Alors qu’elle préparait la création de Don Giovanni, à Lille, en octobre 2023, et travaillait en même temps aux prochaines productions de Platée (Zurich, décembre 2023-janvier 2024) et de Polifemo, de Porpora (Lille, Strasbourg, Mulhouse, Colmar, février-mars 2024)[1], nous avons rencontré Emmanuelle Haïm, la directrice artistique et musicale du Concert d’Astrée, pour un entretien autour de l’activité de cet ensemble majeur, implanté dans la région des Hauts-de-France, et accueilli sur les plus grandes scènes internationales. Si la biographie de la cheffe d’orchestre a déjà fait l’objet de nombreux entretiens et articles, nous avons voulu écrire ici un portrait au présent, orienté autour de son activité lyrique, pour mettre en évidence son goût de la collectivité et du partage : Emmanuelle Haïm, en 2023, avec ses engagements et ses passions, son amour de la scène et son goût des rencontres, son inquiétude aussi pour l’avenir des ensembles spécialisés indépendants.
portrait d’emmanuelle haïm en groupe
Pour Emmanuelle Haïm, le baroque est affaire d’équipe : « Les gens à mon sens ont tendance à ne voir que le sommet de l’iceberg. En réalité, un orchestre c’est un tout, et tout le monde est très important, pas seulement nous, les musiciens (et particulièrement le ou la cheffe d’orchestre), mais toutes celles et tous ceux qui travaillent autour de l’ensemble depuis maintenant plus de vingt ans. » Parler d’Emmanuelle Haïm, c’est donc évoquer à travers elle un écheveau de relations qui ont permis au Concert d’Astrée de devenir un des meilleurs ensembles de musique baroque. Elle dit sa reconnaissance envers ses plus fidèles partenaires, au premier rang desquels on trouve Patricia Faulon-Ruault, la directrice générale du Concert d’Astrée : « Elle fait plus que m’accompagner, c’est un moteur. » Un ensemble baroque, ce n’est pas une artiste qui prend toute la lumière, « c’est toute une construction, un écosystème », fruit d’un travail patient et de longue durée.
Si Le Concert d’Astrée a pu se construire et se développer pendant ces vingt dernières années, c’est aussi grâce à des collaborations fructueuses et des partenariats durables avec des « maisons fidèles » et leurs directeurs, dont Michel Franck au Théâtre des Champs-Élysées, Patrick Foll au Théâtre de Caen, ou encore Caroline Sonrier à l’Opéra de Lille. La connivence, l’écoute et la stimulation réciproque entre la cheffe d’orchestre et cette dernière ont contribué à ce que se déploient des projets d’envergure, initiés par Le Concert d’Astrée dans le cadre de la résidence que l’ensemble occupe à l’Opéra de Lille depuis 2004. Mais la remise en question permanente des financements publics met en péril le partage artistique et culturel autour du baroque à Lille : « On est précaire, on continue à être précaire », malgré la notoriété.
Le partage, c’est aussi ce que cultive Emmanuelle Haïm dans ses relations avec de grands metteurs en scène. Elle aime le théâtre, assiste aux spectacles des artistes avec lesquels elle va travailler et cherche à comprendre leur imaginaire pour qu’ensuite, au moment des répétitions, chacun « trouve son espace de création ». Leur collaboration, à ses yeux, est en même temps le fait de discussions fécondes et le fruit d’une alchimie mystérieuse : « C’est très compliqué à expliquer, et c’est très intime, ce n’est pas vraiment une chose qu’on puisse rendre public. » En effet, le chemin pour aborder ces œuvres anciennes ne se donne pas du premier coup. Leur théâtralité échappe, comme dans l’oratorio allégorique du Trionfo del Tempo e del Disinganno de Haendel créé en 2016 : il a fallu que Kryzstof Warlikowski dégage la trajectoire d’un personnage, la Beauté, pour que la narration se dessine et que les trois autres figures s’organisent autour d’elle. Parfois, c’est l’histoire de l’œuvre qui oriente la mise en scène, comme pour le Xerse de Cavalli imaginé par Guy Cassiers en 2015. « Le regard de Guy s’arrêtait à toutes les rencontres » qui ont fait l’œuvre : un dramaturge italien qui va chercher une histoire orientale antique, un Vénitien qui raconte en musique cette histoire, des Français qui font venir ces Vénitiens à Paris et demandent à un Italien de composer des ballets français. « Ce qui l’intéressait, c’était cette espèce de distance. Qu’est-ce que ça nous raconte ? Qu’est-ce que vous racontez de notre monde d’aujourd’hui avec ça ? » Avec ces metteurs en scène, Emmanuelle Haïm compte sur cette entente, souvent silencieuse ou indicible, entre le plateau et la fosse. S’il y a des fois où le texte musical doit être négocié et naître de concessions réciproques, elle évoque avec bonheur les répétitions sur La Finta Giardinera, de Mozart, avec David Lescot et le patient et délicat travail de coupe opéré dans les parties instrumentales pour gagner en efficacité scénique. Certes, à l’opéra, « on est deux maîtres à bord », reconnaît-elle, mais c’est « l’entreprise collective, cette chose collective du spectacle » qui seule compte à ses yeux, « sinon c’est le désastre ».
au contact de la jeunesse
Le baroque en partage, pour Emmanuelle Haïm, se vit encore à travers la volonté de transmettre un répertoire et de participer à l’éducation musicale des enfants et des adolescents. Aller vers la jeunesse, l’inviter à écouter, jouer, chanter des œuvres anciennes, donnent lieu à de multiples actions menées au quotidien par Le Concert d’Astrée en collaboration avec les académies de Lille et d’Amiens. La plus connue, Chantons baroque, permet à cinq cents enfants de différentes villes et collèges de pratiquer en commun le répertoire. Le Concert d’Astrée forme les professeurs, à travers des stages sur la voix, sur le rythme, sur la langue ; il mobilise des étudiants des pôles supérieurs des conservatoires, et implique de façon intensive son bibliothécaire et l’enseignante missionnée dans l’éducation musicale et le chant choral. Le travail de coordination est multiple, rendu en même temps possible par la collaboration avec l’éducation nationale et ardu par les exigences et les lourdeurs administratives de celle-ci. Mais le projet trouve un écho chaque année démultiplié, et pourrait donner lieu à des ouvertures sur la danse, pratique « inclusive », ouverte à tous. Par-delà Chantons baroque, Emmanuelle Haïm évoque avec enthousiasme son intérêt pour la formation ; elle suit au plus près toutes les étapes, les difficultés et les joies des projets menés au collège Miriam-Makeba. À ses côtés, tout Le Concert d’Astrée s’engage dans la résidence au sein de ce collègue REP+ de Lille, qu’il s’agisse d’imaginer avec les élèves et les équipes enseignantes des projets inédits, de financer un voyage de plusieurs classes à Berlin autour de la représentation d’Idoménée, de Campra, et de faire découvrir dans un même mouvement l’opéra, la ville et son histoire, ou de proposer aux élèves de chanter des passages de l’œuvre tout en les accompagnant avec l’orchestre d’Astrée. Autant de projets qui révèlent chez Emmanuelle Haïm une conscience profonde de la nécessité de former la jeunesse, comme une volonté de participer à son éducation, à son ouverture sur la diversité de la culture et la richesse des identités, pour lui donner davantage d’espoir et l’aider à traverser un monde de plus en plus complexe. Cela devrait s’accompagner selon elle d’un renforcement de l’enseignement musical : « Les jeunes, c’est vraiment ça qui compte… »
musique et utopie
Comment alors encore qualifier la musique baroque de musique d’élite ? Emmanuelle Haïm s’insurge contre cette assignation. Bien au contraire, les livrets reposent sur des histoires que l’on peut « s’approprier », des émotions « simples et profondes », intemporelles. Ils sont peut-être plus accessibles que ceux du répertoire du XIXe siècle, plus difficile, estime-t-elle, parce que plus ancré dans son époque. Et la musique baroque, qui vient de la danse, propose une expérience rythmique vitale, évidente. Bref, le partage du baroque est tout à fait possible ; il se prépare, se travaille, comme on prépare un repas, explique Emmanuelle Haïm, auquel on a pensé dans ses moindres détails. On pourra alors emmener les spectateurs « dans un chemin émotionnel » : « Au moment où je joue, je suis prise par quelque chose que j’aime profondément », et le pouvoir de la musique fait que les musiciens et le public rassemblés sont pris aussi dans « cette joie communicative à laquelle on ne peut pas résister ». En ce sens, la musique offre du rêve, de la pensée, mais aussi un pouvoir de lutte, une possibilité d’utopie. La partager, pour Emmanuelle Haïm, c’est aussi vivre sa foi en l’humanité.
Notes
[1] Don Giovanni, de Mozart, mise en scène Guy Cassiers, Lille, octobre 2023 ; Platée, de Rameau, mise en scène Jetske Mijnssen, décembre 2023-janvier 2024, Zurich ; Polifemo, de Porpora, mise en scène Bruno Ravella, février-mars 2024, Lille, Strasbourg, Mulhouse, Colmar.
Pour citer cet article
Fabien Cavaillé, Claire Lechevalier, « Le baroque en partage
Un portrait d’Emmanuelle Haïm », Théâtre/Public numéro 250 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp250-le-baroque-en-partage-un-portrait-demmanuelle-haim/