« Place à la Lumière
Mort au Commandement de l’Église […]
Mort au Dogmatisme
Place à l’Arabesque […]
Mort aux Flics de l’Esprit
Place à la Poésie
Place à l’Anarchie »[1]
La lecture du manifeste « Place à l’organisme » interrompt, le 8 décembre 1968, la cérémonie d’investiture des nouveaux adhérents des chevaliers de l’ordre du Saint-Sépulcre de Jérusalem, à l’église Notre-Dame, à Montréal. Naît ainsi le premier de trois coups d’éclat d’un collectif voué à la création d’un « théâtre total et intégral »[2]. Le groupe récidive à l’encontre de la guerre du Vietnam lors d’une représentation de la pièce Double jeu, de Françoise Loranger (17 janvier 1969). Profitant d’une invitation faite au public à venir improviser sur scène, quelques personnes se mettent nues, tuent un coq et deux colombes, et s’enduisent le corps du sang des volatiles. Un journaliste décrit la réaction de la foule : « Des comédiens ont pleuré, des spectateurs ont hurlé leur écœurement, d’autres ont appelé la police et demandé à grands cris le remboursement du prix d’entrée : enfin, la moitié environ des six cents personnes présentes ont quitté les lieux sans faire aucun bruit, se croyant au beau milieu d’une révolution.»[3] Si ce collectif cesse alors ses activités après des condamnations pour indécence et obscénité, Michel Roy associe ces premières expérimentations à « […] la naissance du théâtre révolutionnaire québécois et à son premier acte de libération »[4]. C’est à cette question du théâtre politique révolutionnaire des années 1970 au Québec, particulièrement marxiste, sur laquelle nous nous attarderons dans cet article en abordant le contexte culturel, puis les contours et les enjeux des pratiques.
contexte
Les années 1960 sont celles dites de la « Révolution tranquille ». L’État, modelé selon l’idéologie providentialiste, s’engage dans toutes les sphères d’activité, dont l’éducation, les arts, les communications, le loisir. Le poids de l’Église, des valeurs conservatrices et de la censure laisse place à une modernisation des mœurs et à une mutation profonde du domaine culturel alors en pleine expansion. Les artistes sont animés par l’idéal démocratique de rendre l’expression artistique accessible à tous. Ils et elles s’engagent dans l’élaboration de la société québécoise moderne ; ce qui, pour un temps, se fait plutôt en connivence avec le discours dominant et les institutions politiques et culturelles, alors en pleine redéfinition. Cependant, les limites de ce projet de prise de parole deviennent visibles à la fin des années 1960, et plusieurs choisissent alors de pratiquer un art militant[5]. La Révolution tranquille déçoit, elle n’engendre pas les changements escomptés.
Les années 1970 sont marquées par trois formes d’action politique et culturelle[6], parfois imbriquées. Le nationalisme acquiert un nouveau souffle et se transforme avec la crise d’Octobre (1970), la création du Parti Québécois (1968) et son élection (1976). La contre-culture suscite l’enthousiasme d’une jeunesse nombreuse et influente – le Québec ayant vécu un baby-boom à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Enfin, une opposition plus militante se déploie dans les comités de citoyens, les organismes populaires, les syndicats et les groupes d’extrême gauche : pacifisme, féminisme, syndicalisme, marxisme, etc. Ces idéologies inspirent quantité d’artistes et se transportent, notamment, dans le théâtre d’avant-garde, alors extrêmement effervescent : des dizaines de compagnies se créent entre 1968 et 1980[7].
la nébuleuse d’extrême gauche
La pensée révolutionnaire subit elle aussi des mutations qui affecteront directement les productions artistiques. Jusqu’au premier tiers des années 1970, le slogan phare est celui propagé depuis une dizaine d’années, notamment par Parti pris : « socialisme et indépendance ». Il assimile le peuple québécois aux prolétaires et aux « damnés de la Terre »[8]. Les luttent visent à se déprendre de ce qui est perçu comme une domination coloniale – française, anglaise, puis américaine – qui subjugue, avec la complicité de l’Église catholique, le peuple politiquement, économiquement et culturellement. L’aliénation des Québécois et Québécoises de langue française se pense en résonance avec les autres peuples colonisés, dans un souci de réappropriation identitaire et culturelle, d’où l’importance que revêt d’ailleurs l’emploi du joual : le langage par excellence des dépossédés, l’idiome spécifique et singulier d’un peuple sans aucune prétention universaliste et impérialiste[9]. Le poème Speak White[10] de Michèle Lalonde, présenté une première fois lors d’une nuit de la poésie en 1970, est une des œuvres emblématiques de cette mouvance.
Dans le cours des années 1970, l’exacerbation des conflits sociaux amène une frange de militants et militantes d’un marxiste plus humaniste vers la révolution socialiste à forte connotation maoïste ; ce qui engendre une vision de moins en moins anarchiste et libertaire. Le nombre de personnes est assez limité, les groupes québécois, au plus fort de leur expansion, comprenant environ mille cinq cents membres et quelques milliers des sympathisants[11]. L’avant-garde alors s’incarne de plus en plus dans un parti engendrant un passage progressif, du moins chez certains artistes, d’une action artistico-politique enracinée dans des mouvements populaires, à celle qui se rallie aux mots d’ordre d’organisations. De 1973 au début des années 1980, ce sont les groupes marxistes léninistes prochinois – les m.-l. –, qui sont les plus influents. Deux groupes comprennent environ les trois quarts des militants et militantes marxistes[12] : EN LUTTE ! (1973-1982) et la Ligue communiste du Canada (marxiste-léniniste), qui devient, à la fin des années 1970, le Parti ouvrier communiste (PCO, 1975-1983).
les pratiques artistiques marxistes
Si les groupes marxistes, au fil des années, sont composés d’une frange de plus en plus influente de militants qui adhèrent à Jdanov et au réalisme socialiste, les artistes sont plutôt influencés par : Support/Surface, le Living Theater, le Bread and Puppet Theatre, la San Francisco Mime Troupe, le Teatro Campesino et, de manière extrêmement importante, Bertolt Brecht. Ce dernier sera d’ailleurs directement au cœur de certaines des premières productions du Théâtre EUH! qui mettra ses pièces et ses principes de mise en scène à l’épreuve par l’improvisation collective et leur adaptation au contexte québécois de l’époque. Les Sept péchés capitals, joué dans un quartier populaire, Saint-Jean-Baptiste, à Québec durant l’été 1972, en est un bon exemple. Gérald Sigouin résume ainsi le canevas de cette pièce opposant un couple d’ouvriers (Ti-Jean et Jacquette[13]), un politicien (La Mauvaise Langue), un capitaliste (Saint-Miam-Miam) et le Bon Sens populaire :
« C’est donc au cours des sept tableaux illustrant leur vie que l’on peut voir Ti-Jean et Jaquette se rendre compte d’abord qu’ils n’ont pas le droit au bon steak, mais seulement au baloney (péché de gourmandise) ; qu’ils doivent de plus faire beaucoup d’enfants sinon… (péché d’impureté) ; qu’ils ne peuvent augmenter leur train de vie, car on refuse à Ti-Jean de se syndiquer et de faire la grève (péché d’envie) ; qu’ils ne peuvent conserver le logement pour lequel ils ont fait tant de sacrifices et qui est pourtant exproprié malgré leur résistance (péché d’avarice) ; qu’ils doivent travailler tous les deux pour payer les augmentations de leur nouveau loyer et que, à cause de l’accélération de la cadence, ils n’ont plus le temps de se reposer (péché de paresse) ; qu’ils se rendent compte, enfin, qu’ils sont pourtant indispensables à la machine sociale et économique du pays et qu’ils pourraient être mieux traités en prenant en main leur usine ; et que, il y a une fin à tout, ils ont leur voyage ! et qu’ils se révoltent, remettent leur maison en place, reprennent la pilule et mangent du bifteck puis se mettent à danser… »[14]
En théâtre, les regroupements d’artistes marxistes sont composés de troupes amateurs insérées dans les syndicats et les groupes populaires et d’extrême gauche, mais aussi de troupes d’artistes professionnels sur lesquelles nous allons nous concentrer. Les collectifs sont peu nombreux – du moins ceux dont l’histoire garde une trace. On en compte une quinzaine, dont certains ne sont pas montréalais : le Théâtre Parminou, le Tic Tac Boum, la Gaboche, le Théâtre en vrac, les gens d’en bas, le Théâtre de Quartier, le Théâtre du 1er mai, etc. Les plus radicales et celles qui se lient, en tant que troupes, aux groupes m.-l. sont le Théâtre EUH!, le Théâtre d’la shop et le Théâtre à l’ouvrage[15].
le théâtre d’extrême gauche
Synthétisons ce que partagent les troupes de théâtre liées, de près ou de plus loin, avec la pensée révolutionnaire. Elles remettent en question la neutralité de l’art ; celui-ci étant considéré comme une pratique sociale dont il faut révolutionner à la fois le rapport forme/contenu, les modes de production et les rapports avec le public. L’art doit apporter une meilleure connaissance du monde, insuffler aux publics un sentiment d’emprise sur les événements ; bref devenir un outil de conscientisation. Le contenu des œuvres doit revêtir une dimension politique et être accessible, tant au niveau de la compréhension que dans les lieux de représentation. Selon plusieurs, ce sont les impératifs politiques qui favorisent, en retour, l’élaboration d’un art progressiste approprié.
Quittant l’aspiration à un art universel, les artistes s’adressent à une classe spécifique. Au Québec, ce sera surtout celle populaire et non strictement ouvrière. Cela s’explique par l’importance des groupes citoyens et populaires, leur proximité avec le mouvement syndical, l’importance accordée à la démocratie culturelle, de même que le lien fort tissé à l’époque entre la désaliénation culturelle et la culture populaire québécoise de langue française. Au moment où certaines troupes s’engagent avec les groupes m.l. se durcira une distinction entre l’art populaire et celui concentré sur la lutte des classes. EUH! explique ainsi ce recentrement à partir de 1976 : « La seule classe qui peut être révolutionnaire jusqu’au bout […], c’est la classe ouvrière. […] Nous, on appuie toutes les luttes populaires mais présentement, si on veut vraiment travailler, faut choisir. On ne peut pas tout faire. »[16] Au contraire, le Parminou défend l’art populaire : « Par notre travail, nous voulions toucher la masse des gens, non une élite de gauche avancée […] Nous cherchions à avoir des idées de société, à faire un travail d’éducation et de sensibilisation par des moyens démocratiques. »[17] Cette question clivera le milieu — avec beaucoup plus de troupes adhérant à la deuxième conception.
La forme artistique et le processus de création font aussi l’objet de moult attentions. En théâtre, la révolution formelle se traduit par l’utilisation de la langue québécoise, voire du joual. Dans bien des troupes, on jumelle théâtre, cirque et carnaval avec l’emploi de clowns, marionnettes, masques, et l’usage de la farce ; emblèmes du divertissement populaire. On s’oppose aux limitations d’un espace scénique figé. Est privilégié un art qui convoquerait plus la raison que les sentiments, qui table sur la distanciation. Le théâtre doit s’avouer pour ce qu’il est, jeu et technique, et non magie et illusion. Les spectacles sont, le plus souvent, un collage de plusieurs sketchs, adoptant la structure épique prônée par Brecht, mais permettant aussi des représentations adaptables selon le lieu et les publics visés. Le jeu valorise une libération du corps et de la créativité de l’acteur et actrice. Il est « […] très corporel, imaginatif et efficace »[18]. Souvent, il y a peu de comédiennes et comédiens, et les personnes se partagent les rôles. Bref, le résultat est la création d’un théâtre modulable, mobile et avec peu de moyens : un espace scénique dépouillé, un minimum d’accessoires, très peu d’effets sonores, souvent pas d’éclairage. Voici ce que dit EUH! au sujet de son « théâtre pauvre » :
« […] Tous les jours, quand on va jouer devant les gens des quartiers populaires, on apprend des affaires. On a appris, par exemple, que prendre une valise, la mettre debout, l’ouvrir et faire semblant que c’est un frigidaire, ils y croient en maudit. Tu fais un divan, wow ! Ils ne reviennent pas. Mais ça, on ne le savait pas avant. Les gens de théâtre vont jouer devant un milieu populaire et ils disent d’eux qu’ils ne comprennent rien. C’est pas vrai, c’est parce qu’ils ne font pas appel à leur réalité, à leur façon de voir. »[19]
La création collective et l’improvisation sont centrales, même si les modalités changent selon les troupes et à l’intérieur même de celles-ci selon les périodes. Certaines créent de façon déhiérarchisée, horizontale et uniquement collectivement. Est célébrée la mort de l’auteur, du metteur en scène, voire même du texte en promouvant une commune de travail sans spécialistes. L’improvisation collective favorise la création de canevas de sketchs que les membres adoptent démocratiquement. Les dialogues restent largement improvisés lors des représentations, sauf les textes considérés comme idéologiquement fondamentaux, de
même que les chansons souvent inspirées du folklore populaire. Le rapport salle/scène est aussi déconstruit et s’accompagne une interpellation directe des spectateurs et spectatrices : présentation de la pièce au départ, appel à une participation pendant – notamment par les chansons à répondre – et, de façon quasi systématique, discussion à la fin. Il arrive que les publics soient conviés à intervenir directement sur scène, mais très peu à comparer à ce qui se fait, notamment, dans le théâtre féministe ; au Théâtre des cuisines, par exemple, avec une pièce comme Nous aurons les enfants que nous voulons (1974), cocréée (écriture, mise en scène et jeu) par des artistes et des militantes féministes.
Une majorité des troupes vont ainsi quitter, du moins pour un temps, le milieu professionnel de l’art. Elles critiquent le type d’art produit, la fonction de l’artiste dans une société capitaliste et, pour certaines, l’inévitable récupération de toute critique déployée à l’intérieur même du système. Prônant l’autogestion, les artistes veillent à avoir le contrôle de leurs moyens de production et de diffusion, et à le partager collectivement. Beaucoup des troupes seront des milieux de vie. Les stratégies de financement sont de trois ordres, parfois complémentaires : subventions publiques – ce que refuseront les collectifs les plus radicaux –, autofinancement par un travail extérieur des membres dont le salaire est collectivisé, commande de pièces de la part des groupes sociaux et syndicaux.
Le rapprochement avec les groupes populaires, les syndicats et les groupes m.-l. implique une innovation dans les lieux de représentation. Les premières années plus anarchisantes des troupes de théâtre se passent beaucoup dans la rue : le théâtre à sketchs est accompagné de fanfares, de clowns, de marionnettes géantes, d’instruments de musique. Les grèves, manifestations du 1er mai, conflits sociaux, fêtes populaires et des organisations sont aussi des moments d’intervention par l’art. Cette pratique liant les collectifs d’artistes avec des groupes et des conflits sociaux concrets pose la question des processus de création et de la contribution de chaque partie dans la production. Prenons l’exemple, des troupes EUH! et Parminou. Si les deux créent des pièces de leur cru, assez rapidement elles développent aussi ce que EUH! qualifie « de pièces de commande » et le Parminou de « théâtre de partenariat ». Dans les deux cas, cela exige : l’énonciation d’une demande de la part d’un groupe ; puis une enquête dans le milieu de la part des artistes qui sera le matériel de production de la pièce ; enfin, une validation du contenu de la part du groupe social, syndical ou d’extrême gauche. Ces commandes permettent le financement de certaines productions, mais aussi le travail en étroite collaboration avec des milieux spécifiques favorisant non seulement l’accès à des publics diversifiés, mais un art auquel ils peuvent s’identifier. La version rurale d’Un, deux, trois… vendu ! jouée en 1975 par EUH!, à l’occasion de la grande fête champêtre des expropriés de Sainte-Scholastique, l’illustre bien. Le spectacle raconte comment les citoyens et citoyennes de la ville de Mirabel, au nord de Montréal, se sont fait rouler en « gagnant » l’emplacement d’un nouvel aéroport. Sa construction exige non seulement l’expropriation de 93 000 acres de terres agricoles, mais les cultivateurs et cultivatrices se font imposer les conditions de leur expropriation par le gouvernement fédéral. Voici la description qu’en donne Gérald Sigouin présent au moment de la représentation :
« La mission du Théâtre EUH! était de donner le ton à la soirée et de présenter aux expropriés leur propre histoire, dans un style simple et cru. Le scénario, par sa structure et l’importance qu’il accorde aux chansons folkloriques, permettait à la foule de 15 000 spectateurs de participer et d’exprimer l’émotion de plus en plus grande qui la gagnait au fur et à mesure du spectacle. Assez curieusement, malgré le recours à la distanciation, même si les comédiens ne cachent rien de leurs faits et gestes, plantent à vue les décors rudimentaires […] fabriqués en carton peint et de dimension réduite – se masquent ou attendent à l’écart sur scène, cela ne semble pas embarrasser un public tout neuf qui se laisse emporter rapidement par les images et les chansons. À tel point que vers la fin, quelques spectateurs s’identifient trop au mauvais sort qui est fait à l’un des leurs par les agents fédéraux, et interviennent en lançant sur la scène des cailloux… On ne saurait rendre fidèlement […] toute l’efficacité pédagogique et dramatique de Un, deux, trois…vendu !, ainsi que son impact sur le spectateur. »[20]
quelques enjeux en guise de conclusion
Quelques enjeux fondamentaux sont rencontrés par ces troupes de théâtre. L’expérience vécue fera l’objet d’une remise en question profonde à partir du début des années 1980. Même si, loin de là, les productions ne sont pas que de l’agit-prop, il n’empêche qu’a posteriori plusieurs artistes vont conclure que leur exploration formelle, esthétique, poétique aura été un peu subordonnée soit au rendu le plus fidèle possible de la réalité qu’on aspirait à refléter, soit à des fins politiques. En outre, pour plusieurs, le prix à payer sera lourd. Puisque ni la société ni le champ de l’art ne seront, en définitive, profondément révolutionnés, les artistes constatent leur effacement des scènes officielles, leur difficulté à vivre de leur art et à obtenir une reconnaissance.
Ces deux enjeux sont vrais chez plusieurs formes d’art politique de cette période, mais exacerbés dans le cas de l’art d’inspiration marxiste encore plus en marge – cela dit volontairement – du monde de l’art. Cependant, ce qui caractérise plus singulièrement ces troupes, de même les diverses organisations politiques, c’est leur impossibilité à réaliser une unification tant interne qu’externe. Les déchirements sont nombreux, les conflits extrêmement durs et, pour plusieurs, assez ravageurs. En outre, bien que peu nombreux, les gens liés à l’extrême gauche sont, du moins entre 1975 et 1980, très organisés et très présents – plusieurs diraient trop influents – à la fois dans les milieux communautaires et syndicaux et dans la nébuleuse des cercles d’art engagé. Il en reste une image de personnes sectaires, dogmatiques qui, souvent, méprisaient les autres (en tant que chantres du capitaliste) et perturbaient et ébranlaient les milieux artistiques et militants qu’elles investissaient[21].
Chacune des troupes évoquées dans cet article a eu ses déchirements et a provoqué des débats, notamment, par l’écriture de manifestes, par des départs bruyants d’organisations artistiques, par leurs œuvres. Cela dit, les niveaux d’adhésion aux « impératifs de la lutte des classes » par le biais de l’art étaient fort différents. Pour les collectifs – rappelons-le, minoritaires – qui ont adhéré aux organisations d’extrême gauche, cela s’est accompagné de fortes tensions internes : départ de plusieurs artistes en amont, puis dissolution du collectif relativement rapidement. EN LUTTE! et la ligue (qui devient le PCO) sont des adeptes du « centralisme démocratique » ; plutôt aligné sur Jdanov que sur Brecht. Non seulement la lutte artistique (considérée comme une tâche secondaire) est très souvent subordonnée aux impératifs politiques, mais elle a tendance à être définie par les dirigeants et dirigeantes. La ligue[22] est considérée comme la plus « doctrinaire ». Elle ne permet pas l’adhésion collective ni en tant qu’artiste. Les personnes deviennent membres individuellement en tant que militantes. En LUTTE![23] accepte l’adhésion de collectifs comme 1er mai, le Théâtre EUH!, le Théâtre d’la Shop, le Théâtre à l’ouvrage. Il leur octroie même, au départ, une certaine indépendance ; ceux-ci créant à côté et en connivence des comités de production visuelle et théâtrale, eux composés presque exclusivement de militants. De façon globale, ces collectifs ne répondent pas aux commandes : ils produisent leurs œuvres, les soumettent à la critique des militants politiques, et, lorsque c’est nécessaire, ils effectuent des changements. Il n’empêche qu’à partir de leur adhésion formelle, les troupes de théâtre ont de moins en moins produit (engluées selon certains dans les discussions théoriques) et leurs pièces n’ont été jouées que dans les cercles fermés m.-l. Il n’en reste presque aucune trace. En outre, la position plus souple d’en LUTTE! éclate en 1979 alors que la direction culturelle change. Cela se traduit par une démission en bloc de presque tous les artistes.
Les liens seront donc toujours tendus entre les groupes m.-l. et les artistes ; ces derniers et dernières ne détenant pas réellement leur autonomie, la reconnaissance de leur apport singulier et la liberté d’expérimenter formellement, esthétiquement et poétiquement.
Notes
[1] Extrait du manifeste « Place à l’organisme », Yves Robillard (dir.), Québec underground 1962-1972. Dix ans d’art marginal au Québec, Montréal, Médiart, 1973, t. 1, p. 382.
[2] Ibid., p. 386.
[3] Ibid.
[4] Michel Roy, « Artiste et société : professionnalisation ou action politique », in Francine Couture (dir.), Les Arts visuels au Québec dans les années soixante, t. II : L’Éclatement du modernisme, Montréal, VLB éd., 1997, p. 397-398.
[5] Andrée Fortin, « Affirmations collectives et individuelles », in Marie-Charlotte de Koninck et Pierre Landry (dir.), Déclics, art et société. Le Québec des années 1960 et 1970, Québec/Montréal, musée de la Civilisation-musée d’Art contemporain de Montréal-Fides, 1999, p. 10-49.
[6] Marcel Fournier, « L’artiste en jeune homme et jeune femme », in ibid., p. 90-115.
[7] Renée Legris, Jean-Marc Larrue, André-G. Bourassa et Gilbert David, Le Théâtre au Québec. 1825-1980, Montréal, VLB éd., 1988, p. 149.
[8] Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Paris, Maspero, 1961.
[9] Jane Dunnet, « Postcolonial Constructions in Québécois Theatre of the 1970s : The Example of Mistero buffo », Romance Studies, vol. 24, n°2, 2006, p. 117-131.
[10] www.youtube.com/watch?v=sCBCy8OXp7I (vidéo).
[11] Jean-Philippe Warren, Ils voulaient changer le monde. Le militantisme marxiste-léniniste au Québec, Montréal, VLB éd., 2007, p. 23-24.
[12] Ibid.
[13] Au Québec, une jaquette est une chemise de nuit pour femme.
[14] Gérald Sigouin, Théâtre en lutte : le théâtre EUH!, Montréal, VLB éd., 1982, p. 101-103.
[15] Adrien Gruslin, « Le théâtre politique au Québec : une espèce en voie de disparition », Jeu, n° 36, 1985, p. 34-35.
[16] Interview du théâtre EUH! (Québec ; 16 octobre 1975), reproduit dans Gérald Sigouin, Théâtre en lutte : le théâtre EUH!, op. cit., p. 227. L’évolution des titres des pièces de EUH! illustre le changement : Cré Antigone! (1971), Les Sept Péchés capitals (1972), La Vie heureuse de Méo Tremblay (1974), En avant pour la grève générale (1976), Luttons dans l’unité (1977), On occupe l’usine (1978).
[17] Adrien Gruslin, « Le théâtre politique au Québec : une espèce en voie de disparition », op. cit., p. 119.
[18] Gérald Sigouin, « Orientations et mutations du théâtre… EUH! (première partie) », Jeu, no 2, 1976, p. 70.
[19] Interview de Fernand Villemure; de EUH!, (Montmagny, 11 janvier 1974), reproduite in Gérald Sigouin, Théâtre en lutte…, op. cit., p. 67-68.
[20] Gérald Sigouin, Théâtre en lutte…, op. cit., p. 119.
[21] Jean-Philippe Warren, Ils voulaient changer le monde, op. cit.
[22] Voir sur les liens des artistes à la Ligue : Michel Roy, Art progressiste, op. cit., p. 227-228.
[23] Voir, sur les liens des artistes à EN LUTTE! : ibid., p. 248-260.
Pour citer cet article
Eve Lamoureux, « Artistes marxistes au Québec dans les années 1970
De l’enthousiasme au désenchantement », Théâtre/Public numéro 250 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp250-artistes-marxistes-au-quebec-dans-les-annees-1970-de-lenthousiasme-au-desenchantement/