numéro 250

N°250

Relire Copi[1]

Par Mayeul Victor-Pujebet

La lecture de Copi, c’est l’expérience d’une euphorie à lire. Si le théâtre fut à la première place de cette œuvre, c’est d’abord que le théâtre, pour Copi, était un art exaltant.

[1]Copi dessinait, Copi écrivait, Copi jouait, que faisait encore Copi ? Copi fumait, Copi buvait. Copi faisait sûrement beaucoup de choses. Copi s’amusait. Peu de gens ont su comme lui s’amuser avec un stylo à la main. On ne peut pas parler de son œuvre sans parler d’abord de la source joyeuse d’où elle provient. Joie du dessin, joie de l’écriture – et très vite, pour nous : joie intense de la lecture. La lecture de Copi, c’est l’expérience d’une euphorie à lire. Si le théâtre fut à la première place de cette œuvre, c’est d’abord que le théâtre, pour Copi, était un art exaltant. Et exaltant avant même le passage à la scène : peu d’écritures théâtrales ont la faculté de faire se jouer en nous un drame mental aussi puissant. Joie à être pris par le livre, à subir la bienheureuse emprise. Aller vers Copi, c’est consentir à vivre le temps réel de ses inventions et de ses lubies. Entrer dans Copi, c’est accepter de ne plus s’appartenir mais d’être abandonné dans les mains d’une conscience créative singulière. Et possiblement mal intentionnée. C’est avec crainte qu’on avance dans une telle œuvre, comme en conscience du danger encouru. Bien sûr, Copi nous désarçonne par sa grossièreté admise et son bal de cruauté. Certainement le livre commence par nous tomber des mains : c’est un torchon et un cauchemar. Il y a chez Copi de nombreuses choses qu’on s’épargnerait bien. Mais puisque Copi a souhaité ne rien nous épargner ! On ne peut pas lire Copi tranquille. Lire Copi excite et dévaste ; révulse et attire.
Copi fut amical. « Tous l’aimaient. »[2] Bien sûr, son œuvre était en lui et Copi n’avait besoin de personne sinon de lui-même pour l’écrire, et pourtant : avec lui comme avec peu d’autres on a l’impression qu’il fut écrivain en s’y laissant convier. Et presque en se faisant tenir par la main. Copi, l’enfant des lettres et des arts, toujours accompagné des plus adultes que lui : Serge Laforet l’élisant sur à peu près rien pour la publication de dessins hebdomadaires dans Le Nouvel Observateur, Bourgois allant le chercher pour le pousser à l’écriture, Lavelli lui disant de mettre en théâtre ses Bd, Savary et les autres, toujours et partout, l’invitant. Une constellation de bonnes personnes qui eurent besoin de lui. Qui désirèrent constamment, fidèlement, passionnément son œuvre et sa compagnie. Avec Christian Bourgois, l’histoire est jouissive à entendre. Bourgois en dit quelques mots mémorables dans l’émission Le cercle, en février 1999. « Je l’ai beaucoup entretenu… au meilleur sens du terme ! » Le célèbre éditeur y raconte leur étonnante relation[3] ; il y dit surtout le particulier attachement et la grande considération qu’il a pour son œuvre. A-t-on encore besoin de la parole de tels témoins pour faire entendre que « Copi était un grand écrivain »[4] ?
La maison d’édition Christian Bourgois a entamé en 2020 un cycle de rééditions de l’œuvre de Copi. Ouf ! Copi peut toujours compter sur ses amis ! Depuis, il s’en est même fait de nouveaux. Et non des moindres ; des « lecteurs excellents »[5]. Notamment Thibaud Croisy, avec qui son nom sera associé pour quelque temps, et qui a été chargé de republier son théâtre et ses romans. À ce jour, nous avons trois republications, au rythme d’un livre par an : Le Bal des folles (2020), un volume comprenant L’Homosexuel ou la Difficulté de s’exprimer et Les Quatre Jumelles (2021) et La Guerre des pédés (2022). Voilà des années maintenant que Thibaud Croisy a démarré son épopée Copi : on trouve un peu partout des textes et des articles de lui sur l’auteur. On trouve depuis 2022 une inestimable mise en scène de L’Homosexuel ou la Difficulté de s’exprimer. Et on trouve le travail d’édition avec la maison Bourgois qui débouche, pour chaque livre réédité, sur une postface et l’ajout de précieux documents annexes.

méthode croisy

Pour Thibaud Croisy, l’amitié avec Copi, ça a été d’abord la soif de trouver les renseignements qui manquaient. Copi, si manifeste, si allégrement présent là où il était, s’est laissé oublier, s’est dispersé exprès. Croisy mène l’enquête : il va chercher les témoins, il entoure le personnage principal. Il évoque Hocquenghem, les Gazolines, il publie châtelet. Il dresse le tableau d’une époque, tout un paris, ou plusieurs paris, par lesquels Copi est passé et qu’il a vu surgir ou disparaître. Le
premier geste de Croisy est de resituer. Non pas pour encadrer Copi dans cette époque qui fut la sienne mais pour dissiper certaines fausses images qu’on a officialisées de lui. Croisy historien nous fait revivre un paris qu’il serait trop bête d’oublier. À la fin du Bal des folles, il compose un index des lieux par lesquels le Copi narrateur passe dans son roman. Ses postfaces égrènent, elles aussi, un certain nombre de lieux de mémoire. Le lecteur lambda est ramené à son ignorance d’une époque passée. L’enquête de Croisy épouse au mieux l’archéologie[6] présente déjà dans le geste de Copi : tout près de nous, Copi nous fait découvrir des mondes antiques et lointains. Dans ses romans, ses folles et ses pédés y sont les garants d’un espace-temps qu’on ignore naïvement. « Follie » et homosexualité exigent qu’on en suive le rythme et l’approfondissement initiatique.
Un des enjeux de Croisy est de sortir Copi de certains usages qu’on en fait aujourd’hui, quand on le met notamment au service d’une cause homosexuelle. Toute l’œuvre de Copi se passe d’idéologies – ou plutôt : les idées ne font pas œuvre chez lui. Celles-ci s’enfilent comme une multitude d’habits qui retombent comme peaux mortes sur le chemin. Au fil de ses lectures, il s’agit pour Thibaud Croisy de ne pas vouloir fixer Copi. De ne pas l’appesantir. Mais toujours de perpétuer le mouvement que son œuvre, en nous, imprime. Copi ne s’est pas arrêté en chemin. Ses romans, picaresques dit Croisy, sont des routes sans fin tendues vers des dénouements inconcevables. Dans ses analyses, Croisy suit quelques-unes des lignes de fuite que comportent, en elles, les histoires. Et les lignes de fuite de Copi, très vite, ne vont plus droit, elles s’entrechoquent et se rentrent dedans, elles finissent par s’emmêler complètement. Croisy avance et préserve l’illisibilité d’une œuvre qui fonctionne en accumulant les jeux contradictoires.
En quelques pages, nous voilà plongés dans la culture de tous les continents et de tous les temps. Copi puise partout, et on traverse, avec lui, tous les sujets : militantisme gay, libéralisme, théologie, etc. Copi narrateur, c’est la Femme assise s’offrant le luxe d’idées arrêtées, vite catapultées. C’est « Bouvard et Pécuchet »[7] signale Bourgois, se plaisant à identifier l’énergie flaubertienne de ce Copi encyclopédiste du lieu commun. Les postfaces de Croisy, en approfondissant, remontent aux sources savantes et populaires du Copi « plagiaire »[8]. Avec sobriété et évidence, elles rapprochent aussi bien Copi du grand-guignol que des auteurs baroques du siècle d’or espagnol. Dans la très précieuse interview publiée à la fin de La Guerre des pédés, Copi lui-même cite Bells, Verne, Caroll, les tangos de Gardel, la littérature de Gaucho, Puig, les traditions théâtrales sud-américaines. Il semble avoir tout lu – on aurait pourtant du mal à l’imaginer un livre à la main. Tout semble remonter, chez lui, à un temps plus lointain : celui d’une adolescence vorace où furent absorbés tous les savoirs du monde. Œuvre de plagiaire, l’œuvre de Copi fonctionne davantage comme un rêve. Elle n’est pas vraiment référencée, elle est réminiscente. Tous les souvenirs littéraires se jouent et se mélangent en elle avec les données de la vie inconsciente, physique et spirituelle.

le copi de croisy

Si Croisy cherche à épouser le mouvement de l’œuvre de Copi, il a cependant certaines stations privilégiées. Les trois postfaces mises ensemble et, avec elles, les différentes interviews et divers textes de Croisy concernant sa mise en scène de L’Homosexuel… forment un document dense et obsessionnel sur la question de la sexualité. Lien de la parole et du corps ; lien du sexe et de la création ; lien du sexe et de l’imaginaire. Le Copi de Croisy penche naturellement vers Sade et Bellmer ; et vers Foucault : on a parfois l’impression à lire sa postface de L’Homosexuel… (1971) que Copi a soufflé à l’auteur de l’Histoire de la sexualité (1976) quelques-unes de ses lumières. Le discours sexuel penche vers le discours métalittéraire : avec Warum et Pierre Bourgeade, Croisy fait du sexe un exercice de romancier (ou l’inverse) ; en déployant ailleurs une remarque de Copi, il fait du théâtre des Quatre Jumelles le jeu et l’image de l’homosexualité.
Très concrètement, Croisy s’approche des œuvres par leur intitulé : l’homosexuel, la folle et les pédés décident de l’argument. Pour l’œuvre théâtrale, il peut choisir ainsi de dresser le tableau de la question homosexuelle sur la scène française du XXe siècle. Tenter ensuite de complexifier et d’affiner les enjeux d’une homosexualité en scène aujourd’hui. L’exégèse de Croisy se précise alors vers un but plus engagé et intime, qui semble être celui-ci : rendre respirable une pensée sexuelle, notamment homosexuelle, qu’il trouve aujourd’hui rétrécie. En plus de Copi, Croisy cherche des alliés. De là s’explique, à la fin du roman La Guerre des pédés, la place offerte au mathématicien, philosophe et pamphlétaire Gilles châtelet, ami de Copi, et porte-parole des Folles tordues ou de ce qu’il baptisa les Chiennes. Le manifeste de Châtelet pour une « République des Chiennes » publié par Croisy à la fin de La Guerre des pédés peut éventuellement induire l’image d’un Copi du petit nombre. D’un Copi irrécupérable. Politiquement, la Chienne s’invente dans le geste agressif de se distinguer de la moyenne. Et plus que de s’en distinguer, de la haïr. Ce geste reste, il me semble, assez étranger à Copi. Copi ne s’écarte jamais vraiment du commun : à la fois, il se montre toujours moindre qu’il n’était, à la fois, il s’imagine « pop star », ce que confie Christian Bourgois qui paya cela d’une infidélité éditoriale. Dans les pages les plus éclairantes de ses postfaces, Croisy nous donne d’ailleurs les éléments d’un Copi de la grande œuvre populaire, prenant source dans les pulps américains, les romans de gare, les péplums. Et Croisy, qui doute parfois du lectorat capable de recevoir Copi, élargit soudain considérablement le suffrage. Avec Copi, on s’autorise à rêver grand. Ce n’est pas une génération qui s’en empare, c’est toute personne de corps et d’esprit. Il y a une popularité Copi qui s’enracine plus loin et bien mieux que dans la vulgarité assumée de l’œuvre : dans le génie de cœur de son auteur.

copi jusqu’au bout

Au bout du chemin, Croisy est assez bon joueur pour laisser de côté le Copi de son choix. Il désamorce les « grands discours ». Comme dans un dernier revers de la pensée et de la sensibilité, il revient à un autre Copi, qui était là depuis le départ. Il y a chez Copi quelque chose qui demeure, quoi que l’œuvre nous fasse traverser. Cette chose, c’est le théâtre, qui est un regard stable et amusé devant tout ce qui peut bien s’inventer et prendre forme dans l’œuvre. La question sexuelle de Croisy arrive d’ailleurs naturellement à cette réponse de Copi : le sexe est un prétexte théâtral. S’ouvre à nous un intemporel théâtre qu’on appelle art des métamorphoses et des masques ; mystère et jeu de l’âme. Mille tréteaux se déchaînent dans l’œuvre de Copi : la comedia dell’arte, Feydeau, Llorca, Genet et Racine… Un moment, l’instabilité chez lui ne nous tourmente plus, elle est dans cette œuvre le signe d’une constante théâtrale. On y puise ce que Croisy ose appeler une sérénité, et ce qui dans sa mise en scène de L’Homosexuel… prit d’ailleurs la forme d’une lente prière.
Souvent, Croisy valorise l’énergie sarcastique de Copi, mais ce qui ressort de la constante théâtrale, c’est davantage la joie d’un gosse en train de jouer, une irrépressible liberté de l’œuvre légère et trouée. L’œuvre est moins alors le lieu du sarcasme que de l’humour dont La Guerre des pédés tente d’ailleurs une improbable théorisation. Et Copi n’en reste pas à la théorie : si le livre nous tombe des mains, à présent, c’est que nous rions aux éclats ! Quelle place accorder alors à ce que l’œuvre porte en elle de volontiers cruel et méchant ? Croisy insiste sur ce qu’il nomme, après Isabelle Barbéris, le Copi des œuvres froides. Cela va de pair avec le Copi sadien qui ressort de sa postface de La Guerre des pédés. Croisy semble presque trouver son mot de fin dans cet éloge de l’instinct naturel et sauvage, du désir sans foi ni loi. Et pourtant, il note lui-même que la barbarie tient chez l’auteur-narrateur Copi-Pico d’un ethos d’écrivain. D’une construction ; trop volontaire pour qu’on ne veuille pas s’en distancer simplement. Et si Sade, chez Copi, n’était pas l’ultime plagiat ? Copi passe par l’atrocité, il se plaît un temps à se montrer abominable. Mais Copi joue, Copi est euphorique, son œuvre est un jeu d’enfant. Ses cauchemars sont féeries. La vraie subversion Copi, ce n’est pas sa perversion ou sa barbarie, c’est l’innocence que jusqu’au bout il maintient. Et Copi de rappeler, pour son théâtre, la naturelle audience :
« En Italie, j’ai fait une tournée avec Loretta Strong. […] Je faisais des matinées et les journaux annonçaient : “il travestito con il topo.” Il y avait beaucoup d’enfants et ils riaient. »[9]
L’œuvre de Copi ne va pas nulle part. Un moment, elle rejoint son but ; Copi adore les résolutions. L’œuvre ralentit, elle trouve sa profondeur. C’est le mouvement qu’adopte Croisy en débouchant, dans sa postface de La Guerre des pédés, sur un Copi du cosmos intérieur. Plus on suit Copi dans sa course, plus on le voit se délester de tous ceux-là qui l’accompagnaient, et même : de tous ceux-là qu’il plagiait. Copi se détache de son époque, et laisse bien facilement de côté notre contemporain. Il va plus loin. On comprend que là où il va, il est seul à pouvoir aller. Seul ? Non, pas tout à fait. Croisy termine sa postface du Bal des folles sur l’image d’une amitié élective entre Copi et Marielle de Lesseps, figure du lecteur. Il termine sa postface de La Guerre des pédés sur l’idée d’un amour se jouant entre Copi, ses personnages et son lecteur-spectateur. Ô l’œuvre ici a bien cessé de nous fuir ! Copi, on l’aime et on se sent très vivant avec lui.

Notes

[1] Copi, Le Bal des folles, 2021, L’Homosexuel suivi de Les Quatre Jumelles, 2021, La Guerre des pédés, 2022. Tous trois à Paris, éd. Christian Bourgois. Pour ces rééditions, les postfaces, index, documents et notes ont été établis par Thibaud Croisy.

[2] Texte de Michel Cournot in Copi, Théâtre, Paris, éd. Christian Bourgois, 2018.

[3] Voir également l’article de Thibaud Croisy, « Copi ou la difficulté de l’éditer », revue Trou noir, en ligne.

[4] Mots de Christian Bourgois dans l’émission Le cercle, proposée par Thérèse Lombard et Philippe Lefait, réalisée par Gille Daude, France 2, 1er février 1999.

[5] Ibid.

[6] Guy Hocquenghem, « Invitation au délire», in La Dérive homosexuelle, Paris, Jean-Pierre Delarge éd., 1977.

[7] Dans l’émission Le cercle, déjà citée.

[8] « Je suis un plagiaire, j’ai bien choisi mon nom… » dit Copi dans l’interview publiée, par Croisy, à la fin de La Guerre des pédés.

[9] Entretien avec Copi, réalisé par Jean-Pierre Joecker, publié en annexe de La Guerre des Pédés, éd. Christian Bourgois, Paris, 2022.


Pour citer cet article

Mayeul Victor-Pujebet, « Relire Copi[1] », Théâtre/Public, N° 250 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp250-relire-copi1/

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