numéro 250

N°250

Un baroque intranquille

Par Fabien Cavaillé

Entretien avec Nina Laisné, guitariste, vidéaste, photographe, plasticienne, arrangeuse de musique, metteuse en scène, productrice de disques, qui explore une voie originale à partir de la musique baroque et de la musique populaire.

Remarquée par ses spectacles Romances inciertos, un autre Orlando, conçu avec François Chaignaud (2017), et Arca ostinata, avec Daniel Zapico (2022), Nina Laisné explore une voie originale à partir de la musique baroque et de la musique populaire. Par la mélodie, le timbre et l’image, elle interroge les questions d’identité et de frontière entre les êtres, entre masculin et féminin, humain et non-humain. À l’occasion d’un entretien autour de ses œuvres (vidéos, spectacles, installations), nous avons discuté des impulsions de sa création, de son rapport à la temporalité des œuvres anciennes, à leur géographie et à leurs traces. C’est sur la liberté des entre-deux et la fertilité de l’incertitude que notre conversation a porté.

FABIEN CAVAILLÉ : Comment s’est faite ta découverte de la musique baroque ? Quelle place a-t-elle à côté de la musique dite populaire ou traditionnelle ?

NINA LAISNÉ : Cela tient à mon parcours et à mon rapport à la musique en général. Dès l’âge de 7 ans, j’ai commencé à jouer de la guitare et j’ai été attirée par la musique populaire d’Amérique du Sud, enseignée par mon professeur qui est argentin. Pendant plusieurs années, j’ai baigné dans le répertoire de ces musiques sud-américaines et lorsqu’à l’adolescence j’ai découvert la musique baroque, j’ai entendu celle-ci comme une extension du vocabulaire que je connaissais déjà. Et puis j’ai été fascinée par ces instruments anciens extraordinaires, presque chimériques, comme le théorbe ou certaines harpes, et par ces timbres méconnus et atypiques. À la fin de mes études aux Beaux-Arts, une rencontre a aussi été marquante. Pour un projet plastique, j’avais composé quelques pièces entre musique d’Argentine et musique ancienne : j’ai contacté Christina Pluhar, de L’Arpeggiata, pour qu’elle me donne son point de vue puisqu’elle s’intéresse aussi bien aux répertoires dits traditionnels qu’à la musique baroque. Elle m’a donné confiance pour décloisonner mes inspirations musicales et aborder des partitions de manière libre, elle m’a permis de rencontrer des musiciens dont certains sont devenus des collaborateurs fidèles, comme Daniel Zapico. Après les Beaux-Arts, j’ai cherché à associer ma pratique musicale et mon rapport à l’image, à entremêler mise en scène, vidéo, performance et ces musiques, populaires ou baroques, qui sont toujours un point de départ, une origine pour la création.

F.C. : Quel lien établis-tu entre ces deux musiques ?

N.L. : Pour moi, leur point commun est d’être sans cesse réinventées. Dans la musique populaire, j’ai été totalement séduite par son aspect collectif et sa large diffusion qui fait que l’on retrouve des mélodies et des rythmes aux racines communes partout, jusque dans la musique dite « savante ». Cette capacité de réinvention est permise par le fait que l’on n’a souvent que des informations partielles, arrivées par tradition orale ou par un chiffrage sommaire, des petites choses qui donnent juste une température émotionnelle et autour de laquelle il faut tout construire, l’instrumentation, l’ornementation, le tempo, en partant de la singularité de chaque interprète, de sa vision ou de son humeur du moment. C’est la même chose pour la musique baroque. Je trouve que toutes ces incertitudes sont très belles parce qu’elles mettent une instabilité dans tout ce qu’on peut ériger comme vérité et qu’elles relativisent notre rapport à l’Histoire et à sa transmission. Un autre point commun, c’est la porosité des influences entre plusieurs cultures. À l’époque, tout le monde s’observait, se parodiait, se reprenait à tel point que les questions de propriété et d’auteur se diluent dans quelque chose de collectif. Il y a une copla espagnole que j’aime beaucoup et qui a circulé jusqu’en Amérique du Sud. Elle dit que ce que l’on peut souhaiter de mieux pour un air, c’est qu’on oublie qui en est l’auteur, qu’il s’en aille par les villages et que chacun le réinvente à sa façon. Ce qu’il a perdu en singularité dans la signature, il le gagne en éternité parce qu’il devient collectif. Du coup, j’aime ce rapport brouillé au temps, cette chronologie qui apparaît comme un feuilleté temporel, un empilement de strates. Quand une mélodie nous arrive aujourd’hui, je ne la vois pas bloquée dans un passé révolu. Elle est plutôt le résultat d’une traversée de multiples époques. C’est vraiment comme ça que j’approche les musiques historiques. Je me situe dans une chaîne de passeurs, comme une énième passeuse, avec tout ce qui constitue notre monde d’aujourd’hui, avec mon regard contemporain, en ouvrant ces musiques sur autre chose, en les croisant avec d’autres cultures et d’autres instruments et en voyant ce qui peut surgir de ça. Dans ces tentatives, l’échec est bien sûr possible, mais peuvent aussi en surgir de très belles choses.

F.C. : Dans tout ton travail, tu te confrontes à des archives, soit transmises de manière orale, soit conservées dans des manuscrits, ou bien à des images ou objets anciens, découverts dans des musées. Tu t’en sers comme documentation mais pas seulement, parce qu’on a le sentiment que tu cherches quelque chose dans ta confrontation avec l’archive.

N.L. : Il faut que je sente une intuition, que j’éprouve le désir de me connecter avec un document, que ce soit un objet, une partition ou une gravure. Je cherche aussi à voir comment cette pièce résonne avec notre monde actuel et comment elle arrive à être multiple dans son interprétation, de sorte qu’on ne puisse pas la cantonner dans une époque mais qu’elle nous offre des possibilités beaucoup plus vastes. J’aime beaucoup quand une source historique arrive jusqu’à nous d’une manière soit parcellaire, soit erronée. C’est-à-dire quand il nous manque une information pour avoir une vision claire de ce qu’elle est et de ce qu’elle nous raconte. Ce vide, ce manque, c’est pour moi une brèche dans laquelle je peux me glisser soit pour créer une fiction, soit pour ouvrir un passage sur un autre temps, une autre tradition, un autre geste.

F.C. : Dans tes films comme dans tes spectacles, le rapport à l’Histoire est complexe ; tu vas même jusqu’à parler de boucle temporelle. Est-ce qu’on pourrait en faire un motif général de ton travail ?

N.L. : Il est vrai que je porte une attention particulière à brouiller les chronologies et à perturber la linéarité de notre approche du temps.

F.C. : Pourquoi ?

N.L. : Pour moi, c’est comme se laisser visiter par des arts anciens, par des formes d’écriture plus archaïques, un peu comme le fantôme qui vient nous visiter et se glisser dans les interstices. De fait, je ramène des choses du passé jusqu’à nous mais le mouvement inverse m’intéresse aussi. Comment nous, nous pouvons aller vers un moment historique, une communauté très éloignée de notre présent et découvrir un geste musical ou chorégraphique qui n’aurait pas la forme que nous lui donnerions aujourd’hui. C’est probablement pour cela que j’ai pu parler de boucle, parce que cela fonctionne dans les deux sens. Après, je m’interroge toujours sur la façon dont ces choses du passé résonnent chez un public contemporain, par exemple, qui n’est pas du tout familier de la musique baroque. C’est pour cela que dès le départ, j’ai pris des distances par rapport à une démarche que l’on pourrait qualifier d’« archéologique ». Il n’y a aucune nostalgie du passé dans mon travail. Je crois que la musique baroque souffre d’une vision trop passéiste, et qui souvent se double d’un profond conservatisme. Il y a tellement mieux à faire avec ces répertoires, que de resservir des modèles écrasants hérités de la monarchie. La moyenne d’âge de son public, ou son manque de diversité, traduisent bien les problématiques qui sont au cœur de ses modes de production et de ses lieux de diffusion. Actuellement, les maisons d’opéra traversent une crise inédite. Ce n’est jamais réjouissant de constater que la création artistique est mise à mal, mais de cette remise en question des modes de production on peut espérer un avenir un peu plus en adéquation avec notre époque. Les musiques anciennes peuvent réellement rassembler et toucher des nouveaux spectateurs. Avec Romances inciertos, nous avons principalement tourné dans des scènes nationales, où une partie du public ne serait probablement jamais allé voir un concert de musique baroque et qui en est pourtant sortie enthousiasmée.

F.C. : Le brouillage de la temporalité, c’est aussi une façon de créer de l’incertitude, non ?

N.L. : Oui, c’est omniprésent dans mon travail : cela vient mettre en question notre rapport à une vérité qu’on aurait dressée comme un totem. Quand il s’agit de nommer les figures que je mets en scène ou que je filme, c’est vrai qu’il y a toujours de la fluidité, de l’instabilité. J’aime quand ces figures échappent aux catégories parce que cela oblige le public à être dans une forme d’intranquilité et à se laisser interroger, irriter, malmener ou déstabiliser. Et cette intranquilité peut déboucher sur de la compassion. Pas du tout au sens misérabiliste ou sentimental, mais au sens où elle peut créer une émotion du commun. Sentir que, malgré la déstabilisation ou l’étrangeté, quelque chose de soi se trouve reflété sur scène. Dans Romances inciertos, par exemple, on voit François [Chaignaud] dans des équilibres instables en prise avec les figures au genre incertain qu’il incarne, tantôt solaires et battantes, tantôt fragiles et prêtes à vaciller. Cet entre-deux, avec la mise en péril qu’impliquent les échasses ou les pointes, appelle une compassion immédiate. Quand cette émotion surgit, même chez celles et ceux qui se sentent a priori loin de la musique ou des questions d’identité, lorsque par un geste bienveillant, une spectatrice ou un spectateur arrive en soutien, c’est une sorte d’épiphanie.

F.C. : Cette question de l’incertitude se retrouve-t-elle dans la conception des images ?

N.L. : Oui parce qu’elle est liée à l’entre-deux et à l’hybride. J’emprunte aussi à la culture baroque le goût de la fantasmagorie, de ces images et de ces histoires qui s’ancrent dans les mythologies passées. C’est une époque où on a joué avec les croisements, avec les figures chimériques. Ces êtres ouvrent un champ infini et font rêver à des formes utopiques dans lesquelles se réinvente l’identité. On évoquait plus haut le non-binaire dans Romances inciertos ou dans En présence, mais dans mon travail, il y a de plus en plus la question de l’inter-espèce, du corps qui devient minéral, végétal, animal, où l’hybride ne se fait plus au niveau humain mais à une échelle plus vaste. On peut lire les spectacles que j’ai faits comme des tentatives de métamorphoses. En donnant à Romances le sous-titre Un autre Orlando, ce qui évoque déjà plusieurs personnages, avec François, on a voulu rassembler les trois incarnations de la jeune fille guerrière, du saint Michel et de la Tarara comme si ce n’était qu’une seule et même figure qui, après de multiples sommeils et des siècles de latence, se réinventait dans une autre géographie, sous une autre enveloppe, mais aux prises avec les mêmes énergies, comme si c’était une histoire commune qui se poursuivait. Dans Arca ostinata, la question de la métamorphose a guidé toute la dramaturgie, jusque dans le choix des pièces musicales qui évoquent la renaissance du Phénix, ou le mouvement chaloupé des vagues qui accompagnent les sirènes. Sur scène, cela commence comme un récital de théorbe dans lequel Daniel [Zapico, théorbiste] apparaît comme une sorte de ménestrel contemporain. Puis l’immense architecture de bois se déploie et il apparaît à l’intérieur, comme si son propre instrument s’était ouvert et l’abritait en son sein. Il porte une sorte d’aile recouverte d’écailles cuivrées, à l’image des fantasmagories évoquées dans les images projetées ou sculptées sur l’instrument. Ces formes qui ont toujours accompagné le théorbe transparaissent sur son propre corps. Daniel et moi, nous avons voulu réinventer le genre du récital en proposant une vision personnelle de cet instrument, en reconsidérant sa généalogie à la lumière des figures chimériques qui l’ont célébré. Ces réminiscences et ces mythologies nous ont entraînés vers le Portugal, l’Argentine, le Mexique. Comme quoi les frontières géographiques sont poreuses et se réinventent elles aussi.


Pour citer cet article

Fabien Cavaillé, « Un baroque intranquille », Théâtre/Public numéro 250 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp250-un-baroque-intranquille/

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