À l’origine de La Force qui ravage tout[1], il y a un projet d’opéra baroque jamais réalisé. Voilà quelques années, Caroline Sonrier, directrice de l’Opéra de Lille, m’avait confié un enregistrement d’Orontea, d’Antonio Cesti, dirigé par René Jacobs. Le projet s’est perdu dans les méandres des calendriers, mais l’œuvre m’est restée.
C’est un opéra de 1656, à la fable pour le moins décousue, ce qui lui confère un charme archaïque. Une reine, Orontea, a juré de ne jamais aimer personne. À peine formulés ses vœux de solitude, elle tombe amoureuse d’un jeune homme, Alidoro, réfugié là avec sa mère pour échapper à un tueur mandaté par une autre reine, amoureuse malheureuse de lui qui, à peine arrivé, suscite la passion d’une courtisane, Silandra, laquelle l’instant d’avant déclarait sa flamme à son amant Corindo, tandis qu’on apprend que l’assaillant du jeune bellâtre est en réalité une femme travestie, que l’on retrouve présentant ses hommages à la reine qui, quand elle apprend le motif de sa présence, déchaîne contre elle sa fureur mortelle, arrêtée in extremis par le bras de son conseiller qui soupçonne son penchant illégitime pour le jeune homme, lequel hélas n’est pas noble. Quant à sa mère, la voilà qui s’éprend de la meurtrière déguisée en homme, tandis que son fils occupé à portraiturer Silandra est surpris par la reine, qui s’évanouit puis revient à elle et donne au jeune homme une couronne et une lettre où elle lui avoue ce qu’elle éprouve pour lui. Mais son conseiller persuade la reine de s’en détourner, et l’on découvre le jeune homme en possession d’un médaillon, qu’on l’accuse d’avoir dérobé. Sa mère dénoue alors enfin l’affaire en confessant qu’elle n’est pas sa mère, mais la compagne d’un pirate qui l’avait enlevé puis élevé. Alidoro est en réalité fils de roi, comme le prouve le médaillon qu’il possède, ce qui lui donne le droit d’épouser Orontea.
On est là au comble du romanesque à rebondissements, de l’invraisemblable : tout sonne faux, artificiel, et il n’y a que le hasard le plus improbable pour défaire les nœuds d’une intrigue aussi emmêlée. Aristote aurait détesté. D’ailleurs, l’œuvre, pleine de succès en son temps, s’est faite au fil des siècles une assez mauvaise réputation de divertissement futile.
On en retient surtout l’impression que les personnages y sont littéralement possédés par le sentiment amoureux, lequel les fait brûler en un instant pour le premier venu, au mépris des rangs, des âges, des sexes et des serments. L’amour y apparaît alors comme une puissance dévastatrice et inquiétante, principe de désorganisation, force anarchique et ravageuse. Le conseiller politique, qui suppliait la reine de prendre roi pour donner au pouvoir équilibre et stabilité, a libéré, comme sous l’effet d’une ironique malédiction, un torrent de sentiments inarrêtables.
Car c’est bien l’ordre politique et social que l’amour menace, mais aussi les relations entre les êtres, promesses, fidélités, engagements. D’où l’idée de La Force qui
ravage tout : un groupe de personnages gagnés par une frénésie de sentiments, jusqu’à en révolutionner leur vie, plaçant au-dessus de tout intérêt (professionnel, politique, financier ou autre) le sentiment amoureux. Mais il me fallait une étincelle pour cet embrasement, et ce fut Orontea, projet d’opéra avorté mais recyclé en prélude à cette comédie musicale. C’est en sortant d’une représentation de l’œuvre de Cesti que les personnages de La Force qui ravage tout se trouvent gagnés par une sorte d’envoûtement qui les conduira à défaire et à révolutionner leur vie d’avant. L’idée est née pendant le premier confinement de l’ère Covid. Peut-être était-ce en réaction contre le classement étatique des arts vivants dans la catégorie des choses inessentielles. Je voulais au contraire raconter des êtres bouleversés par une représentation au point d’en changer le cours de leur existence.
J’ai donc choisi d’ouvrir la pièce par un extrait de l’œuvre auquel assistent les spectateurs : l’aria de Silandra, à la scène 8 de l’acte II : « Addio Corrindo ». C’est un air fondé sur un rythme à trois temps et une descente tonale, précédé d’une introduction de 18 mesures dont nous n’avons gardé que les 5 dernières. La construction repose sur un jeu de questions-réponses entre les phrases chantées et les cordes. Nous en avons réduit l’instrumentation à un trio, les trois musiciens Fabien Moryoussef (violon), Philippe Thibault (contrebasse) et Ronan Yvon (mandoline) réalisant eux-mêmes l’arrangement, tandis que sur scène, le batteur et directeur musical Anthony Capelli leur battait la mesure, et que la comédienne et soprano Emma Liégeois tenait la partie chantée.
Ce qui frappe dans l’air de Silandra, c’est son hétérogénéité. La musique est mélancolique, presque élégiaque, tandis que les paroles professent un hymne à l’inconstance :
Addio Corindo
Addio Corindo
Addio Addio
Rivolto ad altra sfera
Della fiamma primiera
Non si ramenta piu l’egro cor mio
Addio Corrindo, addio
Vieni, vieni Alidoro,
Consola chi si more
E, temprando il mia ardore
Godi in grembo a Silandra i di sereni
Vieni, mia vita[2]
Mais cette contradiction entre ce que dit le texte et ce que fait sentir la musique révèle une vérité enfouie, profonde, davantage que si texte et musique étaient en adéquation, comme on leur demande classiquement de l’être. Silandra se voue à un nouvel amant, la flamme dont elle brûlait au premier acte est déjà éteinte, et c’est comme s’il n’y avait pas de joie ni de feu dans cette nouvelle inclination. Quelque chose est mort, un amour a tué l’autre, et c’est peut-être cette destructivité de l’amour que dit la musique, plutôt que l’allégresse d’une passion nouvelle. Ce n’est finalement qu’au regard d’habitudes et de normes dramatiques que l’on considère rétrospectivement cette pièce baroque comme mal faite. Les transitions y sont ménagées n’importe comment, rien ne s’enchaîne organiquement, et le hasard y tient un trop grand rôle. Mais la vérité de l’Orontea, à l’image de l’air de Silandra, qui en est la version concentrée, la perle, ne réside ni dans sa construction ni dans son ensemble, mais dans ses détails, dans ses instants, dans sa musique, tous ces éléments où le récit se suspend, s’arrête, où la ligne de l’action interrompt sa course vers l’avant pour s’enrouler sans fin sur elle-même.
En cela, le baroque est improductif, sans but. Il inverse le rapport entre l’essentiel et l’accessoire, se tenant (on l’a souvent dit) du côté de l’ornementation, de la fioriture. Ce n’est pas tant à cette dimension ornementale que je voudrais m’arrêter, mais plutôt sur le fait que le baroque inverse le rapport entre l’utile et l’inutile, rendant essentiel le second, et invitant dès lors à un régime de pure perte, au sens que lui donne Georges Bataille[3]. Au lieu de progresser vers on ne sait quelle finalité, il répète inlassablement le même motif, suggérant un temps pur, sans plus aucune durée, une éternité du moment, une transe, une extase qui pourrait être le temps de l’amour parfait.
Notes
[1] La Force qui ravage tout, texte, musique, mise en scène : David Lescot ; chorégraphie : Glyslein Lefever, assistée de Rafael Linares ; scénographie : Alwyne de Dardel ; lumières : Mathieu Durbec ; son : Alexandre Borgia ; assistanat à la mise en scène : Aurélien Hamard-Padis ; direction musicale : Anthony Capelli ; régie générale : Pierre-Yves Le Borgne ; avec Candice Bouchet, Élise Caron, Pauline Collin, Ludmilla Dabo, Marie Desgranges, Matthias Girbig, Alix Kuentz, Emma Liégeois, Yannick Morzelle, Antoine Sarrazin, Jacques Verzier. Création le 13 janvier 2023 au Théâtre de la Ville (Espace Cardin), Paris.
[2] « Adieu Corindo / Je rentre dans une autre sphère / De ma flamme première / Mon cœur fané ne se souvient plus / Adieu Corindo, Adieu / Viens Alidoro, viens / Console celle qui se meurt / Et, apaisant mon ardeur / Sur le sein de Silandra profite de jours sereins / Viens, ô ma vie, viens. »
[3] Georges Bataille, La Part maudite, Paris, Minuit, 1967.
Pour citer cet article
David Lescot, « Le temps qui s’enroule », Théâtre/Public, N° 250 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp250-le-temps-qui-senroule/