Drapée dans une robe blanche pleine de replis et de transparences, une actrice (Elsa Lepoivre) récite : « Hôtesses de leurs troncs, moindres divinités, / C’est Louis qui le veut, sortez, Nymphes, sortez… » Le metteur en scène (Birane Ba) prend alors la parole et indique : « Je crois que c’est pas mal », puis, après avoir répondu aux questions de l’actrice qui s’inquiète de devoir paraître « toute nue » et donné des consignes aux musiciens et musiciennes : « Faut que ça en jette ! Jamais entreprise au théâtre ne fut si précipitée que celle-ci… »
C’est par un tressage d’extraits du prologue des Fâcheux dit par Madeleine Béjart et de l’Avertissement de cette pièce qui fut la première comédie-ballet que commence D’où rayonne la nuit. Molière-Lully. Impromptu musical, spectacle écrit et mis en scène par Yoann Gasiorowski avec la complicité du musicien Vincent Leterme. Il a été représenté entre la fin du mois de janvier et le début du mois de mars 2022, dans le cadre des célébrations du quatrième centenaire de la naissance de Molière. Parallèlement aux créations et reprises de pièces du dramaturge données dans la salle Richelieu et au Théâtre du Vieux-Colombier, la Comédie-Française avait en effet proposé, au Studio-Théâtre, six spectacles de facture plus modeste, dont trois seuls-en-scène « Singulis » ainsi qu’une variation sur les fragments de cours de Louis Jouvet consacrés à la scène d’exposition du Misanthrope (On ne sera jamais Alceste, mis en scène par Lisa Guez). C’est cette série qu’ouvrait, et de la plus belle des manières, D’où rayonne la nuit.
Si le titre du spectacle est emprunté à un poème des Contemplations, de Victor Hugo, son matériau provient tout entier des comédies-ballets que Molière a conçues avec les musiciens Beauchamp, et surtout Lully et Charpentier, ainsi que des biographies et études les plus récentes consacrées à cette partie de l’œuvre du dramaturge et à la collaboration avec Lully[1]. Le spectateur et mélomane qui aura écumé, au cours de l’année 2022, les spectacles théâtraux et musicaux conçus en l’honneur de Molière pourrait être tenté de comparer ce petit « impromptu » au spectacle imaginé par William Christie et Hubert Hazebroucq et donné à la Philharmonie de Paris au mois de novembre : autour d’un fil dramatique assez mince, pris en charge par un récitant, était proposé un florilège d’intermèdes de comédies-ballets de Lully et Charpentier interprétés par les plus belles voix des Arts florissants et par les danseurs de la compagnie Les Corps éloquents. D’où rayonne la nuit diffère en tous points de cette entreprise : la danse en est absente, les numéros vocaux sont interprétés par les comédiens eux-mêmes et la parole y occupe au moins autant de place que la musique.
Le propos, surtout, est tout autre, qui décide d’une manière différente de faire spectacle. D’où rayonne la nuit est, en effet, le fruit d’une commande, genèse que Yoann Gasiorowski inscrit plaisamment dans la trame de la pièce : connaissant les compétences musicales de ce dernier, Éric Ruf lui demande de concevoir un spectacle célébrant la collaboration de Molière et de Lully. Effrayé par le projet, Yoann Gasiorowski appelle à l’aide Vincent Leterme, pianiste qui a composé la musique de plusieurs spectacles de la Comédie-Française. Mais ni l’un ni l’autre ne sont spécialistes ni même vraiment amateurs de musique baroque… Ils se documentent, lisent, écoutent, échangent et conçoivent une forme doublement hybride, où la musique s’entremêle avec la parole et où, surtout, le spectacle est montré en train de se faire, assumant et exhibant la documentation utilisée et en phase d’appropriation chez les comédiens comme chez le metteur en scène. Sur le modèle de L’Impromptu de Versailles, qui met en scène l’urgence de la commande royale et montre les comédiens du Palais-Royal en train d’échanger et de répéter, Yoann Gasiorowski a demandé à six comédiens (outre Elsa Lepoivre et Birane Ba, Serge Bagdassarian, élissa Alloula, Claïna Clavaron et lui-même) de jouer tantôt leur propre rôle, tantôt ceux de Molière (Birane Ba), Madeleine Béjart (Elsa Lepoivre), Armande Béjart (Claïna Clavaron), Lully (Élissa Alloula), Beauchamp ou Mlle Hilaire (Serge Bagdassarian), ou d’autres encore, puisque le spectacle ne déroule pas le fil chronologique de l’histoire de la collaboration entre « les deux Baptiste » mais en propose une évocation inventive, ludique et décalée, souvent drôle, parfois émouvante, articulée autour de « balises » chronologiques et progressant depuis Les Fâcheux, dont la musique a été composée par le chorégraphe et musicien Beauchamp, jusqu’au Malade imaginaire et à la mort de Molière, après la brouille avec Lully et le début de la collaboration avec Charpentier. Aux six comédiens se mêlent sur le plateau deux musiciens à la basse de violon (Elena Andreyev et Cécile Vérolles, en alternance) et au théorbe et à la guitare (Damien Pouvreau et Nicolas Wattinne, en alternance).
La collaboration entre Molière et ses musiciens et les commandes royales qui constituent le cadre de composition et de représentation des comédies-ballets sont évoquées de multiples manières : par la récitation déjà évoquée, à l’ouverture du spectacle, du prologue des Fâcheux composé par Pellisson, suivie de la reprise de fragments de l’« Avertissement » de Molière qui explique les conditions dans lesquelles est née la première comédie-ballet ; par une fausse émission de radio dans laquelle Beauchamp et Molière discutent des spécificités du théâtre, de la musique et de la danse ; par la préparation à Chambord d’un festival de musique techno et les échanges entre ses organisateurs et les propriétaires des lieux, par la dispute entre Molière et Lully à propos des reprises de Psyché et de la propriété intellectuelle des parties parlées et chantées… Mais l’un des plus beaux moments du spectacle est sans doute une brève séquence dans laquelle les six acteurs, assis sur des caisses, emmitouflés dans des vêtements à mi-chemin entre le costume historique et le costume contemporain, imitent les cahots d’une charrette tandis que le froid les fait greloter sur la route qui les conduit de Paris à Versailles et interprètent, a cappella, le chœur des Trembleurs de l’opéra Isis (« L’hiver qui nous tourmente / S’obstine à nous geler : / Nous ne saurions parler / Qu’avec une voix tremblante… »). Composée après la mort de Molière, la tragédie en musique de Lully et Quinault devient matériau de jeu, tout comme les airs des comédies-ballets eux-mêmes, insérés sans souci de la trame historique (le premier air qu’entend le spectateur est le « Lalala bonjour » du Mariage forcé, composé par Charpentier), parfois légèrement réécrits (« Un livre s’il vous plaît » — issu du « Dialogue des gens qui en musique demandent des livres » qui ouvre le Ballet des Nations du Bourgeois gentilhomme — devient ainsi « Un verre s’il vous plaît »), localement empruntés à d’autres fonds, comme la chanson populaire italienne qu’interprète Élissa Alloula-Lully, mais pouvant donner lieu aussi à des moments où est restituée l’atmosphère de la scène dans laquelle ils prenaient originellement place, comme lorsque les comédiens, munis de clystères, menacent Serge Bagdassarian-Monsieur de Pourceaugnac en chantant « Piglialo su / Signor Monsù »…
En faisant le choix d’une forme particulièrement souple, où les comédiens ont, selon les mots de Yoann Gasiorowski, tantôt « un pied dehors », tantôt « un pied dedans »[2], évoquant les personnages historiques sans chercher à les incarner, sans perruque — celle de Birane Ba-Molière lui est vite enlevée, parce qu’il est rappelé qu’« on avait dit pas la perruque pour jouer Molière » —, plongeant dans l’univers de la cour de Louis XIV pour mieux montrer ensuite la distance qui nous en sépare, D’où rayonne la nuit accomplit une triple gageure : celle de familiariser un public qui ne la connaît pas, ou en a des souvenirs diffus, avec une partie essentielle de la carrière et de l’œuvre de Molière ; celle de donner corps et voix à la Comédie-Française, par le talent d’acteurs qui ne sont pas des chanteurs professionnels, au patrimoine musical des comédies-ballets aux côtés du patrimoine théâtral ; celle enfin de montrer que ce patrimoine appartient à tous et n’est pas réservé aux spécialistes de la musique baroque en proposant, au fond, un spectacle informé mais non historique, pédagogique et ludique, qui affirme en permanence qu’« on ne sera jamais Molière », que l’époque à laquelle il appartient est révolue, mais qu’il ne dépend que de nous d’entrer en dialogue avec lui par-delà les siècles.
Pour citer cet article
Bénédicte Louvat, « D’où rayonne la nuit, ou le théâtre historiquement informant », Théâtre/Public numéro 250 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp250-dou-rayonne-la-nuit-ou-le-theatre-historiquement-informant/