans le terme « mise en scène » s’exprime visuellement dans l’incertitude qui entoure la meilleure manière d’orthographier le terme en anglais : j’aurais pu le mettre en italique, mettre des tirets entre chaque terme, mettre ou non un accent grave sur le « e » de « scène »…

[19] Georges Simondon, Du mode d’existence des objets techniques [1958], Paris, Aubier, 2012.

[20] Simondon soutient que les univers magiques sont structurés selon un ordre qui est « [antérieur à] tout dédoublement de la subjectivité et de l’objectivité » (ibid., p. 229). Dans sa conception de la magie, figure et fond sont différents l’un de l’autre mais mutuellement intriqués. Ils ne peuvent jamais être simplement opposés ; au contraire, ils sont enchevêtrés et récursifs, en oscillation dynamique.

[21] Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.

[22] Jean-François Lyotard, « La dent, la paume », in Des dispositifs pulsionnels, Paris, Union générale d’édition, 1973, p. 95-104.

[23] George Baker, « The Story Teller : Notes on the Work of Gerard Byrne », in Gerard Byrne, Books, Magazines, and Newspapers, New York et Berlin, Lukas & Sternberg, 2003, p. 7-88.

[24] Paul Virilio, L’Inertie polaire, Paris, Bourgois, 2002.


Pour citer cet article

Carl Lavery, « Un petit lexique théâtral pour Gerard Byrne
Illustré de dix images de l’artiste et agrémenté de quelques notes de bas de page », Théâtre/Public numéro 249 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp249-un-petit-lexique-theatral-pour-gerard-byrne-illustre-de-dix-images-de-lartiste-et-agremente-de-quelques-notes-de-bas-de-page/

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