numéro 250

N°250

Nourrir ardemment les imaginaires

Par Cyrielle Dodet

Entretien avec la performeuse et metteuse en scène Phia Ménard, qui sur scène crée des fictions à la polysémie troublante, la violence acérée et la beauté époustouflante qui sollicitent richement les imaginaires des spectateurs.

La performeuse et metteuse en scène Phia Ménard n’a de cesse d’entreprendre des traversées : de la jonglerie au théâtre, de la danse à l’opéra, d’une identité masculine à féminine, du soi aux autres et à la société, du vent à l’eau sous tous ses états, des matières concrètes à leurs mouvements et leurs potentialités symboliques, des mots aux corps, de scénographies restreintes à géantes, de la temporalité des mythes et contes au présent de la représentation. Autant de glissements qui nourrissent intensément ses chemins de questions, de doutes et de transformations, et lui permettent d’écrire sur scène des fictions à la polysémie troublante, la violence acérée et la beauté époustouflante qui sollicitent richement les imaginaires des spectateurs.

CYRIELLE DODET : Dans vos créations, la transformation, voire la métamorphose, constitue une dynamique importante, plaçant au centre le corps, que l’on considère votre corps jongleur à l’œuvre dans vos premiers spectacles ou des corps travaillés selon d’autres virtuosités par la suite. Pourquoi ce corps puissant vous intéresse-t-il toujours autant, après ces différents déplacements opérés ? Et comment continuez-vous de l’interroger à nouveaux frais ?

PHIA MÉNARD : Mon intérêt pour le corps est avant tout existentiel. Je me suis toujours demandé ce qui fait que l’on est vivant, que l’on se trouve ou non dans la société, ce qui fait bien sûr écho à une question existentielle croisée : est-ce que j’existe ? Et est-ce que tu existes ? La transformation m’intéresse parce qu’elle offre toujours une possibilité de sortir, de s’en sortir. Je ne suis finalement qu’un exemple parmi de nombreuses personnes qui, parce que la question se posait de façon trop prégnante, ont dû faire le choix d’une transformation radicale. Alors l’expérience de se sauver devient si vitale qu’elle est aussi perçue de cette façon par celles et ceux qui ne se posent pas cette question.
La transformation invite également à réfléchir aux façons de se raconter, puisque c’est une trace, ce dont je n’avais pas conscience au début. Finalement, lorsque l’on fait des chemins de transformation, on fait des chemins de références : je me souviens de là où j’étais pour aller là où je vais. Quand je regarde les corps aujourd’hui, comme vous le disiez, je réalise que je me suis obligée à choisir un autre chemin, entre le moment où je suis partie de la jonglerie, où j’étais encore dans une identité masculine au sein d’une société patriarcale, où j’abordais le corps depuis la virtuosité — c’est ce que l’on attend dans une société patriarcale —, et le moment où j’ai compris que je ne pourrais pas me sortir vivante de ce monde-là. Pourquoi j’ai abandonné une certaine manière de pratiquer la jonglerie ? Elle ne me permettait pas de m’extraire de cette idée de la virtuosité. Elle y est trop collée, elle est complètement liée à l’idée fondamentale selon laquelle l’artiste de cirque réalise des choses très particulières qui doivent sans arrêt développer une espèce d’admiration. On doit donc le distinguer de relever ce défi puisqu’il est quelque part un aventurier. Dans mon choix de quitter l’objet de la jonglerie, et donc celui de la virtuosité, il y a aussi celui de sortir le corps d’un contexte : celui de sa sacralisation. C’est cette dernière que j’ai fuie en premier, je le sais aujourd’hui. Pour que l’on ne me colle pas ad vitam aeternam une telle étiquette de virtuose. Cette bascule m’a fait avancer vers le théâtre et la chorégraphie. L’histoire que l’on peut raconter dans ces espaces est hors temps : elle n’est pas présente, mais passée, advenue ou peut-être future, quand la représentation se situe elle-même dans le temps présent. Ce qui donne une liberté à l’interprétation comme à l’imaginaire. J’ai progressivement abandonné, je crois, la liberté de l’interprétation pour aller chercher celle de l’imaginaire. Je me permets de renvoyer une image transformée de la société, de ce que j’en vois, ce que j’en regarde, en demandant sans arrêt : avez-vous vu cela comme je le vois ? Ce qui me permet aussi de chercher dans le corps, d’explorer à quel endroit il échappe aux codes, aux conventions. Pour Michel Foucault, les personnes qui font le plus peur à la société sont celles capables de réactiver un imaginaire : les fous, les enfants et les artistes. Ces trois situations sont les plus belles pour moi, parce qu’elles sont les plus libres. Et qui parle de transformation cherche la liberté, du moins une forme de liberté. C’est d’ailleurs pourquoi je parle plus aujourd’hui de déconstruction que de transformation.

C.D. : Glisser vers des formes plus interdisciplinaires entre chorégraphie, théâtre et théâtre d’objets vous a permis de quitter plus nettement les codes attendus face à un spectacle de jonglerie. Dans quelle mesure avez-vous créé un espace où la fiction peut se décaler des codes, ou du moins jouer autrement avec ?

P.M. : Pour moi, la relation que le spectateur entretient à l’art du cirque et à son espace reste liée à une question que je trouve fausse : celle du public familial venu se détendre. Il faudrait trouver au cirque un cadre qui nous permet d’oublier, en s’amusant un peu. Appartenant à la génération dite du « nouveau cirque », j’ai pu constater que l’expérimentation au-delà de cette idée s’est très vite retrouvée dans un endroit limité. Quand Joseph Nadj crée Le Cri du caméléon en décembre 1995, on a déjà atteint d’une certaine manière une limite entre danse et cirque : son travail a basculé dans un autre monde, notamment vers la danse.
Pour échapper à la virtuosité, j’en ai sans arrêt cherché une autre forme. C’est quelque chose que j’ai partagé il y a peu de temps avec une violoniste qui comprenait aussi la virtuosité comme un carcan. Au moment où l’on considère ainsi l’artiste, on l’enferme dans ce que l’on attend de lui et de son art. On le place dans un rapport compétitif, en attendant qu’il soit à chaque fois au summum. Chercher une autre figure de la virtuosité revenait pour moi à explorer d’autres relations entre l’être humain et l’objet, la matière, ou encore les éléments.
Si on regarde bien mon parcours, c’est au moment où je faisais mon coming out, où je me questionnais le plus sur mon identité que j’ai pris conscience que les objets de jonglerie étaient trop manufacturés, trop visibles, déjà trop référencés. Et je n’ai fait que transformer mes balles qui étaient en silicone en boules de glace. Ces dernières m’ont permis de nouer une relation qui me paraît essentielle : avec une part d’absurdité, j’ai ramené une part de risque. La spectatrice ou le spectateur a forcément déjà eu une relation personnelle à la glace, ce qui ajoute un nouveau facteur dans l’expérience, puisque l’on sait qu’il est impossible de toucher ainsi de la glace, d’être dans un espace aussi dangereux. Finalement, il y a la possibilité d’une projection plus grande, et donc d’une empathie.

C.D. : En changeant vos objets de jonglerie, en explorant pleinement les matières, vous avez pris dans vos créations une nouvelle direction, ouverte par le cycle intitulé « I.C.E », (« Injonglabilité Complémentaire des Éléments »). Qu’avez-vous pu explorer et quels espaces avez-vous réussi à investir en vous confrontant à ces impossibilités physiques ?

P.M. : Tout le chemin que j’ai fait depuis P.P.P. (Position Parallèle au Plancher), créé en 2008, et mes premières expériences de la matière a été de saisir et de montrer comment l’être humain s’adapte aux éléments alors qu’il modèle l’objet selon lui. Dans ces deux endroits, il y a à puiser, d’autant que l’être humain semble, malgré tout, ne pas vouloir s’adapter à la nature, et souhaiterait en faire un objet adapté à lui-même. On voit bien que l’on est dans l’écueil. Ce parcours m’a poussée à sortir de l’endroit où je me trouvais au sein du paysage circassien. Ce qui m’a sans doute aidée, c’est de ne pas avoir fait d’école, mais des compagnonnages d’artiste à artiste, avec le jongleur Jérôme Thomas et avec le danseur et chorégraphe Hervé Diasnas. En n’ayant pas de légitimité académique, j’ai pu sauter assez facilement d’un espace artistique à un autre.
Ce que je veux dire, c’est que si j’avais fait une école supérieure de cirque, de théâtre ou encore de danse, j’aurais éprouvé une sorte de culpabilité, en franchissant une ligne pour essayer une autre pratique artistique puisqu’il faut dans ce cas avoir fait l’école correspondante — je le perçois souvent quand je travaille avec des artistes issues d’écoles. Comme on est très légitimiste là-dessus, on oublie que l’art n’est pas là. Ne pas passer par une école m’a permis de m’affranchir : je n’ai aucune légitimité à tel endroit, donc je ne l’aurais pas plus ailleurs, alors j’y vais. Par exemple, j’avais besoin d’apprendre à manipuler des objets (des sacs plastique) pour qu’ils deviennent des marionnettes dans L’après-midi d’un foehn. Pourquoi m’en empêcher ? J’ai certes réalisé des erreurs de débutante, mais peut-être ai-je aussi apporté mes façons de faire. Ce n’est pas tant une appropriation qu’un questionnement, parce que c’est pour moi le sujet qui est le plus important. C’est lui seul qui m’amène à choisir mes matières, mes corps, mes objets, mes situations.

C.D. : Le mythe traverse plusieurs de vos créations : il n’y est pas clairement référencé pour être nettement reconnu, il semble pris entre un geste d’écriture et de « désécriture »[1]. Dans les Contes Immoraux – Partie 1 : Maison Mère, on devine par exemple une figure d’Athéna punk. À quel moment le travail sur le mythe et sur sa déconstruction est-il devenu évident pour vous ? Et que permet ce travail dialectique, qui place dans la construction du mythe les germes de sa propre déconstruction, comme par exemple avec les trombes d’eau qui s’abattent sur le temple de carton enfin établi dans ce même spectacle ?

P.M. : Pour moi, l’introspection sur l’identité amène sans arrêt à se poser la question du lieu où l’on est. Autrement dit, venant d’une société occidentale, venant d’un milieu ouvrier (au sein de cette même société), un certain nombre d’éléments n’ont de cesse de me sauter aux yeux, me rendant sensible à certains fonctionnements de la société qui, je crois, demeure dans la révolution industrielle et n’a pas bougé depuis le XIXe siècle. L’égalité, la fraternité, la sororité, la liberté y sont des sortes d’emblèmes qui posent question. Pourquoi de telles références continuent-elles à être maintenues ? Pour quelles raisons une société se maintient-elle dans un modèle ? Comment l’imaginaire de la société est-il construit ? Par quoi, et notamment par quels mythes, se trouve-t-il tenu ? Cela fait partie de notre conscience collective, qui porte en elle-même une capacité imaginaire, ce qui est aussi très intéressant pour moi. Quand la documenta de Kassel et Paul B. Preciado m’ont passé commande de La Trilogie des Contes Immoraux (pour Europe), les thématiques m’amenaient à interroger la structure de l’Europe et bien d’autres choses : c’est, je m’en aperçois, le parcours du théâtre dans son essence. Le théâtre repart toujours des mêmes mythes, comme toute construction de société part de mythes et de religions. C’est peut-être l’endroit le plus intéressant à aller fouiller, à la fois le plus magique et le plus douloureux. Ce qui m’intéresse, c’est qu’il y a dedans une possibilité de toucher non plus à l’anecdote, mais à quelque chose qui nous constitue fondamentalement. Comme ces éléments ne sont transmis que par des récits, voire par des transformations, il est possible de venir réinterroger leur source. C’est pourquoi les mythes sont pour moi des lieux d’exploration évidents : dans ma nouvelle création intitulée ART. 13[2], qui ouvre un nouveau cycle intitulé « Du Jardin et des Ruines », je vais questionner à nouveaux frais ce que sont un jardin, une ruine. Ce qui appelle un certain nombre de mythes. Pourquoi entretient-on des ruines ? Pourquoi garde-t-on des vestiges ? C’est autour du mythe de l’origine que je circule, autour aussi de nos doutes sur nos origines. Ce qui est fondamental, c’est que c’est un endroit d’intérêt et de préoccupation toujours ardent. Quitte à faire de l’art et à entrer en communication avec des spectateurs, autant aller à un endroit où l’on peut se questionner et qui va, en plus, nous obliger à penser.

C.D. : Dans ces endroits que vous explorez, surgit ou sourd une très forte violence qui se trouve à un moment déchargée, qu’elle apparaisse comme une acmé ou selon une autre courbe dramaturgique. J’ai été notamment marquée par le massacre des sacs plastique de L’après-midi d’un foehn, version 1. D’où provient cette récurrence pour vous ? Et dans quelle mesure relève-t-elle aussi d’une approche anthropologique, voire existentielle ?

P.M. : Mon seul sujet, c’est la violence. Je ne la supporte pas, et c’est pourquoi je ne cesse d’essayer de dénoncer tous les lieux et interstices où je la vois, car elle se loge partout. J’ai envie de douceur et d’apaisement, de croire que l’on est en capacité de progresser, de se départir au moins d’une part de violence. Mais on est loin de cette dynamique aujourd’hui.
La violence est ce qui nous rapproche le plus de notre animalité et qui me permet de penser cette contradiction entre nature et culture. Autrement dit, la violence est nécessaire historiquement pour obtenir la culture. J’ai écrit L’après-midi d’un foehn dans le Muséum d’histoire naturelle de Nantes[3], lieu d’une extrême violence puisque l’être humain montre ce qu’il y a dominé, et en présente même les cadavres. Mais c’est double, car ce geste est également culturel : la violence permet de délivrer un savoir, il faut même faire violence pour aller soigner. C’est une des questions très philosophiques du domaine médical, et qui fait plus largement partie de notre société. Sur scène, je me sens obligée de rappeler que l’existence de l’être humain est une lutte violente, que ses modalités sont très difficiles. Même si l’être humain est capable de penser la violence, il n’est pas en capacité de l’empêcher. On peut par exemple penser la jalousie comme une chose horrible, mais on a du mal à s’empêcher de l’éprouver.
Dans mon écriture, la violence arrive soit sous forme d’accident, soit par une acmé : elle rappelle toujours que l’être humain n’a pas réussi à faire autrement, qu’il est dans une quête absurde. Maintenir par exemple que la société néolibérale est celle qui va nous sortir du changement climatique est absolument absurde. Même en faisant le choix de l’erreur, on continue à croire que l’on va trouver… Il me semble qu’aujourd’hui on est obligé d’apprendre à se pacifier pour réussir à changer. En fait, il va falloir d’abord rêver le fait de se pacifier, et même questionner notre possibilité de rêver cela. Ainsi, nous éviterons d’être dans le deuil, car ce dernier est encore une violence. Il me paraît essentiel d’échapper au dogme du mythe et de la religion. Je travaille actuellement sur Femmes des ruines, le prochain projet d’un triptyque que je consacre aux violences faites aux femmes : j’y suggère que le premier viol a eu lieu dans le jardin d’éden. Dès lors, je suis obligée d’aller dans ce jardin, de me coller aux représentations dogmatiques du mythe.

C.D. : Une autre déclinaison de cette violence se trouve dans les espaces-temps très polysémiques que vous offrez en partage, oscillant entre des moments d’utopie concrète et des moments dystopiques terribles. Vous proposez ces espaces à nos imaginaires de façon très intense, par des écarts francs et tranchés créés par l’utopie et la dystopie, qui cohabitent et entrent en tension. La temporalité aussi est travaillée de façon vertigineuse : si je pense à Temple Père, deuxième partie de La Trilogie des Contes Immoraux (pour Europe), où plusieurs figures élèvent une tour sous les ordres d’une maîtresse dominatrice, les répétitions, la langue non traduite, la trame sonore et l’ampleur de la tâche réalisée, tout cela contribue à troubler la durée vécue par les spectateurs. Que souhaitez-vous ainsi susciter dans nos imaginaires ?

P.M. : Je pense que ces mélanges sont vraiment essentiels et je le dois notamment à Tarkovski : quand je regarde par exemple Le Miroir, qu’il a créé en 1975, je sens très fortement les possibilités géniales de la dystopie. Mélanger l’incendie et la pluie, c’est magnifique ! Si mon imaginaire va bien, qu’il est même prolifique, je me dis sans arrêt que je dois essayer de réactiver l’imaginaire de celle ou de celui qui regarde. Pour ce faire, je retire dramaturgiquement de plus en plus de choses pour créer de l’espace où la spectatrice ou le spectateur peut s’apaiser, voire rêver. Même s’il s’agit de violence. Il est important pour moi d’offrir cet espace et ce temps : aujourd’hui, j’envisage la relation au public comme celle du care. Non pas dire au public que tout va bien se passer, mais lui laisser la possibilité de faire ce qu’il veut, le laisser vivre ce qu’il a à éprouver, à penser, à imaginer. Lui dire : je t’offre le cadre, je te propose des instants où tu vas te retrouver vivant, grâce à ces dynamiques entre dystopie et utopie. Vivant, et non plus seulement spectateur et spectatrice. Il faut laisser l’espace du vide, quitte à ce qu’il y ait de l’ennui. Car l’ennui sera déjà le début de l’imaginaire.

C.D. : Vous sollicitez aussi fortement les imaginaires par les rituels mis en place, que l’on retrouve dans la série de gestes des figures qui composent Saison Sèche, et plus généralement dans la façon dont vous travaillez l’espace. L’horizontalité et la verticalité le structurent fortement, et vous avez aussi exploré la circularité dans les « Pièces du vent » que forment les deux versions de L’après-midi d’un foehn et VORTEX. Dans quelle mesure le rituel est-il un modèle dramaturgique ? Voire un embrayeur d’imaginaire, dans sa façon fondatrice de convoquer les corps et d’enclencher un partage entre les interprètes et avec le public ?

P.M. : Le rituel renvoie pour moi à une origine très théâtrale, au fait de trouver un point de départ pour se mettre en action, et faire ainsi communauté. Ce qui me permet d’interroger d’emblée ce que l’on va partager dans la représentation. Et, in fine, qu’est-ce que la représentation ? Plus je constate que la société du spectacle devient celle du business, plus je réfléchis à faire un autre chemin : chercher comment se vivent des sujets, des interrogations, comment s’élaborent les mythes. Je suis très intéressée par la façon dont un enfant perd ses rituels propres en devenant adulte, pour n’avoir recours qu’à des rituels d’adaptabilité à la société. Alors que l’enfant vit et développe plein de rituels d’imaginaire, l’adulte se douche, se rase, se maquille sans prendre conscience, je trouve, de ce que constituent ces actes.
Je considère ces derniers en leur redonnant une valeur de ritualité, je rappelle finalement des liens essentiels unissant l’être humain à des éléments, comme l’eau ou le vent, ou encore à des environnements. Je plonge donc là où se noue une relation rituelle, où l’on peut la partager, où se jouent des dynamiques susceptibles de changer l’individu et la société. Ce qui me permet de sacraliser l’être, et non le paraître. Qu’est-ce qui fait que l’on est ? Et que l’on se sent bien dans ce cas-là ?
Cet endroit de justesse contraste avec le côté très théâtral du paraître : c’est ainsi que je ramène au théâtre une forme de vrai. J’y amène une relation qui est peut-être aussi celle du circassien, à savoir se placer dans le juste, dans l’être. Par exemple, on ne peut pas paraître quand on se jette d’un trapèze à un autre trapèze : on est bien en train d’essayer d’attraper les mains de l’autre. C’est une relation très forte, c’est un rituel qui nous ramène à ça. C’est ce que j’interroge : ne faut-il pas reprendre tel ou tel rituel ? Comment peut-on voir tel rituel que l’on ne saisissait pas ainsi ? Ou encore tel autre rituel que l’on ne voyait pas du tout ? En plus, je trouve très intéressant de mettre cela en scène parce que c’est toujours très proche de ce que nous sommes, mais encore une fois, il est possible de marquer un temps d’arrêt et quasiment d’obliger le regardant ou la regardante à comprendre qu’être, c’est très proche de soi. Que c’est aussi une possibilité de comprendre l’autre. C’est pourquoi le rituel est aussi pour moi un objet d’interrogation de nos sociétés, qui sont traversées et fondées par des accumulations de gestes. Alors que le rituel ne relève pas d’une telle accumulation, il donne du sens à chaque élément, à chaque mouvement, à chaque geste. Dans le rituel, on donne tellement de sens que ça peut faire peur. Ce sont pour moi des zones très intéressantes, qui sont entre la folie et ce que l’on va considérer comme nécessaire. Ces zones grises me passionnent.

C.D. : Que désigne la ritualisation dans votre processus de création, et pourquoi est-elle importante ?

P.M. : La ritualisation permet de redonner à chaque fois le rituel, c’est-à-dire d’être sans (s’)endormir, avec une vitalité première — c’est toute la question de l’enjeu de la scène. C’est très souvent ce que je dis aux interprètes : par exemple, dans Temple Père, je ne dis pas aux quatre acrobates qui jouent les esclaves pourquoi ils vont monter l’immense tour. C’est à eux de savoir pourquoi ils vont le faire, ils doivent eux-mêmes trouver les raisons, les motivations, les forces qui les poussent à se mettre dans cette épreuve-là. Quel sens cela a-t-il pour eux ? Au moment où vous le savez, vous créez une ritualisation portant sur la façon dont vous envisagez mentalement et physiquement ce rituel, en amont et pendant sa réalisation également.

C.D. : La ritualisation fait donc partie de votre direction d’interprètes ?

P.M. : Oui, tout à fait. Le meilleur exemple, c’est quand j’ai créé Belle d’hier, où je demandais à cinq femmes de faire la dernière lessive de l’humanité : les interprètes démarraient dans une chambre froide à – 25 °C pour se retrouver ensuite quasi nues dans une eau qui devait faire 5 ou 6 °C maximum. C’est un peu comme si, en plein hiver, on allait se baigner dans une rivière par audace ou par culot. Mais quand il faut le répéter cinquante fois, il faut avoir de bonnes raisons parce que dès la deuxième fois, vous connaissez ce froid et vous le redoutez. Vous savez ce que cela va vous coûter. Il n’y a que votre propre réflexion sur ce que va vous apporter votre ritualisation qui peut vous donner la conviction de votre action. Il vous faut savoir à quel endroit vous pensez et où vous voulez agir. Dans un rituel, il y a une conviction d’agir sur quelque chose, ce qui est aussi le sens politique du théâtre. Si l’on fait du spectacle pour le divertissement, on croit que le divertissement va faire quelque chose pour la société. C’est là que le théâtre est politique : il nous amène à penser, et peut-être à nous interroger sur les raisons qui nous poussent à faire telle chose, et pas une autre. Quand vous faites des pièces sans support textuel, du moins quand les textes ont été retirés et que vous n’en donnez plus certains mots en scène, alors votre corps, votre façon d’être en scène et de la considérer, votre relation avec le spectateur, tout cela est une forme de ritualisation. Quand vous êtes interprète, vous savez qu’à telle heure vous travaillerez, et ce que vous soyez en forme, que vous ayez vos règles ou bien que vos pensées soient ailleurs : vous aurez à faire cet acte qui nourrit une relation avec le spectateur, et que vous lui devez car il est là, présent, il a payé sa place, un contrat vous lie. Ce contrat oblige l’interprète à se soucier de la sincérité qu’il place dans son acte : était-ce le vrai sens qu’il a mis dans son acte ? Ou bien une interprétation un peu rapide, distraite ?

C.D. : Dans ma mémoire de spectatrice, il n’y a pas de texte dans vos spectacles. Mais en préparant cet entretien, je me suis souvenue de l’insulte liminaire que vous formulez en personne au tout début de Saison Sèche — qui m’avait marquée sur le moment, mais que je n’avais pas retenue comme du texte. Dans Black Monodie, ce sont les mots du poète sonore Anne-James Chatton qui résonnent. Comment travaillez-vous avec les mots, voire avec des textes ? Que représentent pour vous cette source et cette matière ?

P.M. : Des livres, il y en a partout autour de moi. Ils me sont essentiels pour comprendre le monde, mais ils disparaissent aussi de mes gestes de création parce que je trouve que le mot en dit beaucoup trop. Le mot a du pouvoir, en ce qu’il est surtout très référencé par rapport à une situation. C’est un des problèmes dans la transmission de la langue : face à une personne qui ne parle pas notre langue, on essaie de trouver un mot qu’elle est susceptible de comprendre et on risque de tomber sur des mots pièges. Ces derniers sont nombreux. Je me méfie également du mot, car c’est un raccourci qui a très souvent une forme usuelle sauf dans la poésie, où le mot devient une matière. Je suis inondée de textes, j’en lis beaucoup, mais comme je veux éviter l’enfermement et le didactisme, le mot me gêne vite, il me pose souci. C’est pour moi la même question que la lecture : quand on lit un roman, on produit des images dans notre tête et quelque chose se passe, qui est sans commune mesure avec ce qui se produit quand c’est une autre personne qui va nous le lire. Avec le son de la voix, son timbre, ses intonations, il y a déjà plusieurs prismes qui laissent moins d’espace à notre imagination, ou du moins qui l’orientent fortement, voire l’enferment. Et c’est une de mes obsessions d’essayer de ne pas enfermer. Parfois, je ne peux pas m’échapper des mots, comme dans l’opéra Les Enfants terribles, de Philip Glass, dont j’ai conservé le livret fondé sur le texte de Cocteau. Mais j’ai travaillé l’imaginaire en appuyant mon interprétation. Je suis toujours un peu ennuyée face au répertoire : quel intérêt y a-t-il à monter Molière ? Je n’en vois pas si c’est juste un concours de mise en scène, et si l’on observe comment ce texte est interprété, ce qu’on lui fait dire. Pourquoi est-il nécessaire de reprendre les textes — que je trouve par ailleurs très bien ? Je suis vraiment une lectrice et une spectatrice de théâtre de texte, mais cela me pose sans arrêt la question de ma justesse. Il y a des textes que je trouve magnifiques et que j’adorerais monter, mais je finis par me demander au bout d’un moment ce que je vais en faire de plus. Je peux traiter cela d’autres façons. C’est pourquoi en général, quand je m’aperçois que le texte prend trop de place, je range ce dernier, en me disant que l’imaginaire suffit. Je pense aussi que je ne suis pas une artiste du trop-plein : quand je suis dans trop de mots, je m’aperçois que je ne rêve pas. Et comme j’ai besoin de rêver pour donner un accès à l’imaginaire, je fais souvent marche arrière en retirant les mots.
Dans Black Monodie, nous avons développé avec Anne-James Chaton une combinaison qui me convenait très bien, dans laquelle le mot provoquait quelque chose par le décalage créé avec la scène et ce qui s’y passe. Le mot devenait vraiment une matière, entrant en jeu et en friction avec les autres matières. Pour ART. 13, je travaille sur la dramaturgie avec Camille Louis et nous nous posons sans arrêt la question du texte : nous n’avons pas besoin des mots sur scène, mais nous allons donner au public un livret. C’est vraiment nécessaire. Comme pour Les Enfants terribles : au début, je ne voulais pas surtitrer (comme je n’ai pas surtitré d’ailleurs Temple Père) pour bien rappeler que le mot est un son — ce qui me fascine. De façon plus large, je suis fascinée par le sonore. écouter quelqu’un parler une langue que je ne comprends pas, comme Inga Huld Hákonardóttir dans Temple Père quand elle parle en islandais, c’est génial pour moi car, ne comprenant pas, j’ai envie de comprendre. Cela provoque quelque chose. Cette dynamique, je la cultive de plusieurs façons. Pour le choix et l’utilisation des musiques aussi : à part pour L’après-midi d’un foehn où j’ai choisi en partie le célèbre Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy, je n’utilise pas ou peu de musiques trop référencées pour développer justement une sorte de découverte, ou plutôt une façon d’accéder, par l’inconnu, à l’imaginaire. Et d’être au moins un peu perdue. J’aime bien me perdre quelque part, et je propose de se perdre : c’est une façon de se redécouvrir en fait. C’est pour moi la place du texte.

C.D. : Vous travaillez actuellement avec Camille Louis sur la dramaturgie d’ART. 13, après avoir eu des collaborations au long cours avec d’autres dramaturges comme Jean-Luc Beaujault. Comment votre pratique dramaturgique est-elle structurée ? Est-ce par le retrait, comme vous l’évoquiez ? Ou bien par différents moments et gestes au gré de vos cycles de création et d’exploration ?

P.M. : Ne venant pas d’une formation théâtrale académique, je n’ai pas un rapport classique à la dramaturgie, ce qui veut dire que mon dialogue avec les dramaturges vise à m’aider à comprendre où je mets les pieds, comme si je prenais à chaque fois un guide pour arpenter une forêt, en lui demandant si je me perds, si je dois ou non aller par là. J’écris en fait très en amont : quand je vais présenter en général les pièces en production, elles sont déjà très précisément développées dans ma tête. Je sais donc exactement où je vais. Le travail dramaturgique a lieu en amont : quand il est en cours, comme à ce jour avec Camille Louis, il s’apparente beaucoup plus à une sorte de relation dans laquelle on me met sans arrêt en garde et on m’indique quand et où je me perds. Le travail dramaturgique m’aide moins sur la recherche exacte du sujet qu’il ne me permet de savoir si je suis encore compréhensible.

C.D. : Il s’agit de clarifier les lignes déjà esquissées, voire dessinées ?

P.M. : Tout à fait, et cela m’aide à préciser plus encore ce que je suis en train de chercher : c’est d’ailleurs souvent plus proche de la psychanalyse que de la dramaturgie j’ai l’impression, dans le sens où j’y mets beaucoup d’éléments très divers. C’est souvent l’endroit où le sujet existe mais sans être non plus très présent. Mon dramaturge m’aide sans cesse à me dire que là, je vais trop loin. Que là, c’est dangereux. Ce qui permet de comprendre pourquoi c’est dangereux. Parler de la frontière, de la déconstruction, de la migration avec Camille Louis pour ART. 13, cela me permet de comprendre à quels endroits je peux vite me tromper : c’est pourquoi le dialogue est extrêmement important. La structure de cette pièce est en plus très nietzschéenne : il a fallu aussi comprendre comment l’interpréter. Mon rapport à la dramaturgie est aussi très singulier, il me semble, parce qu’il repose aussi sur la façon dont je regarde la matière. Comment la matière fait-elle selon moi sa part de dramaturgie ? Cela m’invite à chaque fois à rappeler à mon interprète Marion Blondeau ce qui se passe et qu’elle ne perçoit peut-être pas, ou ne sent pas. Qu’est-ce que ce temps ? etc. Dans mon geste, tout cela appartient à la dramaturgie.

C.D. : Vos scénographies offrent des dimensions témoignant d’une ampleur recherchée, que ce soit dans le minimalisme de L’après-midi d’un foehn ou dans le gigantisme de La Trilogie des Contes Immoraux (pour Europe). Dans votre portrait présent sur le site d’Artcena, vous mentionnez d’ailleurs à Gwénola David votre envie, enfant, de devenir astronaute et vos études réalisées en microtechnie, soit votre intérêt pour toutes ces échelles de grandeur. Comment le rapport entre un infiniment grand et un infiniment petit travaille-t-il la dramaturgie de la matière ? Dans Belle d’hier, par exemple, les gouttes d’eau tombant des manteaux des hommes géants renvoient très finement la lumière, qui rayonne aussi sur la plaque brillante placée en fond de scène : il y a un travail de détail, un soin esthétique aussi infinitésimal.

P.M. : Ce rapport entre l’infiniment petit et l’infiniment grand m’intéresse toujours. C’est d’abord une notion d’espace, comme vous l’avez dit : le théâtre peut convoquer dans son cadre le grand et le petit, c’est une machine à faire rêver. J’ai moi-même rêvé grâce à certains spectacles de Bob Wilson et de Romeo Castellucci, et à leurs scénographies : comment sort-on de l’espace du théâtre et comment imagine-t-on que c’est beaucoup plus grand ou beaucoup plus petit ? Je trouve très intéressant de savoir comment l’on rentre dans un monde et quel est ce monde. Par exemple, dans ART. 13, Marion Blondeau bascule dans l’enfant face aux éléments qu’elle côtoie et auxquels elle se trouve confrontée. Avec elle, je sais que tout le monde va basculer dans l’enfant parce que l’espace nous le permet. C’est un vrai désir qui m’anime : dans ces espaces-là, je ne contrôle pas le regard des spectateurs, je le laisse aller partout, suivre plusieurs horizons possibles. C’est donc une possibilité spatiale, concrète de rêver, de se projeter, de projeter son imaginaire. Ces espaces et leurs ampleurs me permettent aussi de rappeler que l’être humain combat, essaie, lutte, cherche des lieux maîtrisés où s’apaiser et où il se fait finalement déborder. Contes Immoraux – Partie 1 : Maison Mère en est l’exemple : la maison de carton est une construction absurde, dont on pense qu’elle est finie, alors que son anéantissement par l’eau nous fait repartir de zéro. Mes pièces fonctionnent souvent comme des contes, et au début de chaque conte, il y a une énumération de plusieurs détails de l’espace. Le Petit Poucet ne pénètre pas entre trois arbres, mais dans une forêt épaisse, par exemple. Pour moi, l’espace du théâtre convoque l’imaginaire du plus loin possible.

C.D. : Comme dans Les Os Noirs, dont l’incroyable vague noire m’a marquée : la matière est convoquée à la fois pour ce qu’elle est et pour tout ce qu’elle peut symboliser. Elle est polysémique et vous ne la refermez ni sur sa propre référence ni sur un espace que l’on pourrait assez aisément référencer.

P.M. : J’imagine sans arrêt dans mes scénographies à quel endroit la matière provoque quelque chose. J’ai pensé Saison Sèche avec l’idée, l’image et l’envie que les murs pourrissent : j’ai cherché à savoir comment faire pour que les murs pourrissent et j’ai trouvé comment élaborer cette image. Pour permettre de saisir les luttes, les rituels, ce qu’ils provoquent, comme dans Saison Sèche où l’effondrement du mur patriarcal et de la maison du patriarche se produit. La matière me permet d’écrire de vrais contes.

C.D. : Comment créez-vous concrètement vos scénographies ? Et comment travaillez-vous aussi précisément avec elles, avec leurs dimensions et les matières, les objets qui les composent ?

P.M. : C’est en fait un modèle de fonctionnement. À ce jour, la compagnie Non Nova n’est pas dans un centre dramatique national ou un centre chorégraphique national, mais dans un lieu autonome. Comme dans un atelier d’artiste : on a 1 000 mètres carrés, un atelier de construction de décors, de costumes, et un plateau sur lequel on peut tout travailler. Je bénéficie du temps et de l’intérêt que demande un travail scénographique, celui de pouvoir expérimenter, chercher, réfléchir, prendre le temps, et donc trouver au fur et à mesure, de manière empirique, ce qui est l’opposé de mon modèle de création quand je fais de l’opéra, par exemple. Je suis alors obligée d’imaginer à l’avance, ce qui est une autre forme d’exercice.
Dans mon travail d’autrice, la scénographie fait complètement partie de la création, je la considère comme les interprètes. Ce qui m’oblige à trouver la bonne forme. Avec l’équipe de la compagnie, on fait des essais pour voir ce qui se reproduit, et qu’un accident se produit. Car c’est le plus souvent l’accident qui nous intéresse, d’où notre recherche pour essayer de le reproduire, de comprendre les conditions particulières qu’il nécessite. Dans mon approche, le temps du résultat est très lointain. Ce que j’imagine et ce qui est possible s’apparentent à deux tunnels que j’entreprends de creuser de part et d’autre d’une montagne : avec un peu de chance, ils vont se rejoindre et donner une seule voie d’accès passant sous la montagne. Le chemin est long, il nous permet d’aboutir à une certaine valeur. Ce temps de recherche permet de faire sentir que ce n’est pas du plaqué, que c’est une expérience que nous avons portée longtemps. Pour Belle d’hier, qui commence par des silhouettes géantes, proches de Dark Vador, qui s’effondrent, on a mis du temps à comprendre comment mouiller ces figures, les congeler, quels tissus et formes choisir, comment les sculpter, etc. C’est pourquoi, lorsque la première scène arrive, nous sommes depuis très longtemps dedans, nous en sommes chargées, nous en avons la charge rituelle.

C.D. : Dans cette création scénographique, les créateurs sonore et lumières sont déjà présents. À quel moment arrivent les interprètes dans votre processus de création ?

P.M. : C’est assez concomitant : pour une pièce, je mets en général trois ans, ce qui veut dire que j’en ai toujours une en cours. Je vois les interprètes très longtemps à l’avance, souvent en discussion à la table, puis pour quelques essais. On va ensuite se revoir beaucoup plus tard, pour que nous puissions faire évoluer la pratique de la scénographie et que chaque interprète ait le temps de comprendre quelle préparation physique et mentale cette pièce va lui demander. Pour Belle d’hier, les interprètes avaient leurs propres préparations pour accepter de venir jouer dans cette pièce, dans son froid extrême. Il leur fallait préparer leurs corps. De même que lorsque je faisais P.P.P., j’avais une pratique de yoga pour le froid, pour habituer mon corps à avoir une certaine hygiène de vie. C’est un chemin de recherche pour essayer de gravir un sommet très difficile. L’effort demandé est si intense que l’on ne peut pas être à côté : c’est pourquoi le lien entre toutes les équipes est très fort depuis le début. Si je repense à la création de Temple Père, la tour n’a été construite scénographiquement qu’avec les quatre acrobates qui l’érigent : ils étaient les seuls à pouvoir indiquer ce qui était possible, fluide, compliqué, trop lourd, etc. Au fur et à mesure, ils définissaient les limites du possible,
avec ce que cela implique : des crash tests, des chutes, des blessures. Ce dialogue avec les interprètes est très important.

C.D. : Comment réalisez-vous vos distributions ?

P.M. : Je ne fais pas d’audition car je n’y crois pas : c’est peut-être une forme qui me rapprocherait trop de l’académisme, en tout cas cela ne m’intéresse pas. Je fais en revanche beaucoup de rencontres : je donne beaucoup d’ateliers et je reçois beaucoup de demandes que j’essaie toujours de considérer. J’ai aussi une forme de croyance : je suis absolument convaincue que la rencontre se produit à un moment donné, on ne rencontre pas certaines personnes par hasard. Par exemple, j’ai rencontré à Bruxelles Inga Huld Hákonardóttir qui chante et fait la dominatrice dans La Trilogie des Contes Immoraux (pour Europe). J’y présentais une pièce qu’elle n’a pas vue et la rencontre s’est faite dans un bar, par une connaissance que nous avions en commun : au bout d’une demi-heure, nous échangions nos numéros pour poursuivre notre échange. Je propose souvent des collaborations pour des projets futurs, j’y pense en amont. Quand je travaille sur Femmes des ruines, j’ai en tête un certain nombre d’interprètes que je souhaite inviter pour travailler ensemble, réfléchir au traitement scénique. Après ces moments, nous faisons le choix ensemble. Pour Saison Sèche, j’avais possiblement onze interprètes et après quatre jours de travail ensemble, j’ai laissé choisir celles qui voulaient continuer de travailler sur ce sujet-là. Par leurs choix, nous nous sommes retrouvées à sept sur scène. Je suis consciente que ce que je demande est éprouvant physiquement et mentalement, c’est pourquoi je pose sans arrêt aux interprètes la question de leur état de conscience, de leurs propres limites, non seulement physiques, mais aussi des conséquences que vont avoir leurs actes. Pour moi, c’est un sujet central en amont avec les interprètes : il est important de savoir où les interprètes
en sont par ailleurs dans leurs existences. Que veulent dire les gestes à effectuer ? Dans quelle mesure les interprètes sont-ils aussi capables de dédramatiser ce qu’ils font pour montrer que c’est du théâtre ?

C.D. : C’est toute une approche éthique que vous engagez avec l’équipe.

P.M. : Oui, c’est essentiel, c’est la chose la plus importante en fait. Je parlais il y a peu de temps avec mon amie Lisbeth Gruwez, qui est chorégraphe et a dansé avec Jan Fabre : elle m’expliquait qu’elle a cessé de travailler avec Jan Fabre au moment où elle a mis sa propre limite. Cela se joue donc des deux côtés : les créateurs et créatrices doivent rester vigilants sur ce qu’ils sont en train de demander et de faire ; pour les interprètes, il s’agit aussi de se demander quel prix ils sont prêts à payer et pourquoi.

C.D. : Vous écrivez beaucoup par cycles : pourquoi donnez-vous ce rythme-là à votre geste artistique ? Est-ce pour creuser des gestes laissés sinon en suspens dans le processus de création ?

P.M. : Je suis passée de la glace à l’eau, puis au vent : il y a souvent cette question de l’étape suivante de la matière. Il y a un sens en quelque sorte : ces cycles se rapprochent d’une forme de transformation ou d’une forme d’intérêt, dont je relie l’image à une question politique. Quand je pense au nouveau cycle que je suis en train d’ouvrir, le cycle « Du Jardin et des Ruines », j’associe dans cette composition le fait que l’on ne considère pas le jardin comme une ruine, alors qu’il en fait partie pour moi. À partir de la notion de ruine, plusieurs sujets politiques adviennent. Dans ART. 13 ou Femmes des ruines, je m’aperçois que j’ai besoin du modèle du jardin comme relation à la nature : pourquoi avons-nous préféré à la nature telle qu’elle est celle du jardin ? Les cycles m’apparaissent comme des explorations communes : c’est en tout cas ma façon de les nommer.

C.D. : J’aimerais mettre en parallèle vos recherches sonores dans vos créations et votre rapport à la musique dans les deux opéras que vous avez mis en scène : Et in Arcadia ego, autour de Rameau, et Les Enfants terribles, de Philip Glass, qui avaient des partitions déjà établies et connues, et avec lesquelles vous devez sans doute composer autrement. Comment procédez-vous avec ces dimensions sonores qui vous fascinent, comme vous l’avez précédemment précisé ?

P.M. : Je fais la création sonore au long cours avec l’équipe de la compagnie Non Nova. Cela fait vingt-sept ans que je travaille en création sonore avec Ivan Roussel : notre long parcours est extrêmement important, et nous n’avons pas besoin de beaucoup nous parler pour comprendre exactement ce que l’on est en train de chercher. De même avec Éric Soyer pour la création lumières. On comprend de façon complice quel est l’objet que l’on façonne, sa matière sonore, ce qu’il doit véhiculer, la place illustrative ou autre qu’il occupe dans la dramaturgie. Ma recherche démarre aussi très en amont quand j’ai mon sujet : je raconte la pièce dès que je la vois aux créateurs son et lumières. Ils s’en saisissent et nous faisons sans arrêt des allers-retours, avec beaucoup d’essais et de recherches pour trouver l’exactitude. Une fois qu’ils sont sur la piste, j’interviens très peu, juste pour signaler des points d’insatisfaction à certains endroits. Je ne donne pas forcément de solution, mais je leur pointe que ce n’est pas ça, pour moi, à ces endroits. Et waouh, toutes les fois où ils sont justes !

C.D. : Comment travaillez-vous ensemble ?

P.M. : Dans la compagnie, j’écris seule les projets. Une fois qu’ils sont en route, nous travaillons vraiment ensemble : je laisse par exemple la création costumes à Fabrice Ilia Leroy, je le laisse imaginer à partir de ma proposition, inventer aussi la façon dont il veut travailler. Nous sommes interdépendants : la création du costume de Contes Immoraux – Partie 1 : Maison Mère et celle du son étaient extrêmement liées, parce qu’il fallait que le costume fasse du bruit, comme les objets que j’utilise. En même temps, c’est un beau plein feu en lumières. Ce sont des dialogues ininterrompus entre nous : autour de la table, on fait le point sur tous les éléments, sur qui interfère sur quoi. Nous débattons le moindre choix que nous faisons, et en général je me plie à ce qui semble être le plus judicieux des arguments. C’est un vrai travail d’équipe : par exemple, pendant notre échange, ils sont en train de fabriquer le socle de la statue d’ART. 13 et nous sommes tous
en train de nous poser des questions sur l’exactitude de l’épaisseur d’une matière, sur la façon dont l’interprète peut saisir et manipuler ces objets. C’est quelque chose de très collégial.
Pour les opéras — j’en prépare un nouveau de Luis Andriessen avec Jan Martens —, c’est une démarche totalement opposée et c’est ce qui m’intéresse. Je suis obligée de partir de la partition et de me demander à quel endroit trouver l’équilibre, dans la mesure où c’est la musique qui prime. Comme ce sont des formes très hiérarchiques et conditionnées, la liberté s’exprime très peu, ou du moins dans des niches. Il faut sans arrêt essayer de savoir comment les chanteuses et les chanteurs vont parvenir à prendre plaisir à réaliser ce que je souhaite leur faire faire, et qui entre en concurrence avec la musique, qui sème du trouble…Récemment, il y a eu un bord plateau avec les chanteuses et chanteurs, et une étudiante a confié à la soprano Mélanie Boisvert : « C’est fou, je ne pensais pas que des comédiennes et des comédiens chantaient aussi bien. » Ce qui nous a fait beaucoup rire. Le piège est là : en offrant aux interprètes du plaisir dans le jeu, on quitte la grandiloquence figée pour entrer dans un art assez intéressant. J’ai beaucoup de plaisir dans les créations opératiques, comme c’est un art très défini. Outre l’œuvre choisie et le casting, la relation au chef change tout. Quand j’ai participé à Et in Arcadia ego, je n’ai eu le choix ni du chef ni du casting. J’ai eu un bon casting mais mon travail avec le chef a été plus compliqué, alors que ça a été fluide et génial pour Les Enfants terribles. C’était un vrai bonheur pour moi, et pour le spectateur aussi, je pense. Il est possible d’appréhender cette musique, en live : c’est incroyable, absolument merveilleux. Il faut savoir se laisser rêver et suivre des chemins d’expériences et d’explorations. Ce sont souvent de joyeux bordels, plutôt intéressants.

C.D. : Par vos créations, vous contribuez à ouvrir un espace de dialogue avec le spectateur. Dans quelle mesure est-ce aussi possible quand vous travaillez pour l’opéra ?

P.M. : Si l’on m’invite aujourd’hui à mettre en scène des opéras, c’est, je pense, parce que l’on compte sur mon imaginaire pour ouvrir des portes. Ce qui est tout à fait jouable. Quand on a présenté Les Enfants terribles dans des opéras comme à la MC93 à Bobigny, on a rencontré un public absolument mélangé, qui est en partie dû à la confiance accordée à mon regard. On en ressort surpris, je crois bien, ce qui développe la curiosité. Ce sont des arts qui peuvent ne pas être figés : pour moi, il aurait fallu que le Requiem de Mozart mis en scène par Romeo Castellucci soit autrement rendu visible au plus grand nombre pour que l’on découvre un monde beau, puissant, fou. Il faut sortir l’opéra des mains de la bourgeoisie et l’amener dans les mains du théâtre, dans celles des spectateurs. Parce que c’est un art du vivant.

Notes

[1] Cf. Isabelle Constant, Le Robinson antillais. De Daniel Defoe à Patrick Chamoiseau, Paris, L’Harmattan, 2015.

[2] ART. 13 a été créé au Théâtre des Célestins de Lyon, le 17 septembre 2023, dans le cadre de la Biennale de Lyon.

[3] Il s’agissait d’une commande dans le cadre de la Fête des sciences de 2008 qui était consacrée au « mouvement ».


Pour citer cet article

Cyrielle Dodet, « Nourrir ardemment les imaginaires », Théâtre/Public numéro 250 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp250-nourrir-ardemment-les-imaginaires/

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