numéro 250

N°250

Faire résonner le document

Par Marie Bouhaïk-Gironès

La démarche historicisante, qui confronte les acteurs à des documents, a été privilégiée pour la mise en scène des Fâcheux de Molière et Pierre Beauchamps pour les Fêtes nocturnes de Grignan en 2022.

Aller voir un spectacle baroque, c’est, pour les spectateurs, accepter un contrat, dont les attendus premiers sont l’étrangeté, l’altérité et leurs signes. Et du côté des interprètes ? Quel contrat les acteurs qui entrent en « baroque » signent-ils ? Parmi les différentes clauses conventionnelles qu’une équipe de création peut conclure avec le baroque, celles que nous avons privilégiées pour Les Fâcheux furent l’historicisation, l’attention à la construction du corps et le document.

Documenter le travail de l’acteur n’est aucunement le propre du théâtre baroque. Dans le contrat du baroque, les documents historiques sont néanmoins des outils essentiels. Plus que cela, ils tendent à devenir une marque de fabrique identitaire et promotionnelle, voire une véritable arme de guerre discursive. L’expression « historiquement informée » (par les documents), traditionnellement utilisée pour qualifier la démarche baroque, ne me semble pourtant ni heureuse ni juste. L’acteur qui travaille avec des documents ne « s’informe » pas « historiquement », au même titre que l’historien ne « s’informe » pas dans son matériau archivistique et documentaire. L’historien n’utilise pas ses sources comme répertoires de données positives dans lesquels il prélèverait des « informations ». L’historien, avec patience, fait résonner les documents. Conscient qu’il a effectué un choix parmi les documents qu’il retient, il prête attention à leur forme, à leurs scintillements comme à leurs petites ratures, essaie d’en saisir les raisons, observe comment ils ont été façonnés par les êtres humains. Il laisse émerger les sensations, surgir le sens. Il écoute infiniment, il regarde encore un peu mieux, il perçoit lentement, il se laisse traverser, dépayser, déplacer. Il revient le lendemain. Ou le mois d’après. La résonance est plus forte : il se saisit des possibles, construit alors son récit et offre une interprétation.

Ce travail de cheminement avec le document est aussi celui de l’acteur. Faire résonner un matériau documentaire, qu’il soit texte, objet, musique, peinture, élément de costume, pour se laisser transformer, et « embaroquer » son corps d’acteur, c’est ce qu’expriment les comédiens des Fâcheux dans les entretiens qu’ils nous ont accordés pour le film documentaire intitulé Devant l’archive : le travail des interprètes sur la création des Fâcheux[1]. Le film restitue la relation singulière que chacun d’eux a tissée avec les documents. Ces documents, traités de civilité, de vénerie, de danse, musiques et tableaux, je leur ai envoyés pour la plupart par courriel : le compagnonnage documentaire s’est fait dans l’intime du travail personnel des acteurs et non pendant le temps collectif des répétitions. Qu’en ont-ils fait ? Car il n’était pas question d’y puiser des données historiques ni même de réactiver un geste, encore moins d’imiter ou de dupliquer. La métaphore de la nourriture est-elle adéquate pour peindre ce rapport aux documents ? Peut-on parler d’incorporation ou de métabolisation ? Il s’agit plutôt, à les entendre, d’une mise en écho et en vibration, qui les traverse et métamorphose le corps. Comme un partenaire de jeu. Ce déplacement, nécessaire selon eux à l’incarnation de leurs personnages, est aussi celui qu’effectue l’historien. Face aux documents, l’historien est en dépaysement. S’il n’accepte pas cette traversée et la mise en mouvement qu’elle opère, s’il ne se défait pas, autant qu’il peut mais de toutes ses forces, de sa manière de voir et de penser le monde, il ne pourra pas appréhender l’univers qui s’ouvre à lui et perdra l’intérêt de la plongée en archives. Les documents sont bien ainsi un voyage plutôt qu’une source d’informations.

La démarche historicisante qui confronte les acteurs à des documents relève d’opérations consistant à ouvrir les possibles et pensables de son moment historique et donc à déployer les strates de significations et de valeurs, et à multiplier les clés d’entrée. Elle refuse les facilités de l’actualisation et dépasse la contextualisation, en oubliant la reconstitution et en excluant le retour aux origines. Elle permet surtout aux acteurs l’altérité du corps baroque. C’est bien ce que le document historique fait au corps de l’acteur que nous avons expérimenté pendant le travail des Fâcheux.

Notes

[1] Film documentaire de Marie Bouhaïk-Gironès et Julia de Gasquet, réalisé par Antoine Bouhaïk, entretiens avec Thomas Cousseau, Alexandre Michaud, Adrien Michaux et Mélanie Traversier, 50 min, 2022. https://devantlarchive.wordpress.com/


Pour citer cet article

Marie Bouhaïk-Gironès, « Faire résonner le document », Théâtre/Public numéro 250 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp250-faire-resonner-le-document/

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