numéro 250

N°250

Talestri, reine des Amazones
L’opéra ou la fête des femmes

Par Marianne Chauvin

Reprise par la compagnie de théâtre lyrique l’Arcal et donnée pour la première fois en France en septembre 2021, Talestri, regine delle Amazoni, de Maria Antonia Walpurgis met en musique la lutte implacable des Amazones contre les hommes, jusqu’au moment où l’amour, la vertu et le courage conduiront les combattantes à changer leurs lois.

La guerre des sexes. Une société gynocentrée dans laquelle les femmes ont juré la mort des mâles après avoir subi leur oppression. Malgré les apparences, nous ne sommes pas en 1977 dans Les Bergères de l’Apocalypse[1], mais deux siècles plus tôt, dans Talestri, regine delle Amazoni, de Maria Antonia Walpurgis (1724-1780). Princesse de Bavière, électrice de Saxe et future régente (1763-1768), la compositrice — mieux connue en France sous le nom de Marie-Antoinette de Bavière — est aussi la librettiste et l’interprète du rôle-titre de cet opéra, dont le livret est édité à Munich en 1760 et qui sera créé à Dresde le 24 août 1763. Reprise par la compagnie de théâtre lyrique l’Arcal et donnée pour la première fois en France en septembre 2021[2], l’œuvre met en musique la lutte implacable des Amazones contre les hommes, jusqu’au moment où l’amour, la vertu et le courage conduiront les combattantes à changer leurs lois.

En 1979, dans L’Opéra ou la défaite des femmes, Catherine Clément dénonçait la misogynie dont les livrets des opéras les plus célèbres et souvent représentés — écrits par des hommes — sont empreints. Elle y faisait valoir que « la société, dans l’espace de l’opéra, va pouvoir se regarder elle-même »[3], décrivant un « ordre des affections humaines où se débattent des femmes, qui, dès qu’elles sortent de leur fonction familiale et ornementale, sont, pour finir, sanctionnées, déchues, délaissées ou mortes »[4]. Dans cette perspective, examiner le livret de Walpurgis comme les démarches de Catherine Kollen, directrice de l’Arcal, et Bérénice Collet, metteuse en scène de Talestri en 2021, apparaît prometteur. D’autant plus que la production de ce spectacle participe d’un mouvement qui s’amorce depuis quelques années sur la scène lyrique, où des compositrices, librettistes, metteurs et metteuses en scène cherchent à déjouer la misogynie des opéras ou à sortir des stéréotypes de genre qu’ils véhiculent, en proposant d’adopter le point de vue des femmes — qu’il s’agisse d’offrir une relecture féministe des œuvres du grand répertoire par la mise en scène[5], d’écrire de nouveaux opéras autour de personnages féminins émancipés ou résilients[6], ou de redécouvrir des œuvres dans lesquelles les femmes échappent au sort auquel les cantonnent les livrets traditionnels. C’est à cette redécouverte que veulent participer Catherine Kollen et Bérénice Collet lorsqu’elles décident de faire renaître Talestri, reine des Amazones.

un livret qui renverse les stéréotypes

L’action se déroule à Thémiscyre, au bord du Thermodon, sur fond de conflit entre les Amazones et les Scythes. Les Amazones s’apprêtent à couronner Talestri. Mais cette dernière est réticente car elle est secrètement éprise d’Oronte, prince des Scythes tombé amoureux d’elle alors que, travesti en femme, il se cachait parmi ses compagnes, jusqu’à ce qu’elle le démasque et le chasse. Comme elle révèle cet amour à sa sœur Antiope, Oronte est fait prisonnier et doit mourir pendant le sacre. Dirigés par Learco, prince des Massagètes, les Scythes organisent une expédition pour le libérer. Antiope capture Learco mais en tombe amoureuse. Oronte et Learco réunis se déclarent prêts à se sacrifier par amitié l’un pour l’autre.
À l’acte suivant, touchées par les vertus des deux hommes, Talestri et Antiope avouent leurs sentiments et décident de les sauver lors d’un vote en assemblée. Hélas, la prêtresse Tomiri exige l’exécution d’Oronte. Lorsqu’elle découvre qu’il est le fils qu’elle a eu avec le roi des Scythes, qui l’a ensuite rejetée, elle est bouleversée. Plaçant néanmoins la loi des Amazones au-dessus de ses sentiments, elle se prépare à tuer Oronte.
Au troisième acte, Tomiri conduit son fils dans une geôle pour l’exécuter. Antiope et Talestri projettent de sauver leurs amants en simulant leur évasion, mais Tomiri annonce la mort d’Oronte. Antiope parvient à libérer Learco, que Talestri désespérée persuade de venger Oronte. Réalisant qu’elle a trahi le code juridique des Amazones, elle supplie en vain Tomiri de la tuer à son tour. Pendant ce temps, la bataille commence, quand apparaît Oronte vivant qui demande l’arrêt du combat. Tomiri avoue l’avoir libéré, l’union entre Oronte et Talestri lie les deux royaumes et met fin à la guerre.
Nastasja Gandolfo rappelle à propos de cette intrigue l’existence au XVIIe siècle d’une tradition littéraire célébrant des femmes nobles dotées de qualités attribuées aux Amazones — le courage, la volonté, l’indépendance, l’ambition[7]. Ces personnages disparaissent peu à peu à l’avènement de la conventionnalité des rôles sexuels prônée par Métastase[8] (avec qui Walpurgis, elle aussi membre de l’Accademia dell’Arcadia, fut en relation). Talestri constitue donc un exemple tardif d’opéra sur le thème des guerrières. Gandolfo le qualifie en outre d’antithèse de l’opéra métastasien, pour trois raisons. Alors que la plupart des livrets de Métastase comprennent quatre personnages masculins et deux féminins, celui de Walpurgis, à l’inverse, compte trois femmes pour deux hommes. Ensuite, Talestri conserve son royaume après avoir épousé Oronte, tandis que les femmes régnantes chez Métastase tendent à perdre leur pouvoir, notamment en se mariant. Enfin, contrairement à ce qu’il advient dans les livrets de cet auteur, où le conflit entre raison d’état et sentiments personnels est l’apanage des hommes, Walpurgis inverse les préoccupations : les femmes doivent fidélité à la loi qui prône la haine des hommes et tiennent la communauté, quand eux ne sont là que pour leurs amours et veulent se sacrifier par amitié[9].

faire entendre la voix créatrice des femmes

« La question du point de vue des femmes m’a toujours animée, explique Catherine Kollen[10], parce qu’on repère plus facilement les stéréotypes quand on n’est pas dans le groupe dominant. Une femme a une expérience différente de celle d’un homme, donc une autre parole à avancer et une autre façon de faire. Et la diversité des points de vue des femmes nécessite qu’on travaille avec beaucoup de créatrices. En arrivant à l’Arcal, j’ai donc voulu beaucoup donner la parole aux femmes, et pas qu’aux interprètes. J’ai invité des metteuses en scène, puis des compositrices, et après les compositrices vivantes je me suis intéressée à celles du passé. Une recherche sur les compositrices d’opéra — menée seule en pleine crise sanitaire —, circonscrite aux XVIIe et XVIIIe siècles pour des raisons d’effectif, m’a permis de trouver une soixantaine d’œuvres. » Ayant écarté celles dont les partitions, mal conservées, sont parcellaires, ou dont le livret semble peu intéressant, elle soumet à Bérénice Collet Ciro in Armenia, de Maria Teresa Agnesi, et Talestri. « Bérénice a trouvé le livret de Walpurgis plus intéressant et Franck-Emmanuel Comte, le directeur musical, en aimait le style Empfindzamkeit[11] : on est dans du baroque tardif mais la transition vers le classicisme s’esquisse. L’esthétique est en devenir, avec encore les arias da capo et de petites parties B en mineur très courtes. »
Bérénice Collet explique ce choix : « Catherine et moi n’avions jamais collaboré, mais elle connaissait mon goût pour le thème des femmes. Le livret de Ciro in Armenia et la typologie des personnages sont traditionnels. Talestri m’a semblé beaucoup plus intéressant car tout y est inversé, dès la distribution. Et le traitement des personnages féminins est un bonheur ! Ce sont les femmes qui ont un dilemme entre la politique et leurs intérêts personnels, elles qui sont cheffes guerrières. Et si le thème des Amazones n’est pas neuf, contrairement à la façon dont elles sont souvent montrées — violentes, hystériques —, les femmes ici ne sont ni jalouses ni malveillantes, ne détournent pas le héros de sa noble cause, ont des valeurs, se sacrifient pour leur communauté. J’aimais aussi le parcours initiatique proposé par cet opéra : il commence avec des femmes qui, ayant subi une oppression extrême, ont réagi de manière extrême — elles sont traumatisées et veulent l’extermination pure et simple de tous les hommes — et il aboutit à une réconciliation. Maria Antonia Walpurgis fut une femme d’état, sa Talestri est une reine éclairée, qui s’écarte de traditions anciennes pour s’ouvrir à de nouvelles solutions. Elle parle aussi d’égalité et de légitimité : les Amazones votent au sein d’une assemblée, quel que soit leur statut, et la voix de la reine n’est pas prépondérante. »[12]
La metteuse en scène jugeait crucial de montrer que ces personnages avaient une raison d’instaurer leur loi implacable. « Peut-être une spécificité des mises en scène faites par les femmes est que nous interrogeons davantage les motivations des personnages féminins, on ne règle pas l’affaire en les considérant comme hystériques. Je voulais bâtir un monde familier et qui traverse les âges. » Cette volonté de se situer au-delà des frontières et des siècles apparaît dès le début du spectacle, dont l’ouverture est précédée d’un poème de Meena Keshwar Kamal[13]. « J’ai voulu rendre hommage aux guerrières. Mes Amazones sont inspirées des femmes kurdes et yézidies qui s’organisent pour défendre leur vie, leurs enfants et leurs maris contre l’état islamique. Je voulais qu’on sente immédiatement qu’une urgence surplombe l’opéra : on est en guerre, pas dans un salon en train de discuter de ses états d’âme. Le renversement du régime afghan par les talibans le 15 août 2021 m’a bouleversée. Cette horreur faisait écho à Talestri, je devais relier cette actualité à cet opéra. Le poème teinte d’emblée le regard du public, avant même qu’il découvre le camp de guerre où se déroule la première scène. »

une distribution différente des ressources créatives

L’immersion du public est accentuée par l’expérience olfactive : « Au début du spectacle, on brûle du palo santo. La salle embaume, cela transporte dans un univers rituel repris sur scène quand j’utilise le chamanisme pour représenter la spiritualité des Amazones. Et au deuxième acte elles cuisinent vraiment, j’ai cherché une recette qu’on puisse réaliser, cuire et manger sur scène dans le temps musical qui convenait, et cela sent le pain de semoule. » Cette créativité a été facilitée par le livret : « Il ne nécessite pas de geste correctif pour montrer des personnages féminins complexes, qui sortent des clichés de genre si fréquents à l’opéra. Le dernier acte comprend une scène traditionnelle de folie, mais Talestri se reprend et retourne combattre. Ce sont des femmes fortes ! Je n’ai changé qu’un mot, à la fin : les Scythes disent aux Amazones : “Cela ne doit pas être une gloire pour vous d’avoir le regard dur, le cœur insensible ; la gloire pour vous c’est la fidélité, l’amour, la constance et la pitié.” Ce à quoi elles répondent : “Notre grâce fait nos charmes, la beauté fait notre valeur.”[14] Il était impossible qu’un tel opéra s’achève avec des femmes disant : “Oui, posons les armes car pour nous le plus important est d’être charmantes.” J’ai donc remplacé “vous” par “nous” : “Cela ne doit pas être une gloire pour nous d’avoir le regard dur, le cœur insensible.” Tout le monde décide de déposer les armes et prône les mêmes vertus pour les hommes et les femmes : la dureté ne doit être une gloire pour personne, la douceur et la gentillesse ne doivent pas être l’apanage des femmes. J’ai éprouvé un grand plaisir à ne pas avoir à lutter contre un livret pour rétablir ou justifier, à être déjà en présence de beaux personnages dépourvus de mièvrerie. J’ai pu consacrer mes ressources à la construction et au cisèlement des détails de cet univers de femmes. Cela m’a libéré du temps de créativité et du potentiel d’imagination ! »
Catherine Clément, que nous citions au début de cet article, élabora sa thèse à partir de l’analyse d’un corpus qui commence avec Mozart et Da Ponte et laisse de côté l’opéra baroque, dans lequel la binarité de genre n’apparaît pas aussi tranchée dans les intrigues, les tessitures et les caractéristiques associées aux personnages qu’elle le deviendra par la suite. Apparenté au courant préclassique de l’Empfindsamkeit, Talestri, regine delle Amazoni se situe à une époque de transition entre ces deux esthétiques. L’un des aspects les plus remarquables, cependant, si l’on considère cet opéra sous l’angle des études de genre, réside dans l’actualité des réflexions et messages portés par son livret ; car plus de deux siècles et demi après sa genèse, une connivence saisissante s’établit entre une compositrice saxonne du XVIIIe siècle et des créatrices qui, aujourd’hui, continuent d’interroger les mêmes sujets.

Notes

[1] Françoise d’Eaubonne, Les Bergères de l’Apocalypse, Paris, éd. Jean-Claude Simoën, 1977.

[2] Talestri, reine des Amazones, musique et livret de Maria-Antonia Walpurgis (Dresde, 1763). Redécouverte en première française les 28 et 29 septembre 2021 au Centre des bords de Marne, Le Perreux-sur-Marne, et les 14 et 15 avril 2022 au Théâtre Roger-Barat, Herblay, dans une production de l’Arcal, compagnie de théâtre lyrique et musical (dir. artistique Catherine Kollen), et une mise en scène de Bérénice Collet. Avec le Concert de l’Hostel Dieu (dir. musicale Franck-Emmanuel Comte), Émilie Rose Bry (Tomiri), Anara Khassenova (Talestri), Anaïs Yvoz (Antiope), Iannis Gaussin (Oronte) et Joao Pedro Cabral (Learco).

[3] Catherine Clément, L’Opéra ou la défaite des femmes, Paris, Grasset, 1979, p. 15.

[4] Ibid., p. 16.

[5] On pense entre autres aux mises en scène de Netia Jones, Katie Mitchell ou Alexandra Lacroix.

[6] Par exemple Like Flesh, de Sivan Eldar et Cordelia Lynn (Lille, 2022).

[7] Nastasja Gandolfo, « The originality of Maria Antonia Walpurgis’s Talestri in the context of opera seria: a contribution to the “Amazon” tradition and the staging of her own political ambitions », Young Musicologists and Ethnomusicologists International Conference (YMEIC), Rome, 2017, p. 103-113.

[8] Gandolfo rappelle que, selon Métastase, les personnages d’opéra devaient se comporter conformément à leurs âge, nationalité, statut social et sexe, et renvoie à l’ouvrage de Christine Fischer, Instrumentierte Visioweiblicher Macht. Maria Antonia Walpurgis’s Werke als Bühne politischer Selbstinszenierung, Kassel, Bärenreiter, 2007, p. 103.

[9] Nastasja Gandolfo, « The originality of Maria Antonia Walpurgis’s Talestri in the context of opera seria[…] », op. cit., p. 103-113.

[10] Tous les propos de Catherine Kollen qui figurent entre guillemets ont été recueillis au cours d’un entretien que nous avons mené le 21 mars 2023 à Paris.

[11] L’Empfindsamkeit (« sentimentalité ») est un mouvement contemporain du style galant et immédiatement antérieur au Sturm und Drang. Il constitue une étape dans la transition entre styles baroque et classique. Il se développe essentiellement en Allemagne du Nord, des années 1740 à 1760, en réaction au rationalisme de l’Aufklärung (les Lumières germaniques). Ce mouvement esthétique privilégie les contrastes expressifs destinés à toucher l’auditoire. Le Sturm und Drang lui succédera avec la même vocation d’expressivité, mais des formes plus développées.

[12] Tous les propos de Bérénice Collet qui figurent entre parenthèses ont été recueillis au cours d’un entretien que nous avons mené le 16 mars 2023 à Paris.

[13] Poétesse et féministe afghane née à Kaboul en 1956 et assassinée à Quetta (Pakistan) en 1987, fondatrice de l’Association révolutionnaire des femmes en Afghanistan, organisation de femmes qui luttent pour les droits humains, la justice sociale et leur liberté de parole.

[14] La traduction en français du livret en italien a été réalisée par l’Arcal dans le cadre du travail de production.


Pour citer cet article

Marianne Chauvin, « Talestri, reine des Amazones
L’opéra ou la fête des femmes », Théâtre/Public numéro 250 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp250-talestri-reine-des-amazones-lopera-ou-la-fete-des-femmes/

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