numéro 250

N°250

Danser sous la lune
Retour sur la création des Fâcheux, Grignan, 2022

Par Julia Gros de Gasquet

Retour sur la création des Fâcheux de Molière et Pierre Beauchamps, pièce mise à scène par Julia de Gasquet, avec le comédien Thomas Cousseau, pour les Fêtes nocturnes de Grignan en 2022

Les Fâcheux, de Molière et Beauchamp, comédie mêlée de musique et de danses, a été jouée dans le cadre des Fêtes nocturnes du château de Grignan durant tout l’été 2022[1]. C’est devant sa façade qu’est né ce désir de théâtre un soir de juillet 2021. Jouée en plein air à l’occasion de la fête ordonnée par Nicolas Fouquet en son château de Vaux-le-Vicomte le 17 août 1661, la pièce prenait tout son sens dans le plein air de Grignan, devant ce monument patrimonial appartenant au département de la Drôme depuis 1979. La question qui s’est alors posée est celle de l’emploi de la déclamation « baroque » pour ce spectacle. Les Fêtes nocturnes accueillent un public familial, de tous âges et de toutes les catégories sociales. La réticence immédiate est venue de la direction du festival qui a craint l’effet d’étrangeté de la déclamation sur une série de quarante-cinq représentations, et une jauge de 800 places, pour un public non connaisseur des enjeux de la musique, de la danse et de la parole baroques. Il nous a alors semblé que le fait de programmer une pièce peu connue de Molière et de la donner avec la musique de l’époque et une recréation chorégraphique constituait déjà un risque réel pour les finances du festival. L’idée a été de faire appel pour plusieurs rôles à des acteurs formés à la déclamation baroque, qui en garderaient la puissance même sans la phonétique historique, et de mettre au point un protocole de travail historiquement documenté pour nourrir l’ensemble de la distribution. À la création, Molière jouait tous les rôles de fâcheux. C’est ce même principe qui a guidé la distribution. Un seul et même acteur, Thomas Cousseau, jouait presque tous les rôles de fâcheux dans cette production.

la rencontre des monuments

Il existe une cohérence à accueillir le monument du théâtre français dans la demeure de la fille et du gendre de madame de Sévigné. Celle-ci a séjourné à quatre reprises au château et s’y est éteinte en 1696. Elle est une contemporaine de Molière qui a commenté de nombreuses fois dans sa correspondance ses succès comme auteur et acteur. Ces liens s’inscrivent donc naturellement dans la pierre du château au cœur du mythe sévignéen si structurant dans son histoire.

Pour autant, le nouveau parcours de visite du château[2] cherche à rééquilibrer le discours en déplaçant la focale de la mère vers la fille. En remettant en lumière le rôle de Françoise et François de Grignan en leur demeure, on relativise la présence de madame de Sévigné. Dès lors, cette réflexion sur la manière d’écrire l’histoire dans un lieu patrimonial, labellisé musée de France, m’a suggéré de proposer un spectacle historiquement documenté et à contre-courant des évidences. Le choix d’une comédie-ballet rarement jouée, donnée avec la musique de l’époque et des intermèdes de danse baroque, entrait pleinement dans la perspective d’un spectacle à rebours du répertoire des pièces canoniques. Intéresser le grand public à une œuvre méconnue et proposer une entrée dans l’histoire par le sensible a constitué le défi de cette proposition artistique. Cela s’est fait par le travail de la lumière qui était partie intégrante de la scénographie avec les topiaires-totems lumineux, les bassins éclairés de l’intérieur, les végétaux en lumière, mais aussi les costumes qui avaient tous le même fond couleur ivoire et développaient des motifs venus des toiles « indiennes »[3], très en vogue au XVIIe siècle.

le jardin, source des merveilles

La pièce se passe dans un jardin et s’est jouée à sa création dans les jardins de Vaux dessinés par André Le Nôtre. C’est donc dans cette iconographie qu’Adeline Caron, la scénographe, et moi avons cherché les premiers éléments de notre vocabulaire[4]. La scène des Fêtes nocturnes présente deux configurations possibles, l’une à 80 centimètres de haut, qui s’aligne avec le perron. L’autre configuration où la scène est de plain-pied avec l’espace des spectateurs, et laisse apparaître trois niveaux, le perron du château et ses marches, puis les escaliers de pierre qui permettent la circulation vers la scène. C’est cette solution qui a été retenue pour proposer au public de prendre place dans un jardin recréé devant la façade, avec ses deux bassins, son allée d’oliviers en hauteur, délimitant les espaces dans lesquels Molière a choisi de placer l’action : un jardin public ouvert à tous, où se croisent des joueurs de boules, un jardinier, des frondeurs, des amoureux, des hommes et des femmes de cour. La porte du château devenait à l’acte III la porte de la maison d’Orphise, l’amoureuse, et de son tuteur Damis. Les nuits d’été particulièrement chaudes de la Drôme provençale, les variations d’intensité de la lumière indiquées au cœur même du texte de Molière attentif au baisser du jour en août 1661, ont guidé la création lumière de Nathalie Perrier. Ensemble, nous avons travaillé sur la notion de merveille. Les descriptions des jeux d’eaux et de lumière dans les récits de la fête chez Félibien[5] et La Fontaine[6] ont guidé son travail et donné les points cardinaux de l’espace de jeu et de déambulation. Les éléments scénographiques (bassins, arbres, totems végétaux, rampes à la face) sont en effet aussi des sources de lumière. Dans ce jardin, deux parterres symétriques et géométriques de part et d’autre de la porte du château et une corbeille de totems végétaux délimitent le cœur du plateau, espace central des chorégraphies. Les parterres sont ornés de végétaux et de fleurs, conçus pour traverser les quarante-cinq représentations sous toutes les météos, de la pluie à la canicule. Les éléments ne dépassent pas 1,10 m pour ne pas offrir de prise au vent.

comment traiter la façade ?

Le défi qui se pose à toutes les équipes artistiques à Grignan est le traitement de la façade. Longue de 28 mètres et rythmée par vingt-huit fenêtres, elle est ornée de colonnes et dans une pierre de couleur ivoire. La question est de décider s’il faut la mettre en valeur ou au contraire refuser d’en faire le support d’effets spectaculaires. Nous avons choisi de la considérer et de la faire entrer dans la fable. Pour la première fois dans l’histoire des Fêtes nocturnes, elle a été mise en lumière à la bougie. Les lumières étaient allumées dès le début de la représentation et la bascule se faisait naturellement, au gré de la tombée de la nuit donnant de plus en plus de présence à ce tremblement lumineux à mesure que le jour baissait, selon des variations qui ont épousé le rythme de la lumière estivale à partir du solstice d’été. La façade a aussi conditionné les couleurs des costumes aux silhouettes rigoureusement empruntées à la mode de 1661. Ils sont nés de la réflexion avec Julia Brochier, la costumière, autour du beige-ivoire de la pierre. Les musiciens, les danseurs et les acteurs s’exposent dès les premières secondes comme des bas-reliefs qui se détachent peu à peu de la façade et s’approchent au plus près des 771 places disposées en amphithéâtre.

jouer sans quatrième mur

C’est ainsi que dans ce jardin ordonné, avec la façade comme mur de lumière douce, s’est initiée la grande aventure de ces « Fâcheux en été » : la recherche constante, jamais gagnée, à reconquérir soir après soir, d’un théâtre sans quatrième mur. L’adresse directe au public a suggéré des clins d’œil et anachronismes nés au cœur du travail de répétition ou survenus dans les avant-premières en public : il s’agissait de jouer avec lui, de lui adresser les signes émotionnels d’une mécanique des affects policés qui se détraquent. Derrière la façade des apparences, la machine des discours s’emballe et déraille, la profondeur des humanités se manifeste. Dans la longue série des dates de représentation à Grignan, le jeu de Thomas Cousseau n’a cessé de se développer dans l’inventivité : son jeu s’est enrichi de lazzi qu’il expérimentait, tentait, nuançait de soir en soir, de plus en plus librement, notamment dans l’acte III. Ce jeu adressé au public est venu progressivement et d’un commun accord avec Adrien Michaux qui jouait éraste. Chaque proposition donnait lieu à des échanges, des réflexions en loge après le travail public. Ces nuances ne sont pas nées de la proposition d’un seul acteur mais d’une concertation sous le regard du public.

Dans le plein air de Grignan, ce divertissement d’après les années de pandémie a souhaité faire advenir le pur plaisir du jeu. Mais toujours une note plus grave s’obstinait et rythmait notre danse sous la lune, écho à peine audible de l’ironie tragique de cette fête trop somptueuse sans doute, qui invitera le roi à persévérer dans la disgrâce de Fouquet. Avant la chute, avant la tragédie, il y a eu ce théâtre parfaitement cohérent, équilibré, illuminé par une série de doux dingues qui le parcourent et le traversent.

Notes

[1] Mise en scène : Julia De Gasquet ; chorégraphie : Pierre-François Dollé ; dramaturgie : Marie Bouhaïk-Gironès ; direction musicale : Anne Piéjus ; scénographie : Adeline Caron ; création lumière : Nathalie Perrier ; costumes : Julia Brochier ; comédiens : Thomas Cousseau, Julia De Gasquet, Adrien Michaux, Alexandre Michaud, Mélanie Traversier, et la voix de François Marthouret ; danseurs : Jehanne Baraston, Pierre-François Dollé, Akiko Veaux ; musiciens : Lena Torre, Sumiko Hara, Julián Rincón, Felipe Jones, Danican Papasergio.

[2] Ce nouveau parcours verra le jour en 2023-2024. Les visiteurs suivront le destin des personnalités marquantes du château au XVIIe siècle : le comte et la comtesse de Grignan, leur mère et belle-mère madame de Sévigné, leurs enfants. C’est toute une vie de cour en Provence qui renaîtra, portée par un fil narratif puissant et sensible, qui offrira aux visiteurs une expérience inédite laissant place à l’immersion et aux plaisirs des sens.

[3] Les « indiennes » sont des toiles de coton, étoffes légères aux décors colorés et variés, qui se répandent en Europe et en France à partir des années 1650, grâce notamment à l’intensification du commerce entre l’Inde et l’Europe.

[4] Voir la capsule vidéo sur le travail dans les coulisses des Fâcheux : https://youtu.be/04cfOD0a0jc. Réalisation : Nicolas Tuveri, Visio Médias, 2022.

[5] Le texte est disponible en ligne : http://moliere.huma-num.fr/base.php?Relation_des_magnificences_faites_par_M%2E_Fouquet_à_Vaux%2Dle%2DVicomte

[6] Le texte est disponible en ligne : http://moliere.huma-num.fr/base.php?La_Fontaine%2C_Lettre_à_Maucroix


Pour citer cet article

Julia Gros de Gasquet, « Danser sous la lune
Retour sur la création des Fâcheux, Grignan, 2022 », Théâtre/Public numéro 250 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp250-danser-sous-la-lune-retour-sur-la-creation-des-facheux-grignan-2022/

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