En des temps de catastrophe, de défaite, de mélancolie, je me demandais : comment raconter une victoire ? Comment raconter une victoire sans, toutefois, mettre en place une fiction héroïsante, providentialiste ou téléologique ? Car il ne s’agit pas de réparer, consoler, contrecarrer la défaite en « forçant » le déploiement d’affects joyeux – ce qui serait réduire la portée du geste théâtral. Comment, dans l’espace d’une fable, raconter concrètement, matériellement, ce que pourrait être une victoire – avec ses complexités, éventuellement ses cruautés ? Par quelles situations cela passe ?
J’étais dans ces réflexions quand, en 2021, je lis Le Nucléaire, c’est fini[1], de la Parisienne Libérée. L’autrice y raconte l’histoire du soulèvement de Lemoiz, dans les années 1970- 1980. Lutte contre la construction d’une centrale nucléaire dans une petite crique du Pays basque sud, non loin de Bilbao. D’abord pacifiste, le mouvement, face à la violence de l’État et au meurtre de la militante Gladys del Estal, se durcit. Des attentats sont commis sur le chantier de la centrale. La lutte antinucléaire croise bientôt la question de l’indépendantisme basque. L’ETA finit par kidnapper des cadres dirigeants du chantier, les assassiner. Ces modes d’action créent des divisions au sein du mouvement écologiste. En 1982, après dix années de lutte et face à l’enlisement du projet, c’est une victoire pour le mouvement : l’État annule les travaux, laissant une centrale fantôme dont la carcasse se dresse encore dans la crique de Lemoiz.
Dès que j’ai découvert cette histoire (trop vite résumée ici), j’ai su que je voulais en faire du théâtre. J’ai assez vite compris que ma pièce ne raconterait pas de manière fidèle l’histoire de la centrale de Lemoiz, même si elle reprendrait son déroulé événementiel. L’histoire de Lemoiz a cependant été un embrayeur et une boussole.
L’écriture a été prise dans une tension entre plusieurs temps : l’histoire passée de Lemoiz qui s’inscrit dans les « années de plomb » ; l’histoire présente des luttes sociales et écologistes ; et l’espace singulier d’une fable – avec son degré d’irréalité, de non-coïncidence avec notre monde. Je fais le choix de raconter cette histoire dans un cadre spatio-temporel contemporain en suivant le point de vue d’un personnage : Suzanne. Je raconte une transformation collective et individuelle. Au début de la pièce, Suzanne, habitante de la crique, professeure de musique relativement apolitique, nourrit son chat en préparant l’air de flûte à bec qu’elle transmettra à ses élèves ; à la fin de la pièce, elle doit se poser la question de presser ou non la détente face à un adversaire politique. Je veux voir le chemin de cette métamorphose : par quel montage de situations un corps, un sujet, un individu se transforme ?
Un second principe d’écriture est l’utilisation d’un chœur aux fonctions multiples : un chœur-caméra qui, par les moyens du langage, nous projette dans les différents lieux de l’histoire, pose le cadre des situations, faisant des zooms, travellings, plans rapprochés ou plans généraux sur les gens et les choses ; un chœur-narrateur, permettant au récit certains étirements, certaines ellipses, nous faisant entrer plus en profondeur dans la chair de certaines situations ; un chœur-critique qui peut interrompre l’histoire, l’attaquer sous d’autres angles que celui de son simple déroulement linéaire, amenant ainsi distance et, je l’espère, humour.
Riche de ce chœur et de ces personnages, la pièce raconte en quatre parties le parcours et l’évolution de Suzanne et du mouvement, de l’annonce de la construction de la centrale jusqu’à la victoire.
II/2
Forêt. Assemblée générale.
[…]
SUZANNE.– Si tout le monde a eu la parole, je vais parler du groupe fanfare. Voilà, on s’est dit quelque chose pour changer des précédentes manifestations. On s’est rendu compte que les gens connaissaient pas souvent les paroles des chansons qu’on joue. Alors quelqu’un a eu une idée. On va faire un karaoké. On va tenir une grande banderole en l’air. À l’avant y aura écrit : non à la centrale. À l’arrière, on projettera les paroles. Comme ça tout le monde pourra chanter. Et nous, en dessous, on joue les musiques d’accompagnement.
PIERRE.– Attends j’ai une question.
SUZANNE.– Oui.
PIERRE.– C’est pas trop compliqué de tenir le projecteur en visant bien la banderole ?
***
3
Jour de manifestation.
Métropole.
PIERRE, montrant son invention : une petite plate-forme sur laquelle il a posé le projecteur.– C’est une idée que j’ai eue hier. Une plate-forme tenue par une lanière autour du cou qui permet de poser le projecteur au niveau du ventre.
Le cortège se met en marche
Les chansons passent
Le cortège chante
CONNAISSANCE DE SUZANNE.– Eh Suzanne t’as vu ?
SUZANNE.– Quoi ?
CONNAISSANCE.– T’as vu le monde à l’arrière ? C’est fou y a jamais eu autant de monde.
La police arrête parfois le cortège, qui proteste
MANIFESTANT·E·S.– ! Avancez. Avancez. !
Et Pierre aussi proteste
PIERRE.– Avancez. Avancez.
Mais dans son for intérieur Pierre se satisfait de ces pauses car à la neuvième chanson Pierre n’en peut plus
Le soleil tape, sa nuque grince, ses jambes tremblent
CONNAISSANCE.– Pierre tu veux que je te relaye, que je porte le truc ?
PIERRE.– Non non c’est bon
CONNAISSANCE.– Sûr ?
PIERRE.– C’est léger. Je te promets.
Quelques canettes cailloux sont envoyés à l’avant sur les boucliers de la police qui réplique par des gaz lacrymogènes
La vitrine d’une enseigne est brisée
Certains manifestants entrent dans le magasin et à travers la vitre jettent de la nourriture, vident le rayon des alcools
Des nuages lacrymogènes tentent de dissuader cette provisoire redistribution des richesses
Mais les bouteilles de champagne sortent de la vitrine du grand magasin on sert le champagne dans des gobelets en plastique
Quelqu’un s’approche de Suzanne avec un gobelet
SUZANNE.– Voilà le goût
Se dit Suzanne
SUZANNE.– Le goût que ça doit avoir : or, explosion, verre brisé, gobelet tendu
Le cortège quitte la ville
SUZANNE.– Pierre ça va ? Pas trop chiant le projecteur ?
PIERRE.– Pas du tout
Un adolescent vient vers Suzanne
ÉLÈVE.– Mais madame vous manifestez ?
SUZANNE.– Eh oui tu vois.
ÉLÈVE.– Super stylée la fanfare. Et le karaoké. Pourquoi on fait pas ça au collège ? C’est mieux que la flûte à bec.
SUZANNE.– J’aimerais bien mais on n’a pas les instruments. Mais c’est vrai que le karaoké on pourrait peut-être.
ÉLÈVE. – Je peux rester à côté de vous ?
SUZANNE.– Bien sûr.
Quelqu’un donne un tambourin à l’élève de Suzanne.
ÉLÈVE, chantant.– ! … jamas sera vencido !
…
Le cortège avance
S’enfonce dans la forêt
Au sortir de la forêt, le cortège regarde à gauche
Hue siffle
Ce qu’il y a à gauche
Ce qu’il y a à gauche : un bâtiment en construction
Piscine Thomas Edison
Financée par la Compagnie Nationale d’Électricité
Cadeau offert aux habitants de la
Commune
MANIFESTANT·E·S.– ! On ne nous achètera pas on ne nous achètera pas !
Et c’est à la quarante-deuxième chanson qu’il survient
Que survient le torticolis de Pierre
On approche du rond-point
L’élève de Suzanne va sur la messagerie sécurisée
La boucle indique que c’est aux trois notes de cor qu’il faudra s’élancer
ÉLÈVE, tendant le tambourin à Suzanne.– Vraiment trop cool la fanfare.
SUZANNE.– Garde le tambourin. Tu l’amèneras à la prochaine manif.
ÉLÈVE.– Merci Madame.
Dans sa poche intérieure, l’élève de Suzanne palpe le caoutchouc d’une pince coupante
Trois notes de cor.
L’élève de Suzanne s’élance
Court en direction de la grille
S’approche de la grille
Sort la pince coupante de sa poche intérieure
Mais quelque chose l’attend
Une balle
Une balle l’attend
dans la ligne policière placée à côté de la grille
Une balle l’attend dans une arme.
…
Ici il nous faut faire une pause dans le récit
Il nous faut ouvrir une parenthèse
Ici il nous faut raconter l’histoire de cette balle qui attend l’adolescent dans l’arme policière
« La parenthèse s’appelle :
NAISSANCE VIE ET FIN D’UNE BALLE EN CAOUTCHOUC
(
NAISSANCE VIE ET FIN D’UNE BALLE EN CAOUTCHOUC «
Le·la Président·e a nommé un Ministre de la Sécurité
Le Ministre de la Sécurité a choisi un Directeur de Cabinet
Le Directeur de Cabinet a choisi un Directeur de la Police
Le Directeur de la Police a choisi un Responsable de l’Armement
Le Responsable, sur directive de sa hiérarchie, a été amené par un chauffeur du Ministère au Salon de l’Armement
Il y a déjeuné
Il y a salué ses connaissances
Il a fait le tour des stands
Il est allé plus particulièrement sur un stand avec un objet
Un objet qui ressemble à un fusil
VENDEUR·EUSE.– C’est une imitation parfaite des fusils H72. Même impact, mêmes sensations. Mais les balles sont différentes, sont en caoutchouc. On tire. On ne tue pas. On peut faire mal. On peut blesser. On peut gérer une situation d’urgence. Mais on ne tue pas. J’aime dire que l’arme létale est une violence définitive. On tire on tue. J’aime dire que l’arme moins létale est une violence dissuasive. On tire. On dissuade.
Le Responsable de l’Armement regarde ce·tte morveux·euse de vendeur·euse
Il n’a pas besoin d’être convaincu par ces arguments
Il a participé à l’élaboration de ces arguments
RESPONSABLE DE L’ARMEMENT.– Vos délais de production ? Pour une grosse commande ?
Le·la Vendeur·euse dit son délai
Le Responsable de l’Armement négociera plus tard une bonne grosse remise avec les patrons de ce·tte vendeur·euse
Contre cette remise, le Responsable de l’Armement s’engage à faire rayonner les balles en caoutchouc de ce fabricant dans le monde entier et parmi les régimes politiques les plus divers
Le contrat est signé
Alors dans une usine du pays on fait entrer par camions un stock de caoutchouc
Ce caoutchouc provient d’arbres à caoutchouc plantés dans des pays qui autrefois étaient des colonies de l’État
Colonies dans lesquelles l’État a détruit les forêts primaires pour les remplacer par des arbres à caoutchouc
Arbres à caoutchouc qui continuent à fournir aujourd’hui au monde entier du caoutchouc
Et la sève coule d’un arbre fissuré en son tronc
La sève est recueillie par le salarié
Dans une autre usine, la sève est transformée en caoutchouc
Le caoutchouc est expédié dans une autre usine
Où il subit encore une fois des modifications
Et notre caoutchouc ressort de l’usine avec une forme sphérique
La balle en caoutchouc est née
Et notre balle en caoutchouc entre dans une caserne
Sent des doigts autour d’elle
Doigts tremblants
Doigts jeunes
Doigts policiers
Est-ce que ces doigts tremblent de fatigue ?
De stress ?
D’inexpérience ?
Ou au contraire de trop d’expérience ?
D’une confiance totale envers le pouvoir de ces phalanges ?
Les doigts tremblent-ils d’excitation à l’idée de se faire du gauchiste ?
Les doigts tremblent
Les doigts introduisent la balle dans l’arme
La balle et l’arme et les doigts entrent dans une camionnette
COMMISSAIRE.– Faites le nécessaire, ils ne doivent pas entrer sur le terrain.
Et l’arme et les doigts et la balle sortent du camion
Faites le nécessaire, ils ne doivent pas entrer sur le terrain.
La grappe d’agents de police se retourne vers le groupe surgissant du cortège
Tenir une pince coupante c’est s’en prendre violemment aux intérêts de l’État
Le groupe découpe la grille contre l’intérêt de l’État
Comment produit-on de l’électricité ?
Comment faire tourner une grosse turbine ?
Comment fait-on se plier un doigt ?
Le doigt et la balle se meuvent
La balle est expulsée du fusil
La balle traverse l’espace qui sépare la ligne policière de la grille
La balle n’est pas une arme
La balle est un message
Heure du courrier
La balle se rapproche du front adolescent
Fin de la parenthèse
)
La balle est lancée
La balle en caoutchouc s’enfonce dans le front
S’enfonce dans le crâne
L’élève de Suzanne s’écroule
Dans le sac, un tambourin convulse.
Notes
[1] Éd. La Fabrique, 2019.
Pour citer cet article
Raphaël Gautier, « La détente », Théâtre/Public, N° 250 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp250-la-detente/