Depuis quelque temps, lorsque les bonnes volontés culturelles ou les institutions s’appliquent à sacrifier à ce qui est nommé « transmission » ou « activation des dispositions » en vue de « la culture », c’est la référence « au » public (substantif) qui occupe les esprits. A fortiori à l’heure où l’on parle de « crise du public (culturel) » – crise de sa présence pleine, semble-t-il, de sa quantité donc sans qu’on précise quel nombre fera autorité, mais sans doute aussi de son adhésion aux schèmes de la réception culturelle – vécue dans une introspection douloureuse, renouvelée par les interrogations post-confinements en désir d’un « revenir à avant ». Constatons cependant qu’une part significative de ces discours portant sur « le public » répercute une rhétorique déjà éprouvée autour de la « communication » à destination du « public » à améliorer, du présupposé d’une sensibilité à engendrer dans un public qui en serait dépourvu, laquelle dresse de lui le portrait d’une entité en soi, sans référence sociale ni genre, qu’il conviendrait de prendre en main en surplomb. Une telle approche culturelle reste hantée par la volonté d’assurer la croissance du public en se contentant de le confronter aux artefacts culturels existants grâce à un ajustement des paramètres culturels jamais reconnus comme hétérogènes.
Cette constance dans des propos routiniers concernant la culture n’entretient pas autre chose qu’un mépris. Quel mépris ? Un mépris déplacé par rapport à une époque antérieure. Car il porte curieusement moins sur des composantes sociales ou genrées désormais assez souvent mises platement en avant que sur quelques modalités paradoxales d’identification du public des arts et de la culture dans le monde culturel occidental contemporain. Parmi elles, l’indifférence à une double question polémique. D’une part de savoir si l’on doit parler « du public » ainsi, in abstracto, comme d’un bloc existant quelque part et à aller chercher sans s’apercevoir que la notion fonctionne presque toujours en distinction de la « foule ». D’autre part de relever la différenciation et hiérarchisation historique perpétuée entre plusieurs « publics », au moins le politique et l’esthétique (depuis le XVIIe siècle, renforcé par l’universalisme abstrait des lumières), pour ne pas parler du public sportif (depuis le XIXe siècle et la spectacularisation du sport), de celui des sciences à l’heure de la science amusante (depuis le XXe siècle et l’affaiblissement des formations scientifiques) et, pourquoi pas, des défilés militaires ou de la rue (pour évoquer les allusions de Balzac dans Facino Cane, et de Lévi-Strauss dans Les Structures élémentaires de la parenté). Tous publics qui déclinent un schème commun, un rapport, mais qui ne cessent de différer, alors que l’on passe pourtant notre temps soit à les opposer, soit à les confondre sans rigueur.
Pour ne parler que du « public des arts et de la culture », c’est en fin de compte le rapport d’exercice culturel entre un type d’objets proposé par des artistes et un public n’existant pas encore qui demeure malheureusement marginal, y compris dans les politiques de démocratisation/démocratie culturelles pourtant socialement (et parfois violemment) ancrées dans ces distinctions. Ce rapport est masqué derrière les « pédagogies » à l’égard du public concentrées sur « la » sensibilité (dont on dit qu’il faut la « nourrir »), « la » réception (dont on dit qu’il faut la « solliciter »), les « expériences » (dont on dit qu’il faut les « acquérir ») et les « présences auxiliaires » sur les plateaux (à propos de la participation) quand il ne s’agit pas du nouveau brouillage opéré par la très illégitime notion de « santé culturelle » défendue au ministère de la Culture.
S’agissant de cette notion, il ne s’agit là de rien d’autre que d’une entité fictive commode censée faire signe vers un être collectif potentiel, mais dont on se soulage de croire soit qu’il est un être doté d’une capacité de participation ou de compétences de réception, soit, à l’inverse, qu’il n’est doté d’aucune compétence et qu’il convient de lui en imposer. Comment échapper à ces représentations qui ne cessent de s’inverser au gré de ce qu’inspire le mépris social ? Ne peut-on pas défricher une autre voie d’analyse permettant de comprendre que la notion de public a l’intérêt de n’être rien d’autre qu’un « vide » toujours désirable au droit des exercices infinis d’un espace public esthétique sans cesse à reconstruire et à relier à l’espace public politique ? Le penser comme un « plein » – un collectif identifié pour des institutions établies –, quitte à le stipendier ou le vénérer, le voue à disparaître comme « captif », encourageant par ailleurs chaque art à rêver qu’il doit venir « chez lui », sinon il n’existe pas !
La seule chose qui demeure pertinente dans cette visée de la place du public, c’est la corrélation qui la fonde dans le cadre de l’art d’exposition ancré dans l’exercice de l’adresse indéterminée des œuvres d’art à chacune et à chacun.
règles, cris et mépris
L’interrogation sur le public, indispensable dans l’épistémè de l’art d’exposition et d’exécution, ne peut être séparée de l’interrogation sur la manière dont les œuvres d’art en formulent la question (et d’ailleurs très diversement), ainsi que sur les formes de l’espace public esthétique, leur genèse historique en Europe, leur expansion en terre démocratique, leur place dans une religion civique, leurs dynamiques et impasses.
Bien mieux que sur les formulations adoptées par ceux qui convoquent colloques et séminaires autour du « retour du public », banalisées sous forme de « réception » pensée comme absorption de significations préconstruites, il importe de se rendre attentif aux affinités avec « le public » appelées par des œuvres contemporaines, dans leur diversité d’approche. Le film Yannick, de Quentin Dupieux (2023), nous met sur la voie d’une discussion nécessaire qui n’est pas vraiment périmée. Ce n’est pas la première fois que le cinéma s’empare du théâtre afin d’en interroger les attendus culturels. Mais c’est assez rare que le cinéma tente d’en profiter pour donner une leçon au théâtre, récusant par là même les isomorphismes trop complets de réception. Bien ou mal venue, c’est évidemment à analyser. En tout cas, dans Yannick, le cinéma s’empare de la question du public de théâtre de manière paradoxale, si l’on considère que l’interruption du spectacle par un spectateur dont il est question ne peut arriver dans les mêmes termes au cinéma (curieusement, des spectateurs, dans la salle dans laquelle nous avons vu ce film, s’indignent d’ailleurs contre cette interruption, ce qui prouve chez eux des valeurs théâtrales bien incorporées). Les arts enregistrés pourraient donc faire valoir une certaine supériorité sur les arts vivants ! Ambiance entre les pratiques artistiques à propos des logiques de diffusion et de réception : « Ça leur arrive, pas à nous ! » Du moins, pas encore. D’autant que, paradoxalement, c’est bien une même manière de se rapporter au public qui est en jeu dans la plupart des propos internes aux deux pratiques, une même manière d’en poser la question, qu’on y introduise ou non désormais un ajout sur les effets « réseaux sociaux », dans la mesure où ces derniers sont à l’œuvre dans le film de Dupieux, sur le fil selon lequel ces réseaux ont appris à chacune et chacun qu’il/elle pouvait intervenir quand il/elle voulait, et à tout propos, modifiant considérablement les systèmes d’autorité culturelle légitimes (pour ne pas parler des autres). Ce que l’on n’est pas obligé de juger négativement.
Revenons sur ce film bercé d’humour noir. Résumons-en brièvement l’intrigue : une pièce de théâtre de boulevard, dans un théâtre pauvre en mise en scène et un public clairsemé. Un spectateur s’ennuie visiblement, et finit par interrompre le spectacle par une parole foncièrement maladroite, à tout le moins socialement marquée au sceau du décalage culturel. Les règles qui gouvernent socialement le théâtre, son idéologie de la communauté unifiée, en sont détraquées.
Ce qui est ainsi mis en évidence artistique nous laisse devant un abîme de réflexion dans lequel entre en jeu la trilogie : règles culturelles incorporées, cri social et réaction de mépris. Et d’abord un doute : si le spectacle, texte et mise en scène comme le définit Balzac (Le Colonel Chabert), avait été grandiose, quelqu’un serait-il intervenu ? La pression culturelle implicite ne l’en aurait-elle pas empêché ? En dehors de cet aspect, le cri lancé par le spectateur (« Quel intérêt ? », « Je ne suis pas venu pour m’ennuyer mais pour passer un bon moment », « me distraire au prix d’une journée de travail », etc.) ne prend-il pas toutes les valeurs d’un dissentiment envers le sacré culturel sous la forme même de l’interruption sans restauration possible de l’unité ? Enfin, le rapport social qu’instaurent les arts institués ne fonctionne-t-il finalement qu’au mépris, celui d’un cri inaudible par les gens de culture, dénoncé comme non-parole parce que soumis à l’opposition culture/ignorance, soumis à un rappel à l’ordre des conventions théâtrales et au mime de l’autre afin de mieux le dédaigner, puis de l’exclure. Cela pour ne pas évoquer l’épisode, pourtant significatif, des violences non verbales : le pistolet en métaphore de la pression populaire potentielle et l’intervention finale des forces de l’ordre en retour de défense de la culture contre cette pression.
Le film embraye autour de ces questions, et évite à juste titre de nous faire croire qu’il ne s’agit que d’un problème de « communication » sociale qui, croit-on, exigerait de se contenter d’améliorer, d’ajuster les règles du théâtre, voire de réécrire les pièces choisies, à l’ère de la participation. Encore que, précisément, il repose sur l’étrange croyance maintenue en l’obligation de nouer la question du public autour de la propriété de sujets spectateurs d’être ceci ou cela (dominants/dominés ici), et de la condition du rassemblement des sujets spectateurs comme origine potentielle d’une valeur commune apparemment « évidente » : la structuration moderne d’un esprit culturel sans soumission religieuse (hétéronome) ou dépendance au pouvoir. Par conséquent, il oblige à se demander s’il est possible, et à quel prix, de rompre avec la disposition culturelle actuelle de cette fusion culturelle.
l’interprétation du vide
L’usage banal du terme « public » occulte donc des présupposés pourtant déterminants, un usage le plus souvent normatif, tant en rapport avec une quantité et une sociologie qu’en rapport avec un ensemble de préceptes destinés à faire venir aux spectacles non seulement des personnes négativement ciblées (public populaire, public empêché, public disparate…), mais encore des personnes soumises à des modèles de conduite.
Or si le public des arts et de la culture, par définition, n’est pas un donné préexistant, s’il ne représente aucune entité déjà là garantissant par sa présence la pérennité des formes artistiques, c’est surtout qu’il est principiellement un vide, corrélat de l’art d’exposition. Il est toujours un résultat, entre un appel, une ouverture et une parole, un rapport entre un désir de l’art et un désir culturel de subjectivités en constant devenir. Ce n’est donc pas non plus le spectacle qui produit le public en tant que tel, mais la logique d’une corrélation induite ou non, laquelle se travaille sans cesse dans les termes rapportés. En vérité, si l’on parle avec tant de facilité « du public », c’est parce qu’on le pense toujours déjà enfermé dans des institutions et des formes de spectacles, dans des cadres, des références commodes permettant d’en compter les membres.
Mais cet enfermement ne fait que redoubler le cadre culturel donné, celui que critiquait Peter Brook dans L’Espace vide, « toutes ces formes de racolages qui jouent dangereusement sur cette même affirmation : venez partager avec nous notre art de vivre, qui est bon puisqu’il est fait de ce qu’il y a de meilleur. » Ou celui qui faisait souligner à Jean-Marc Poinsot qu’il fallait distinguer la part du « lieu d’accueil de l’œuvre, cadre social particulier, et l’espace dont l’œuvre a besoin pour
exister […] ».
Dès lors que l’on admet cette prémisse selon laquelle l’œuvre d’art d’exposition est tissée d’un vide constitutif d’une adresse, il est possible de constater que les opérateurs de spectacles, qui ont horreur de ce type de vide, font basculer le cœur de la question du public du côté d’un comblement de ce vide. Dès lors, le discours disqualifiant du public pris comme donné ne cesse de reconduire ce vide constitutif au trop-plein de la « populace » ignorante (« des quartiers ») que l’on veut convertir aux beautés de l’art institué. On ironise à cette occasion : la place vide de l’absent, le public, est traitée comme une place non vide du fait de l’espoir de venue de tel ou tel public qu’on voudrait voir venir. À cette optique, d’autres opposent un discours survalorisant qui, de son côté, reconduit le public de l’art d’exposition à un autre plein, le résultat d’une histoire de l’éducation artistique qui s’autoreproduit dans la forme du public habituel de l’art. Ces conceptions d’un substitut au vide qui pourtant désigne la part indispensable du public ne débouchent sur rien, ou plutôt débouchent sur l’état actuel des choses, et les efforts pour faire venir le public, selon l’un ou l’autre cas, n’y changent rien.
Comment construire un autre public, ou du moins construire une autre figure du public susceptible de maintenir ce vide constitutif pour ne pas figer les choses de l’art et le traiter moins à partir d’une essence que de relations internes, de dynamismes formateurs et de travail sur les modes d’adhésion de ceux qui se confrontent à des œuvres plutôt qu’à des valeurs culturelles ? Sans doute justement en postulant que ces modes d’adhésion ne doivent pas être mués en croyances en des règles ou valeurs culturelles uniques et fondatrices. D’autant qu’il n’est même pas certain que le public d’élite adhère encore aux règles héritées. Mais il est plus certain que le public dans son devenir et sa labilité doit pouvoir les transformer, en lien avec les artistes, tout en transformant un monde social qu’il contribue à construire. Il est central dès lors de confronter le public culturel et le public politique dans les rapports que la démocratie peut tenter de remanier sans cesse. Ce qui revient à travailler moins pour ou sur le public qu’avec des citoyennes et des citoyens, individuels ou réunis, en leur permettant de jouer et rejouer le rapport central de l’espace public esthétique et de l’espace public politique dans leur capacité à nouer des formes d’exercice d’émancipation sur les affects et les mots dans la perspective d’un avenir.
réponse par avignon
En ce sens et pour conclure, prononcé à Avignon (en 2023), nous donnons désormais à lire un texte en forme de logique soustractive – sous forme d’une fiction, il envisage un monde des arts duquel tout public aurait été effacé, afin d’en faire un instrument de connaissance de la valeur de ce que « le public » représente en ce domaine – qui voulait souligner cette exigence d’avoir à ne jamais parler du public comme un bloc ou une entité, mais comme un devenir permanent.
Le voici :
« X, le narrateur en dernier spectateur ou auditeur, sans doute blanc et mâle, alléché par quelques rumeurs, se rendit au muséum d’histoire culturelle. Il y parcourut la galerie de l’Évolution afin d’y observer une statue dédiée au public culturel, sans doute naturalisé ou en réplique de cire. Mise en place depuis peu, après décision des institutions culturelles, cette pièce, paradoxalement encore soumise aux conventions de l’art d’exposition, est logée au plus loin de cette galerie, là où l’esprit des temps nouveaux l’a reléguée au titre de souvenir d’un monde culturel passé entièrement altéré et donc d’objet de curiosité et de recherche. Il peut être examiné, décrit, catalogué, notamment par des spécialistes du public – sociologues, psychologues, financiers, statisticiens – sous ses diverses formes : public, non-public, public empêché, public inculte, public d’élite, public masculin ou féminin, public de diverses cultures, etc. Le cartouche porte : “le public artistique et culturel.”
Interrogeant le gardien sur le lieu occupé par cette pièce, il s’aperçut que même le mot “public” n’avait plus de signification pour lui, sinon comme terme archaïque. En perdant la chose, on avait perdu le mot, et la langue esthétique s’est rétrécie. La profondeur de la perte que la disparition du public faisait subir ne semblait même plus l’engager à mesurer la dette que les arts modernes avaient contracté à son égard. C’est toutefois dans le locus horribilis désigné par le gardien qu’il trouva ce public tant recherché jadis par beaucoup, lequel a pris désormais la forme d’un objet pleinement visible, admirable et respectable.
Depuis que les artistes sans œuvre cultivent l’exposition sans spectateur, nul ne s’y réfère plus. Ces artistes sont entrés dans le désœuvrement d’un art sans regardeurs. L’absence d’œuvres délègue les anciennes œuvres, comme la Belle au bois dormant, dans des galeries vitrées à l’abri de tout regard et oreille ; s’en réveilleront-elles ? Les critiques d’art, et autres prescripteurs et influenceurs, se reposent désormais de leurs anciennes sorties quotidiennes épuisantes, puisqu’il n’y a plus rien à voir de ce qui faisait fonction de gibier pour eux, les comptables et les financiers. Et qu’ils devaient présenter au public pour l’attirer.
Les directeurs de salle ou de musée, par conséquent, ne cultivent plus l’angoisse d’avoir ou ne pas avoir de public, de séduire les critiques, ou de requérir des subventions ; sur la suggestion de Leconte de Lisle, ils l’ont remplacé par des machines à gloire bien moins difficiles à manier.
Les politiques culturelles en sont débarrassées et puisque le public était déjà arraché à toute effectivité dans la prise de décision publique, elles n’ont même plus à se soucier d’une éducation esthétique, artistique ou culturelle, ou de droits culturels qu’on a cru pouvoir ériger un temps en nouveaux critères de légitimité culturelle : les budgets sont réorientés, en réservant cependant encore une part aux comédiens et musiciens au chômage.
Enfin, les censeurs, de quelque bord qu’ils viennent, n’ont plus rien à dire ; ils ne peuvent plus mépriser le public comme à leur habitude en l’empêchant de voir/
écouter les œuvres ; ils jouissent sans entrave de ne plus avoir à contrôler le débat public esthétique.
Devant la statue, X voulut alors se suicider, en tant que dernier spectateur… devenu inutile. Il s’en fit l’aveu radical. Il n’avait plus à être ou ne pas être membre d’un public. Il n’avait même plus à se poser des questions esthétiques et sociales. Que lui restait-il à faire ? Qu’est-ce qui peut survivre à de telles ruines ?
C’est à ce moment qu’il s’aperçut de ce que pouvait signifier pour lui sa formation de spectateur et de membre d’un public, alors que cette formation ne devait pas l’empêcher d’observer les mutations des pratiques artistiques. Avec un reste d’estime pour le public dont il ne se départissait pas, il comprit qu’il appartenait à ces individus qui, par des exercices et des activités constants (préparation à la rencontre, accueil, jouissance, paroles), ont participé activement à la naissance et l’expansion de l’art d’exposition/exécution, tandis que ce format de l’art a concouru en retour à le former et à construire tout l’ordonnancement moderne de la vie artistique et culturelle, à l’ère démocratique. Mais devait-il en rester là ?
Il comprit alors que la statue dédiée au public culturel n’était qu’un monstre d’illusion. Car le public – réduit trop souvent à ce tribunal devant lequel des œuvres sont accueillies ou menacées – n’est pas quelque chose. Il est le vide corrélat de l’art d’exposition. Un vide toujours à maintenir et ouvrir. C’est grâce à sa participation active à son existence sociale et politique que le public émerge et que les intérêts publics culturels sont identifiés. Le public est un résultat, non un préalable. On ne peut le glorifier spécialement, sauf à le dissoudre dans une entité fusionnelle ou identitaire, une plénitude figée, alors qu’il résulte d’échanges, de rencontres, d’associations, de dialogues et de négociations entre des personnes multiples et d’autant plus individualisées qu’elles prennent part à sa constitution.
Et il en conclut que c’est bien l’espace public esthétique et la place publique qui permettent ou devraient permettre cette invention politique à chaque fois reprise du public, laissant opérer les partages entre individus de prime abord étrangers entre eux, dans des dissentiments communs. Les artistes peuvent s’exercer en son absence omniprésente, s’inquiéter de l’omniprésence de son absence, et déployer l’omniprésence d’une critique de sa présence. Il reste que le public s’inaugure dans le récit de la fabrication de l’œuvre d’exposition/exécution, se constitue dans la présence à l’œuvre et prolifère dans le deuil de l’œuvre vue et d’une entame de débats. »
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Un dernier mot. Cette fiction n’a pas été rédigée pour semer la nostalgie ou prôner quelque réaction devant les mutations actuelles des pratiques culturelles. Au contraire. Elle voulait simplement suggérer que nous devrions d’abord reconnaître d’où provient notre éducation dans ce domaine des arts d’exposition et d’exécution, et comment elle a participé aux dynamiques de constitution d’une société démocratique qui ne doit pas se figer sur ses acquis, manifestement élitistes. Elle est toujours en devenir autour de la définition et de la perception d’objets communs potentiels, eux-mêmes en transformation constante, autant que nous devrions saisir le public comme une action inachevable, d’autant que les artistes nous font sans cesse des propositions nouvelles d’exercices et de débats.
Pour citer cet article
Christian Ruby, « « Public » : Un vide désirable pour un espace public esthétique vivant
Examen d’un mépris VI », Théâtre/Public, N° 250 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp250-public-un-vide-desirable-pour-un-espace-public-esthetique-vivant-examen-dun-mepris-vi/