numéro 251

N°251

Face au pouvoir établi

Par Najla Nakhlé-Cerruti

Entretien avec Roger Assaf, comédien et metteur en scène, figure majeure de la création théâtrale au Liban et de la scène arabe, qui revient sur les débuts de sa trajectoire artistique longue de soixante années.

Roger Assaf, figure majeure de la création théâtrale au Liban et de la scène arabe, revient sur les débuts de sa trajectoire artistique longue de soixante années. Sans pouvoir accompagner cette mémoire d’images ou de photos car, lors de l’explosion du port de Beyrouth, en 2020, toutes ses archives ont été endommagées. Il s’interroge sur les formes de son expérience théâtrale, dont la pérennité s’est construite sur des moments de rupture.

NAJLA NAKHLÉ-CERRUTI: Comment a commencé votre longue et riche trajectoire artistique ?

ROGER ASSAF: Ce n’est pas toute ma carrière ou son étendue dans le temps qui compte. D’ailleurs, le théâtre ne m’a plus intéressé lorsque je me suis engagé politiquement et que je suis devenu militant. Pendant un certain temps, j’ai laissé le théâtre de côté car je pensais qu’il était un objet inutile et lié à tout ce que je refusais alors. Avant cette interruption, j’avais déjà une expérience théâtrale riche. J’avais commencé dès l’âge de 8 ans et j’avais déjà pratiqué des styles différents : classique, absurde, moderne, de Corneille à Shakespeare, en passant par Beckett et Ionesco et, bien sûr, du théâtre que j’avais écrit.

N.N.-C.: Vous êtes né à Beyrouth en 1941 et vous y avez grandi. Où avez-vous mené vos premières expériences théâtrales ?

R.A.: Mon premier souvenir de théâtre remonte à l’âge de 6 ou 7 ans quand, pour la première fois à l’école, je suis monté sur scène. J’y ai ressenti un très grand plaisir qui n’a pas cessé par la suite. J’ai joué de très nombreux rôles dans des productions sans importance. Puis, à la fin des années 1940, un professeur de l’école a monté un spectacle de fin d’année. Il avait fait le conservatoire à Paris. Il connaissait le théâtre classique français et le répertoire de la Comédie-Française. Comme j’étais très bon en français, il m’a beaucoup fait travailler la diction et le jeu. J’ai appris toute la technique classique avec lui. Le théâtre me procurait le plaisir de jouer, de dire et d’être applaudi, très applaudi ! À l’école, j’étais devenu une vedette. En dehors de l’école, j’ai vite acquis une réputation de bon acteur, au point qu’une troupe amateur qui avait besoin d’un enfant pour le rôle de deux jumeaux a fait appel à moi. Ça a été mon premier cachet de théâtre.

N.N.-C.: Ces premières expériences ont-elles toutes eu lieu à Beyrouth ? Quelle a été l’influence de cette ville sur votre parcours ?

R.A.: Oui. J’ai vécu toute ma vie à Beyrouth. J’y ai passé quatre-vingts ans. Sur le plan théâtral et social, je suis de Beyrouth. Au début des années 1960, Beyrouth commençait à devenir une capitale culturelle. Dans ce contexte, le théâtre est devenu autre chose qu’une pratique pour les amateurs. Après mes études secondaires, je me suis inscrit à la faculté de médecine. En parallèle, je poursuivais mes activités théâtrales. En 1963, la troupe du Théâtre de Strasbourg dirigée par Hubert Gignoux s’est produite au Festival de Baalbeck. Je fréquentais alors le Festival autant que je pouvais par des emplois saisonniers qui me permettaient d’assister aux spectacles depuis les coulisses. Hubert Gignoux et la troupe ont présenté Horace, de Corneille, une production à partir d’une œuvre issue du répertoire classique adaptée au contexte contemporain. Je n’avais jamais eu l’occasion d’assister à un tel travail. Cela m’a beaucoup marqué. À ce moment, j’avais été remarqué par les personnels de l’Institut culturel français qui, à cette époque, étaient des agents culturels du ministère de la Culture et qui représentaient la culture française et s’intéressaient à la culture locale. Ils m’ont présenté à Hubert Gignoux. Il m’a demandé de réciter quelque chose. J’ai récité les stances de Rodrigue du Cid, de Corneille. Après quoi, il a dit immédiatement : « Je t’emmène avec moi. » L’Institut culturel français m’a offert une bourse d’études et je suis entré à l’École supérieure d’art dramatique de Strasbourg sans passer le concours. Je n’ai pas pu suivre l’ensemble des trois années de la formation car, à la fin de la deuxième année, mon père est tombé malade d’un cancer. Il n’avait plus beaucoup de temps à vivre. Je suis rentré à Beyrouth en 1965 sans obtenir le diplôme. Quand je suis retourné au Liban, le Théâtre de Beyrouth à Ain el-Mraïsse allait ouvrir. J’ai été pris pour jouer un rôle dans la pièce d’ouverture. C’était Le Retour d’Adonis, de Gabriel Boustany. À l’appel de Georges Shéhadé, j’avais également rejoint le Centre universitaire d’études dramatiques (Cued) de l’École des lettres quelques années plus tôt. J’ai participé à un grand nombre de pièces qu’ils ont présentés. Par la suite, je suis devenu le responsable du groupe. Grâce aux enseignements et à l’expérience que j’avais acquise à Strasbourg, j’ai pu porter un autre regard sur la production théâtrale libanaise d’alors. J’ai constaté que le travail de mise en scène était absent dans les productions.

N.N.-C.: Comment avez-vous été formé à la mise en scène ?

R.A.: Je me suis formé à la mise en scène par l’expérience, durant mes participations aux spectacles. En ce temps, les questions liées à l’espace n’étaient pas encore perçues comme étant importantes. « Mettre en scène » signifiait diriger des acteurs. Les grands metteurs en scène ne nous étaient pas encore connus. C’est donc la direction d’acteurs qui m’a intéressé et dans laquelle je percevais des éléments pour améliorer ce qui se faisait. Je voulais m’intéresser davantage à l’acteur et lui donner une autre place. Il me semblait important de le faire participer à la création plutôt que de lui dicter une manière de jouer. Je me suis mis à la mise en scène avec mes amis du Cued. Je cherchais à savoir comment diriger un acteur, ou plutôt, au lieu de le diriger, comment lui faire vivre l’expérience du processus de création. Ma première expérience a été la mise en scène de Henri IV, de Luigi Pirandello. J’ai ensuite réalisé au théâtre de Beyrouth des mises en scène de textes dramatiques écrits par Gabriel Boustany. Ils n’avaient jamais été mis en scène auparavant. Cela m’a permis de comprendre que la direction d’acteurs avait la capacité de façonner le spectacle, de lui donner une forme. C’est ainsi que je suis devenu metteur en scène, en autodidacte. J’aimais la mise en scène, mais j’étais en même temps comédien. Pendant plusieurs années, j’ai dirigé des spectacles dans lesquels je jouais, toujours en français, tant dans les pièces de Gabriel Boustany que dans celles du Cued.

N.N.-C.: Comment êtes-vous passé de la création théâtrale libanaise en français à celle en arabe ?

R.A.: Je n’étais pas du tout arabophone. Bien sûr, je comprenais l’arabe mais dire, jouer en arabe, c’était pour moi une aventure très risquée, et je ne m’y suis pas confronté jusqu’au moment où deux metteurs en scène m’ont proposé un rôle en arabe, Jalal Khoury et Chakib Khoury. Jalal Khoury m’a proposé un rôle dans une pièce de Bertolt Brecht et Chakib Khoury dans En attendant Godot, de Samuel Beckett. C’était en 1965-1966. J’ai beaucoup hésité. J’avais aussi reçu une troisième proposition que j’avais acceptée par les frères Rahbani pour l’un de leurs meilleurs spectacles, Les Jours de Fakhreeddine (Ayyâm Fakhr al-Din), au Festival de Baalbeck à l’été 1966. À cette époque, je n’arrêtais pas de faire du théâtre. On m’avait aussi demandé d’enseigner à l’École des beaux-arts qui venait d’ouvrir à l’université libanaise. J’étais infatigable. J’étais passionné. En revanche, aborder la langue arabe, ça a été tout un travail. Je me suis fait aider par plusieurs personnes, notamment Ounsi Al-Hajj avec qui j’ai développé une amitié très profonde. Je suis d’ailleurs le dernier à l’avoir interviewé avant sa mort.
J’ai finalement accepté la proposition de Jalal Khoury pour incarner Arturo Ui dans une adaptation de La Résistible Ascension d’Arturo Ui, de Bertolt Brecht. Je disais un texte que j’avais appris par cœur et dont je ne comprenais pas tous les mots. J’ai commencé par l’apprendre phonétiquement. Cette production a été un grand succès pour Jalal Khoury et pour moi. J’ai alors pris la décision d’apprendre l’arabe. Je m’y suis mis à fond, j’avais 25 ans. Je me suis fait aider par une enseignante qui a eu l’intelligence de me dire que pour vraiment apprendre l’arabe, il fallait l’écrire. Elle m’a obligé à écrire. Elle corrigeait mes textes et je les réécrivais. C’est comme ça que j’ai appris l’arabe. C’est grâce à elle que je suis devenu arabophone mais également écrivain.

N.N.-C.: Quelles perspectives ce passage à l’arabe vous a-t-il ouvertes ?

R.A.: Passer du français à l’arabe a été un tournant important. C’est notamment par ma pratique en arabe que j’ai rencontré Nidal Achkar et que nous avons pu formuler ensemble l’idée de faire un théâtre qui soit lié à la réalité, à la société, plutôt que des textes littéraires ou traduits. Ça a été une autre aventure donc, différente.
Tout ça, c’était avant 1967. Puis il y a eu 1967. Un électrochoc pour tout le monde arabe. Je n’étais plus un intellectuel francophone qui s’intéressait à l’art et à la littérature mais un Arabe concerné par les problèmes de la société arabe, indépendamment du théâtre. En 1968, nous avons fondé, Nidal Achkar et moi, l’Atelier d’art dramatique de Beyrouth (Muhtaraf Beyrouth li-l-masrah). L’objectif était de produire des pièces exclusivement en arabe. On choisissait ensemble un sujet à partir duquel je concevais une forme dramaturgique, puis on invitait un écrivain professionnel à écrire la pièce. Nous avons ainsi obtenu la collaboration de Talal Haidar, Henri Hanati et surtout Issam Mahfouz, qui a travaillé plusieurs fois avec nous. Les pièces traitaient de la situation libanaise et arabe. Je ne les qualifierais pas de pièces engagées mais elles étaient liées au contexte social et politique.
Par ailleurs, j’avais été très marqué par Mai 68. J’en étais arrivé au point de considérer le théâtre comme un gadget inutile, un divertissement bourgeois. J’ai coupé alors avec le théâtre et avec la culture en général. J’ai été excessif dans mon adhésion à la révolution de Mai 68. Je n’avais plus qu’un seul intérêt, le militantisme. Dans un contexte marqué par des insurrections étudiantes et ouvrières, par le marasme de la situation économique libanaise et par la présence toujours croissante des Palestiniens, nous avons monté Majdalûn, en 1969, puis Carte blanche, en 1970. L’interdiction de Majdalûn par la censure m’a permis de prendre conscience du potentiel politique du théâtre et de la force qu’il peut représenter face au pouvoir établi. Dès l’Atelier d’art dramatique de Beyrouth, j’ai cherché à mettre en pratique mes idées « révolutionnaires » par le théâtre, notamment à l’égard de l’argent, de la solidarité ou encore de la précarité et de la notion de partage (ce mot est devenu important dans mon vocabulaire). C’est mon aspect religieux. J’ai toujours cette crainte de la nuisance de l’argent. Il ne faut pas le refuser, c’est un outil, mais il ne faut pas le chercher non plus. Mes spectacles ont été montés sans production ni contrat et sans différence de rétribution entre metteur en scène, auteur, comédien, technicien. J’ai appliqué un communautarisme intégral à toutes les créations dont j’étais le producteur. Tandis que lorsque j’étais engagé dans un projet où il y avait une production, je ne m’occupais ni du budget ni des autres aspects financiers.
En 1973, une autre expérience a eu des effets importants sur ma trajectoire. J’ai travaillé à la mise en scène avec Chouchou. Le travail de Chouchou m’intéressait car il faisait du théâtre populaire. Ce n’était pas tant son théâtre mais la relation qu’il construisait avec le peuple qui me plaisait. J’ai donc mis en scène la pièce Oh, notre pays ! (Akh Ya Baladna), une adaptation de L’Opéra de quat’sous, de Bertolt Brecht, par Farès Youakim. Elle a rencontré un énorme succès, tel que Chouchou ne l’avait jamais connu auparavant. Il m’a demandé de continuer avec lui et de monter une deuxième pièce. J’ai accepté. Il a joué La Tente de Karakoz, de Farès Youakim, que j’ai mise en scène. L’auteur avait mis dans le texte des scènes franchement politiques avec lesquelles j’étais d’accord. La pièce a été immédiatement très mal reçue par la bourgeoisie urbaine qui a fait comprendre à Chouchou qu’il ne pouvait pas continuer ainsi, au risque de perdre la popularité qu’il avait. Ils ont demandé à ce que deux scènes soient retirées. Chouchou s’est bien sûr soumis aux volontés de son public et de ses mécènes financiers et politiques, la bourgeoisie sunnite de Beyrouth. Dans ces conditions, j’ai arrêté de travailler avec lui et, plus largement, cette expérience a confirmé ma rupture avec le théâtre. J’ai complètement arrêté de faire du théâtre.
Je pensais sincèrement que c’était fini et que plus jamais je ne ferais de théâtre. Je me suis engagé exclusivement dans l’action militante avec les couches populaires de la banlieue de Beyrouth et du sud du Liban et auprès des Palestiniens. Durant toutes ces années de militantisme, je ne me suis jamais affilié à un parti, jamais. Deuxième chose, je n’acceptais jamais d’argent. J’ai quitté Beyrouth. Je vivais en immersion. Bien que ce mot soit très récent dans mon vocabulaire, je l’ai pratiqué toute ma vie. J’habitais chez les gens. Pendant plusieurs années, je n’ai pas eu de domicile. Puis on a fini par me reconnaître et on m’a demandé de faire du théâtre avec les communautés avec lesquelles je travaillais. J’ai d’abord refusé catégoriquement mais ils ont insisté. Ils m’ont expliqué l’importance que ça représentait pour eux et que le théâtre leur donnerait une visibilité. J’étais convaincu que le théâtre que je savais faire ne leur conviendrait pas. Petit à petit est venue l’idée qu’ils m’apprendraient, eux, à faire le théâtre qui répondrait à leurs besoins et à leur identité culturelle. Nous avons commencé à discuter du projet pendant des soirées.

N.N.-C.: Où était-ce ?

R.A.: Dans le Sud, à la frontière, dans le village d’Aïnata. J’avais déjà mené de telles expériences ailleurs, avec des enfants dans le camp de réfugiés palestiniens à Chatila et dans une école à Saïda. À Aïnata, c’est devenu plus important et plus sérieux, notamment parce que j’avais plus de temps et que ce n’était pas avec des enfants. Les villageois engagés dans le projet m’ont demandé de quoi on allait parler. Je leur ai répondu en leur renvoyant la question. Je leur ai proposé de raconter des histoires qu’ils avaient en mémoire. Il a fallu un an pour que ça prenne une certaine forme. Nous sommes parvenus à écrire un texte constitué de petites scènes traitant de leur vie quotidienne et de leur rapport à la guerre. La représentation qui en a été issue a constitué un véritable événement dans leur vie et dans l’évolution de ma pensée.

N.N.-C.: En quelle année cette expérience a-t-elle eu lieu ?

R.A.: En 1974. J’ai fait ça plus en tant que militant qu’en tant qu’homme de théâtre. Dans ce théâtre qui commençait à naître, j’ai appliqué sans le savoir un principe que je n’ai cessé d’appliquer dans ma pratique artistique : l’intégration de la relation du théâtre avec la vie à toute production. Le texte finalisé, je leur ai proposé de le mettre en scène. Ils m’ont répondu qu’ils n’étaient pas comédiens et, à mon tour, je leur ai répondu qu’ils étaient les seuls à pouvoir le jouer. Ils ont d’abord refusé et ont suggéré des personnes qui avaient une expérience de jeu, à la télévision et dans des sketchs. Ils leur ont demandé de venir jouer. Je leur ai donné le texte pour commencer à jouer. Tout se faisait publiquement, en soirée. Tous ceux qui le souhaitaient pouvaient venir y assister. Quand les comédiens se sont mis à dire le texte d’une scène, les gens étaient très déçus. Je leur ai répété qu’ils étaient les seuls à pouvoir jouer ces pièces. Les comédiens se sont vraiment vexés. J’ai poursuivi avec les villageois en leur expliquant que j’allais les aider à entrer et à sortir de la scène, et plus largement à organiser leur présence scénique. On a travaillé de cette manière jusqu’au jour de la représentation. Tous les habitants de la région étaient invités, y compris les notables et les responsables militaires et politiques qui se sont installés au premier rang. La représentation a eu lieu en plein air. Il y avait beaucoup de monde. Ce que je retiens de cette représentation extraordinaire, c’est que dans le public, un grand nombre de spectateurs connaissait la pièce par cœur. Ils la racontaient au fur et à mesure qu’elle se déroulait sur scène face à eux. La pièce a rencontré un immense succès sauf auprès des personnes du premier rang… Des représentations supplémentaires ont ensuite été données mais sans moi car je ne souhaitais pas me charger de l’organisation.
Il y a deux ou trois ans, je ne sais plus où et quand, j’étais dans un taxi-service à Beyrouth. Le chauffeur me regarde et me reconnaît, mais ça ne m’étonne pas trop car ça m’arrive souvent. Il me demande :
« Est-ce que tu sais d’où je te connais ? D’Aïnata. J’avais 10 ans à l’époque. J’ai vu le spectacle et je ne l’ai jamais oublié. C’est l’une des plus belles choses que j’ai vues de ma vie. »
C’était pendant l’été 1975, à la veille de la guerre civile.

N.N.-C.: Qu’est-ce que la guerre civile libanaise a ensuite provoqué sur votre trajectoire ?

R.A.: Elle a constitué une autre interruption. En 1975, j’enseignais à l’université libanaise. Ce qui s’est passé dans le village à Aïnata s’est reproduit de façon différente à l’université. Avec la coupure de l’université en deux (de part et d’autre de la ligne de démarcation), presque tous les enseignants de la section théâtre étaient à l’Est, et à l’Ouest il n’y avait presque personne, hormis quelques recrues qui maîtrisaient l’arabe littéraire. À cause de la guerre, l’université était ravagée. J’ai beaucoup contribué à remettre sur pied la section théâtre, à reconstruire le programme. Ça a marché, des étudiants se sont inscrits et les enseignements fonctionnaient plus ou moins bien. Après un certain temps, les étudiants et les professeurs sont venus me demander de faire du théâtre. J’ai accepté. Comme à Aïnata, nous avons passé une année à discuter et à réfléchir à ce que nous voulions faire. De cette manière, s’est formée la première équipe de théâtre qui a ensuite pris le nom de Théâtre Hakawati en 1978, l’année de l’occupation du Sud-Liban par l’armée israélienne et qui a duré jusqu’en 2000. Elle a eu pour conséquence la migration massive de la population de cette région à Beyrouth. En lien avec ce milieu, s’est formé le Théâtre Hakawati dont les recrues étaient en grande partie originaires du Sud-Liban occupé. Ils avaient emporté avec eux leur culture, leur mémoire et leurs souffrances. Il a fallu beaucoup de temps, de discussions, de rencontres et de réflexion. C’était très sérieux. J’ai beaucoup évolué avec eux et grâce à eux. Nous nous demandions comment faire pour produire un théâtre différent, ni populaire ni classique. Nous voulions créer un théâtre qui soit le nôtre, ça a pris beaucoup de temps.

N.N.-C.: Quelle forme ensuite a pris le travail de Hakawati ?

R.A.: Nous avons présenté Bi-l-ebar wa-l-ebar en 1978. Les gens sont même venus de l’Est pour assister à la représentation. Ils étaient très intéressés par notre travail. Ils avaient traversé la ligne de démarcation pour venir nous voir et discuter avec nous. Avec cette première pièce, la pensée, la structure de ce qui est devenu Hakawati s’est formée, sur le plan des idées, de la pratique et de la méthode. C’est après cette pièce qu’on a écrit en équipe le Manifeste du Théâtre Hakawati (Bayân masrah al-Hakawâtî) qui a fait l’objet d’une publication. À partir de là, nous avons décidé de faire notre théâtre. Il n’a pas duré longtemps, jusqu’en 1982, une date qui a également tout bouleversé [date de l’invasion israélienne et du siège de Beyrouth, ndlr]. Nous avons créé deux pièces très importantes, Chroniques de l’année 1936 (Hikâyât setta u tlâtîn), en 1980, et Les Jours de Khiyam (Ayyâm al-khiyâm), en 1982, présentée l’année d’après au Théâtre de l’Alliance française à Paris. Hakawati est l’expérience la plus complète et la plus profonde que j’ai eue de ma vie. J’ai fait du théâtre après mais je n’ai jamais retrouvé une telle densité.

N.N.-C.: Et de telles potentialités ?

R.A.: Oui. Ce qui est important dans cette expérience, c’est qu’elle est totale. Tout est mobilisé : l’expérience, l’écriture, la mise en scène, le jeu des comédiens, le rapport avec le public, celui avec l’espace et celui avec l’argent. Je n’ai jamais été plus loin. Le théâtre que j’ai fait par la suite est entièrement imprégné de ces résultats.

N.N.-C.: Comme celui de passer de l’expérience territoriale et itinérante à un lieu ancré dans la ville de Beyrouth avec Shams.

R.A.: De la même manière que pour les autres projets, j’ai d’abord été sollicité. En 1999, des étudiants sont venus me demander de les diriger et de les aider à créer. La seule façon était de se mettre ensemble. Qu’est-ce que ça signifie se mettre ensemble ? Cela signifie que tous les membres sont impliqués dans chacun des projets conçus par l’un d’entre eux, pas uniquement en tant que personne, mais en tant qu’individu qui rassemble autour de lui des contacts, des connaissances, des réseaux. C’est ainsi que s’est créée l’Association coopérative culturelle pour les jeunes du Théâtre et du Cinéma Shams au Théâtre de Beyrouth.

N.N.-C.: Et de ce groupe est né un lieu ?

R.A.: Oui, plus tard. Nous avons construit le centre culturel Tournesols en 2005. Pour l’ouverture de ce lieu, nous avions conçu le projet de convoquer des militants de tous les partis politiques au Liban, sans nous adresser aux dirigeants. Nous avons organisé une journée portes ouvertes. C’est une journée mémorable pour moi car ils étaient tous là. Nous avions élaboré un programme où la matinée était consacrée à des discussions et l’après-midi au travail pratique. La discussion portait autour d’un thème commun, celui de la citoyenneté. Nous avons posé la question suivante : « Qu’est-ce qu’être citoyen ? » Il y avait des phalangistes, des membres des forces libanaises, du parti Amal, des communistes et des indépendants. La discussion a commencé. Chacun à son tour exprimait la vision de son groupe politique sur la notion de citoyenneté. Ils parlaient les uns contre les autres, mais ils disaient tous la même chose. Ils ont fini par se ressembler ! On a déjeuné ensemble et l’après-midi on leur a proposé une mise en pratique à partir de la forme de leur choix : un sketch, une scène de théâtre, une poésie, une vidéo, une chanson. L’idée était de se regrouper autour d’un support artistique et pas d’une idée politique pour réaliser une production collective destinée à être présentée en fin de journée. C’est ce qui a eu lieu. Cette journée a été une bouffée d’oxygène pour tout le monde. On s’est dit qu’on devait recommencer mais ça n’a pas été possible à cause de la dégradation de la situation politique due aux guerres que se sont fait les milices entre elles.

N.N.-C.: Qu’est-ce que l’ouverture d’un lieu a apporté à votre pratique et à vos réflexions ?

R.A.: Je m’interroge actuellement sur la nature du théâtre. C’est un divertissement. Il me semble que l’on donne au terme « théâtre » une signification différente de ce qu’il est vraiment. Qu’il soit philosophique, politique, littéraire, c’est un divertissement. Je cherche à éclairer le sens de ce « divertissement ». Je le vois comme une invitation à s’arrêter de vivre, venir s’enfermer quelque part, couper toute relation avec la vie et le réel. Le théâtre est un espace et un temps pour se divertir. C’est ça, le divertissement. C’est une parenthèse pour voir quelque chose, cette chose qui vous plaît, qu’elle soit politique ou non. C’est la raison pour laquelle le théâtre se pratique dans un lieu fermé, même s’il est en plein air. Il est coupé de la ville. Le public est constitué de gens qui ont mis entre parenthèses leur vie dans toutes ses dimensions et les comédiens également. Toute une série de cloisons ont été construites, sans lesquelles le théâtre ne fonctionne pas : la coupure avec la ville, avec le temps, entre le public et les spectateurs, entre le spectacle et le monde réel, entre les comédiens et leur identité, etc. Ces cloisons sont mises en place pour les besoins du divertissement. Il peut être de grande qualité mais il reste un divertissement. Le théâtre n’agit pas. C’est faux de croire que le théâtre peut agir. Ce n’est pas impossible, mais pour cela il faut revenir à la naissance du théâtre. Le théâtre n’a existé que pendant la courte période durant laquelle il existait à Athènes au Ve siècle avant J.-C. une cité démocratique. Il faisait partie de la vie de tous les citoyens, avec toutes les réserves sur la démocratie athénienne puisque n’étaient considérés comme citoyens que les hommes adultes et libres. Le théâtre faisait partie de la vie citoyenne de cette démocratie.

N.N.-C.: Vous envisagez donc le théâtre comme un lieu dans le prolongement de la ville.

R.A.: Oui. Toujours lors de la période athénienne, le public pratiquait sa citoyenneté en venant au théâtre, il n’était pas spectateur mais partie prenante de l’activité théâtrale. D’ailleurs, la cité payait ceux qui n’avaient pas les moyens pour qu’ils aillent au théâtre. Chaque famille déléguait un de ses membres pour faire partie du chœur. Le chœur était donc constitué de citoyens délégués par le public. Tout se jouait là. Le chœur était l’élément principal de ce théâtre et par conséquent, le public qui se trouvait alors de façon préméditée en face d’une partie de sa mythologie et de sa culture. Sophocle n’a pas inventé d’histoires, mais il a développé une façon de les présenter pour que les comédiens, le chœur et le public se posent des questions collectivement.

N.N.-C.: N’est-ce pas ce que vous avez cherché à retrouver à partir de vos premières expériences à Aïnata et tout au long de votre parcours ?

R.A.: Peut-être, à la différence que les comédiens n’étaient pas délégués par le public. Je cherchais ce qu’ils voulaient faire ou plutôt ce qu’ils prétendaient vouloir faire.


Pour citer cet article

Najla Nakhlé-Cerruti, « Face au pouvoir établi », Théâtre/Public, N° 251 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp251-face-au-pouvoir-etabli/

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