numéro 251

N°251

Figures agissantes et performance figurale dans le théâtre de la Needcompany sur Billy’s Violence, 2021[1]

Par Sarah Di Bella

Selon notre approche transhistorique du paysage théâtral contemporain, Billy’s Violence, la création 2021 de la Needcompany, rentrerait dans ce qu’Aby Warburg définissait au début du siècle dernier comme les « formes intermédiaires de l’art ».

Selon notre approche transhistorique du paysage théâtral contemporain, Billy’s Violence[1], la création 2021 de la Needcompany, rentrerait dans ce qu’Aby Warburg définissait au début du siècle dernier comme les « formes intermédiaires de l’art », à savoir ces entreprises performatives où « le corps rencontre sa figure » dans un contexte vivant[2].

Plus en résonance avec la théâtralité renaissante et baroque que tout autre forme scénique que nous ayons eu l’occasion de rencontrer depuis les débuts de ce XXIe siècle, le plateau artistiquement pluridisciplinaire de la Needcompany a d’abord frappé notre imagination d’historienne par le traitement choral de l’espace et des présences à travers la compénétration de texte, musique, danse et chant ; puis nous avons dû constater des ressemblances faisant système entre le dispositif de La Chambre d’Isabella (2004) et la modélisation philosophique des mnémotechniques qu’on appelait les théâtres de la mémoire[3]. Enfin, et ceci fait l’objet de ces pages, avec Billy’s Violence, la Need semblerait inverser la logique selon laquelle la sous-partition faite de figures serait la doublure invisible du jeu de l’acteur[4] : en puisant dans la matière textuelle du corpus shakespearien, internationalement canonique, c’est la notion dramaturgique de « personnage » qui se trouve ici à occuper une place intermédiaire entre l’acteur et la figure, ingrédient de cette dernière, et pas l’inverse. En plus de définir ce que nous entendons par « figure » et de constater qu’elle est le véritable moteur de cette création, nous voudrions mener un pas plus loin la réflexion sur le « fil de l’inversion »[5], lié à l’ambivalence sémantique de la figure[6].

Billy’s Violence met en scène dix noms féminins appartenant à des personnages issus des tragédies et des drames historiques du répertoire shakespearien. Victor Afung Lauwers est l’auteur de ce texte, et de Billy’s Joy (créé en 2023), second volet d’un diptyque qui effiloche, fragmente ou hache, certainement extrapole et saigne, respectivement la matière textuelle des tragédies et des comédies de cette dramaturgie baroque. Il ne s’agit là ni d’adaptation ni de réécriture, mais d’un traitement original, brutal et poétique, consistant à systématiquement arracher les personnages au berceau dramaturgique qui les relierait à une fable, ce qui les ferait évoluer suivant une action et en révélerait le destin, au déploiement du mouvement horizontal où se tressent actes de parole, faits de l’histoire et fatum.
La linéarité narrative a été à l’honneur dans la période allant de La Chambre d’Isabella (2004)[7] et jusqu’à Tout le bien (2019), en passant par Place du marché 76 (2012) et Guerre et Térébenthine (2017). La dramaturgie de Billy’s Violence reprend le fonctionnement fragmentaire des plateaux de la Need d’avant La Chambre d’Isabella, et rompt drastiquement avec la narration en conviant la mise en scène de Jan Lauwers dans un projet dans lequel il n’est plus l’auteur de la pièce[8].
Le résultat de cette redistribution des rôles dans une compagnie en plein renouvellement générationnel est aussi intéressant sur le plan esthétique et transhistorique sur lequel évolue notre observation. Si le plateau de La Chambre d’Isabella correspondait à un modèle de théâtre de mémoire renaissant, qui fonctionnait par le biais d’imagines agentes[9] en réunissant tous les personnages autour d’une même histoire, cela évolue ici dans une esthétique où la figure n’est plus au service de la construction du personnage, donc d’une histoire, mais remplace l’un et l’autre. Nous assistons ainsi à une déclinaison magistrale, à la lisière de la bande dessinée trash et d’une performance de haut vol, de ce qu’on pourrait définir cette fois-ci comme un cirque de la mémoire[10], à l’image des jeux de la cruauté propres à l’Antiquité romaine. Ceux-là ont existé dans des formes réduites mais aussi populaires jusqu’aux temps de Shakespeare, intégrant les couches génétiques du théâtre élisabéthain[11]. Dans Billy’s Violence, un prologue et un épilogue contiennent un entrelac de portraits en action, de figures agissant sur un champ à haute tension, où la violence surgit du frottement de grotesque et de dramatique, à travers des « images limites »[12].
La force communicative des plateaux de la Needcompany tient à la qualité de la présence des acteurs qu’un jeu sans coulisses et sans quatrième mur certes caractérise, mais dont l’atout premier demeure la fluidité par laquelle tous entrent et sortent d’un rôle, d’une scène, d’un chœur, sans jamais se soustraire au
regard des spectateurs. Dans la tension réellement tenue entre l’approche génétiquement performative de la scène de la Need et la dimension franchement formelle d’éléments plastiques et de contraintes textuelles, ce qui émerge en force dans Billy’s Violence est la qualité motrice de la figure versus sa qualité cristallisante, autrefois mise en avant[13]. C’est de la qualité performative de ce que nous entendons par figure dont le travail de la Needcompany nous aide à comprendre le large potentiel de fonctionnement.

l’écart performatif du figural

Dès le prologue, Billy’s Violence nous place face à une sorte de triangulation figurale. Maarten Seghers s’avance sur le devant de la scène dans un costume avec le bonnet à cornes rouge :
« Je m’appelle Maarten Seghers / J’ai composé la musique / que vous allez entendre / et ce soir nous vous présentons / BILLY’S VIOLENCE / une tragédie en 10 épisodes / écrite par Victor Afung Lauwers / basée / sur les tragédies / de William Shakespeare / Son meilleur ami le grand Christopher Marlowe l’appelait Billy / Je suis Billy le fameux bouffon de Shakespeare. »[14]

Maarten avance donc son identité de performeur et compositeur, comme une des faces de son rôle, cohabitant avec le nom réel et le fictionnel de Billy qui abrège à son tour celui de William Shakespeare. Mise en abyme ou mise en tension, le fou Billy est d’emblée davantage une tétra-figure qu’un personnage. Nous appréhendons en effet la figure comme l’espace d’une relation résultant d’une construction formelle. Pour cela même, elle est occasion et promesse de (re)mise(s) en mouvement des signes impliqués, sur le plan de la perception et du sens.
Ainsi conçue, la figure est en effet, et principalement, le terrain de jeu d’une dynamique que l’on peut certes souhaiter artistiquement concluante mais qui se veut et se cherche d’abord comme agissante sur le plan esthétique, à l’endroit de la perception sensible. Le fou Billy, créateur de l’espace sonore de la performance, figure à la fois et défigure l’auteur de génie que fut Shakespeare. L’écart que la figure pose entre sa manifestation au présent et l’image collectivement admise de Shakespeare, active une très large palette de la réception critique autour du principe de démystification, voire de désacralisation du phénomène littéraire représenté par cet auteur.
En effet, puisque la figure ainsi conçue fonctionne par l’articulation d’éléments issus de catégories sémantiques distinctes, elle est par définition faite de tensions et de repliements, de plis et de déploiements. Elle est surtout sujette à la logique visuelle ou sonore se levant contre toute forme de logocentrisme et même lorsque la figure n’est pas mutique, sa parole est davantage signe qu’elle n’est raisonnement. Le jeu d’écartèlements, de déplacements, de torsions que l’on peut faire jouer à chaque élément de son montage peut se complexifier à souhait en libérant l’interprétation d’une quelconque identification[15].

le cirque des figures dans billy’s violence

Billy’s Violence fait suivre au prologue un enchaînement de scènes dont le titre s’affiche en grand sur la toile de fond, défilé de noms de personnages féminins issus du theatrum mundi shakespearien, pour autant de chapitres d’un système mnémotechnique singulier, seul en apparence décousu en son montage[16].

« Dans l’ordre d’apparition[17], Portia, la femme de Brutus, puis Marina, fille de Périclès, précèdent Desdémone et Cléopâtre, que suit une Julia[18] qui n’est plus Juliette, et Lavinia dont l’endurance à la torture sous-tendra le temps du sacrifice de Cordélia, suivie d’une Ophélie dont l’esprit se manifeste au milieu de la pièce, avant que madame Macbeth au nom de Gruoch, la véritable reine d’Écosse, ne surgisse d’une vasque en carrelage blanc, débordant d’une matière gluante de couleur rouge-noir, et que son monologue ne plonge en un bain de sang chaque acteur doublé d’une marionnette, puis qu’Imogène ne conclue en performant telle une croix vivante son amour pour Léonides qu’elle porte, pendu à elle, comme un Christ privé de son pagne. »

Chaque personnage féminin est pris dans une relation et ponctuellement happé par un mouvement choral qui peut soit le porter sur le devant de la scène en l’introduisant, soit intervenir au milieu du chapitre ou le conclure en guise d’intermède. Il arrive à chaque acteur et actrice de bégayer et de faire bégayer, de transformer un mot en toux ou de le réduire à l’une de ses voyelles, de dire un texte qui joue en loops, de la répétition claustrophobique ou de la question qui fait piège, comme autant de notes dont la charge, expressive ou pas, vaut en soi, sans aucune sorte de filet argumentatif. La parole, dépouillée de toute logique discursive, semble être pratiquée pour son pouvoir magique, de formule, lié à sa répétition rythmique, comme au service de la tension symbolique d’un rituel – un rituel palimpseste, de déclinaisons esthétiques de la violence.

la figure, mémoire(s) en mouvement

Nous considérons la figure comme une superposition de deux dispositifs invitant au mouvement. Toute figure se tient d’abord au croisement du mouvement horizontal de la narration que l’on appelle montage ou action, et du mouvement vertical qui en est la force expressive ou événementielle, le geste. Ce dernier fait jaillir la figure de l’action, l’arrête ou la dévie, c’est selon, mais toujours comme un accent et par cela même comme un redoutable marqueur du cortex de la mémoire individuelle et collective.
Autour de ce croisement, la figure se manifeste et se meut par la mise en tension d’au moins trois éléments dont un élément figuratif : l’acteur, un élément nominal : le personnage ou les noms qu’on lui assigne, et un élément symbolique, qui peut faire geste ou attribut accompagnant le geste. Ce geste, pour que ça rende à la figure une nouvelle vie sémantique ouverte à de nouveaux écarts interprétatifs, se doit d’être déplacé, intensifié, et l’on pourrait dire qu’il devrait faire symptôme, rompre avec la commune mesure, travailler au plus profond des attentes linguistiques et techniques de l’écriture, qu’elle soit picturale, textuelle ou performative, pour faire respirer l’écart entre perception et évocation[19].
Au personnage d’Ophélie appartiennent plusieurs figures, aussi bien dans la pièce de Shakespeare que dans la mémoire théâtrale, de la plus ancienne à la toute récente. Au théâtre en effet de questionner, déplacer ou re(m)placer le geste qui fait de la figure ce que certains appellent imago[20].
Dans la création de la Need, le fou Billy qui tend, étoffe et anime l’espace sonore sera quelques scènes plus tard le corps habité par l’esprit d’Ophélie. Lorsque le nom du personnage s’affiche sur le mur de fond de la scène, Ophélie parle via le corps de Billy car ce dernier, déjà visuellement pris par une autre figure, devient l’otage de sa voix. Ophélie est donc ici une voix. Voix qui hante le corps du fou ; voix à la fois clownesque, altération contre-ténorisée de la voix de Maarten, qui bafouille, remplace les S par des F ; voix musicale, à l’aide d’un texte au rythme affiché et se déroulant sur un fond sonore de cris de coqs. Enfouie dans le corps du fou Billy, cette Ophélie trouble les eaux de l’expérience perceptive, se fait pur invisible enfoui au sein de la matière, gage de toute logique visuelle. Opérant invisiblement à la métamorphose du regard que le spectateur pose sur le fou, cette figure composite raconte sa propre mort et intègre ainsi le peuple des revenants du théâtre de la Need, si cher à Jan Lauwers. Sa présence dans le cirque des figures de Billy’s Violence force à la rencontre avec « l’art circulaire » de la mnémotechnique hermétique[21] un personnage qui n’est pas fantomatique dans la dramaturgie shakespearienne.
Pour la deuxième fois, Maarten, déjà fou Billy, puis figure de la hantise ophélique, montre combien loin peut se déployer la rencontre d’un corps avec la figure : son costume mal ajusté se fait scène, et par-dessous la jupe du fou Billy apparaît une marionnette. Miniaturisation du fou, la poupée tombe entre les mains de Hamlet, ici coq cruel, qui s’en sert pour se jouer d’Ophélie, à la fois corps hanté et pure hantise.

le fil de l’inversion

Le théâtre de la Needcompany emploie la voie de la déclinaison chorégraphique, plastique et performative comme la plus efficace pour que le stéréotype retrouve l’ambivalence de la figure en s’échappant ainsi, un temps, au diagnostic moral qui le fige à une orthodoxie de la pensée.
Travailler sur le voyage performatif des corps scéniques vers leurs figures signifie concevoir l’art vivant comme un courant sensible creusant son chemin entre le mouvement quotidien et la figuration plastique. Le vivant s’y emploie alors à décristalliser les figures préjudiciables dans un temps historique donné en proposant des déplacements et des questionnements. La saturation kaïrologique[22] est un des leviers de décristallisation et souvent à l’œuvre dans le texte de Billy’s Violence : ça prend la forme de collages de bribes de répliques appartenant à des scènes très éloignées dans la pièce d’origine, ainsi le mot anticipe virtuellement le geste déjà accompli, ou revient au fil du déplacement spatial de l’énonciateur, en créant souvent un trouble quant à l’avant et à l’après, le déjà vu et la retenue du temps. Comme la parole, hachée, répétitive, qui invite plus à se faire éprouver qu’à se faire concevoir, le geste surgit des « come here » et des « I feel nothing », « nothing », « dearest », « mio amor », « sorry » et « uch » par dizaines, qui génèrent un effet de tremblement ou de bégaiement syncopé de l’action. Il se décline de l’étreinte amoureuse à la violence aveugle, ou vice versa. Et cette danse entre les composants de la figure – son background de personnage, la ponctuation textuelle et la cinétique du performeur – conflue en un temps final dont la fatalité marquera le point de non-retour et gèlera un instant l’action, avant que le chapitre suivant relance et vienne reconfigurer le mouvement collectif.
En ce sens, la figure serait l’élément dynamique d’un imaginaire, reconnaissable à travers les métamorphoses culturelles d’une civilisation, mais dont la puissance figurale relève du dispositif cinétique qui la fait vibrer entre perception et lignes de fuite de l’imagination. Le jeu avec et de la figure consiste toujours dans la sauvegarde d’un indicateur de la reconnaissance au sein de la triangulation des éléments qui la composent pour la redynamiser[23]. Dans Billy’s Violence, les personnages méconnus de la dramaturgie shakespearienne s’intercalent à ceux que l’imaginaire collectif a déplacés dans le temps éternel du mythe, aux côtés des grands monstres tragiques[24]. Les noms d’Ophélie, de Juliette et de Cléopâtre portent une telle charge mythique qu’ils peuvent être défigurés autant que nécessaire pour questionner un imaginaire collectif s’étant cristallisé dans des stéréotypes. Alors que d’autres noms du répertoire shakespearien, jamais émergés en imago, demandent au contraire de profiter de la ruine de certaines formes canoniques pour se « dé-subordonner » « à la hiérarchie des sujets et des formes »[25].
À vouloir reparcourir l’ordre des actions, on dirait que les rôles les plus modestes du répertoire tragique shakespearien en sont pathétiquement augmentés, déjà par leur position au montage, puisque Portia ouvre et Imogène clôture la pièce. L’automutilation de Portia prend des proportions visuelles et dramatiques inexistantes dans le texte de 1599 et l’interprète se serrant le poignet ensanglanté, répétant « I feel nothing », est une figure rehaussée du pathos qui inverse la qualité stoïcienne du personnage shakespearien n’ayant que peu de répliques dans la pièce originelle.
En revanche, la fameuse Juliette se défigure en Julia, meurt certes de poison, mais en piétinant l’image romantique de la jeune vierge suicidée : la performeuse s’évertue dans un jeu scatologique digne du meilleur grotesque macabre, entre les bras d’un Roméo qui est son jumeau sur le plan cinétique et formel, même corps filiforme, même costume fait de soutien-gorge et culottes blancs. Ce temps d’un sérieux clownesque tout à fait renversant se conclut avec une image de vanitas : l’image d’un corps dont le clownesque est désormais caché par une Julia accroupie sur la poitrine et le visage de Roméo. À la vue est donnée la partie d’un corps évocatrice d’une figure masculine à la fois christique et profanée par une nudité plastiquement irréprochable. Scène érotique ou scène de mort, les deux se lovent dans une seule et même image qui fait sa part belle à un crâne en or foncé. Ce qui y triomphe n’est pas tant la fameuse réunion d’Éros et Thanatos, mais plutôt leur interchangeabilité figurale en saturation avec l’empreinte mnémonique d’une longue histoire picturale de la déposition du Christ[26].
Ces figures sont autant de formules pathétiques, des pathosformeln faites de la tension entre les affections, par définition transitoires, que l’on reconnaît sous le terme de pathos, et l’action scénique qui détermine la durée formelle de leur manifestation. Le temps de la rencontre du corps avec sa figure est ici une danse durant laquelle ce que l’on appelle « le champ de la figure » ouvre à la capacité de rendre compte de « l’apparence d’un corps en proie à ses propres modifications »[27], et à l’inverse d’imprimer l’histoire de la figure de nouveaux traits issus de la vie scénique du corps performeur. Billy’s Violence propose en somme une démonstration assez rare de la force performative de la figure versus le potentiel de stéréotypisation formelle et morale qu’on a souvent tendance à lui attribuer.
C’est en cela que nous identifions en partie la dimension performative du « présenter vs représenter » que Jan Lauwers insiste pour défendre dans chacune de ses prises de parole publiques. En effet, la dimension performative semble ici ne pas seulement résider dans l’unicité du geste et son émancipation de toute volonté centralisatrice. Ce que la Need continue à exposer d’une séance à l’autre est le travail de fabrication, l’étal du tailleur, donc la temporalité durant laquelle un corps ordinaire devient un corps extraordinaire, investi d’une force figurale – en grande partie générée dans l’imaginaire du spectateur selon son horizon culturel –, pour retourner immédiatement après à son état ordinaire. C’est bien la temporalité de la métamorphose scénique que l’on partage là avec les spectateurs, la fabrication d’une présence agissante, faite d’un avant, d’un climax et d’un après – où « le corps rencontre sa figure »[28].
Cette temporalité intermédiaire entre la vie et l’art dramatique[29] est faite de l’actualisation de formes qui résultent expressives et probablement cathartiques en des temps précis de l’histoire de l’humanité. Reconvoquées sur une scène par ceux qui travaillent à saisir le kairos, ces formes peuvent aussi tenir à la combinaison du nom d’un personnage, d’un costume qui en désigne l’état et d’un attribut qui en condense symboliquement le geste. Traversées par le souffle des interprètes, elles « conduisent le corps au seuil de sa propre comparution »[30], comme l’écrit Philippe-Alain Michaud. Ce corps au travail de la performance est à la fois acteur et témoin d’une trans-historicité des formes expressives qui n’arrête pas d’occuper la recherche en sciences humaines[31].

entre figuration et figuralité

Au sein des grandes arches de figures que sont les personnages du répertoire du théâtre occidental[32], la figure n’est donc pas seulement un matériau dont on dispose au gré d’une écriture et que l’on plie au service d’une certaine vision. Puisqu’une figure est faite de mémoire(s) et que la mémoire est intime de l’imagination[33], un corps qui joue avec se place sur un terrain commun, redoutable champ de forces et d’écarts sémantiques pour une assemblée hétérogène.
Lors de la dernière image, conclusive, encore une fois la torsion que le texte de Victor Lauwers fait à la plume de Shakespeare est au service d’un déplacement figural audacieux. Sous l’étoile du personnage d’Imogène, la performeuse mâche des mots du début de la pièce (Titus Andronicus, I, 1) – « my dearest » « this ring was / my mother’s » – en les combinant, en alternance, à des mots évangéliques – « crown of my pain » « a god among mortals ». En résulte une litanie qui sous-tend ce que Jan Lauwers traduit sur scène comme une pause dansante : les deux corps juxtaposés et vêtus seul de coulures[34]comme de la chair à vif, sont suspendus, comme un seul corps, entre équilibre et déséquilibre. La difficulté de la position debout sur un plateau visqueux de la matière débordant la baignoire anime d’un mouvement continu, microscopiquement ondulatoire et à l’accent grave, cette figure bi-front. La fin heureuse où Léonides accueille Imogène – « suspends-toi à moi, comme un fruit tant que l’arbre reste en vie » (Titus Andronicus, IV, 5) subit un retournement dans le rendu scénique, d’abord gestuel, car suspend Léonides à Imogène, puis ontologique, en prenant à la lettre l’ambiguïté historique de la parole de Léonides sur le pardon – « le pouvoir que j’ai sur vous consiste à vous pardonner » –, parole figurant tout pouvoir absolu et le Christ mourant à la fois. La traduction scénique vibre de l’intervalle sensible entre une image d’abattoir et l’homme saignant sur la croix, retournant ainsi la fin heureuse de la pièce originelle concluant sur la pax romana. Dans ce tableau final à la condensation picturale certaine, Léonides se vide de ses viscères soutenu par un jeu de mime choral où chaque acteur portant sa marionnette dégoulinante au pied de la baignoire tire un peu plus la corde invisible des tripes héroïques. On y repère palpablement la circulation d’une attention qui est réciproque à l’intérieur de ce tableau vivant et qui le dépasse en s’adressant au parterre. La marionnette qui sort du chœur pour le diriger, manipulée par Maarten Seghers, dit quelque chose de cette attention par la retombée graduelle de « l’hystérie performative »[35]. L’outrance antinaturaliste, macabre et poétique de ce dernier tableau semblerait conclure sur la cruauté des cirques païens, abattoirs fabuleux – scènes consacrées à la tyrannie de l’immanence, puis théâtres de la martyrologie chrétienne[36].
La figure se prête donc à un travail de polarisation qui dépend du contexte formel de son apparition, des signes en coprésence, y compris cinétiques. Le trait propre à la Needcompany du recours au mouvement extra-quotidien, dansé et chorégraphié sur un fond rythmique et musical toujours percutant, charge l’action d’une hystérie qui amplifie le diapason expressif des figures. Intensification gestuelle et dynamique chorale ouvrent généreusement l’espace de jeu entre figuration et figuralité, entre sens et perception, visant à contredire le processus de stéréotypisation d’un discours moralement discipliné, fort de l’équivalence entre signe et sens[37]. Canon théâtral et frilosités moralisatrices sont alors mis à l’épreuve d’un traitement performatif du figural qui emploie les personnages shakespeariens pour décristalliser certaines figures adoptées par l’imaginaire collectif, et ainsi s’interroger, sensiblement et a-idéologiquement, sur les entrelacs invisibles qui tracent la vie des passions humaines.

Notes

[1] Texte :Victor Afung Lauwers ; musique : Maarten Seghers ; mise en scène, scénographie, costumes : Jan Lauwers.

[2] Philippe-Alain Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement, Paris, Macula, 1997, p. 142 et suiv.

[3] Sarah Di Bella, « Arts de la mémoire et scènes de l’histoire », Théâtre/Public, n° 241, 2021, p. 103-108.

[4] Sur le principe de la « sous-partition », Gabriele Sofia, Figura(c)tions. Apprentissage de l’acteur et sciences cognitives, www.pourunatlasdesfigures.net (dir. Mathieu Bouvier, Lausanne, La Manufacture-Hes.so, 2017).

[5] Alessandro Arcangeli, L’altro che danza, Unicopli, 2018. Notre recension critique, in Bruniana et Campanelliana, Ricerche filosofiche e materiali storico-testuali, Anno xxv, 2019/1, p. 300-303.

[6] Sur l’inversion énergétique, Joshua Reynolds écrit : « Il est curieux d’observer, et c’est sûrement vrai qu’il s’en faut d’une petite variation pour que les extrémités que peuvent atteindre des passions opposées puissent être représentées par une même action », cité par Carlo Ginzburg, Peur révérence terreur, Dijon, Les Presses du réel, 2013, p. 7-9.

[7] La Chambre d’Isabella (2004), Le Bazar du homard (2006), La Maison des cerfs (2008) – « trilogie de l’humanité », Sad Face/Happy Face. Jouée dans son intégralité au Festival de Salzbourg, en 2008.

[8] Jan Lauwers a toujours rédigé les textes de ses créations ou remanié avec l’aide de sa dramaturge, Elke Janssens, des textes existants – les Shakespeare ou Guerre et Térébenthine.

[9] « Des images agissantes à l’acteur-performeur », Sarah Di Bella, « Arts de la mémoire et scènes de l’histoire », art. cité.

[10] La différence entre théâtre de la mémoire et cirque de la mémoire fait l’objet d’une étude en cours. Sur les cirques romains, leur symbolique et leur actualisation, voir Peter Sloterdijk, Globes. Sphères II, Paris, Fayard, coll. Pluriel, 2010.

[11] Sur le plan de l’architecture – Anne Surgers, Scénographies du théâtre occidental, Paris, Nathan-HER, 2000, p. 95. Sur la cruauté rituelle dans les jeux romains voir Florence Dupont, Le Théâtre latin, Paris, Armand Colin, 1988.

[12] « Que l’on sorte d’un musée ou d’un théâtre, si une image s’est ancrée dans la mémoire, cette image anéantit le temps réel et elle devient une image limite. C’est cela qu’il faut chercher en tant qu’artiste. » Jan Lauwers, L’Énervement, Bozar-Fonds Mercator Needcompany, 2007, p. 162.

[13] Robert Abirached parle de trois formes de « cristallisation » pour désigner la relation entre personnage et mémoire dans La Crise du personnage dans le théâtre moderne [1978], Paris, Gallimard, 1994, p. 42 et suiv.

[14] Billy’s Violence, texte inédit. L’italique est le nôtre.

[15] Julie Sermon, Construction du personnage et dramaturgie du jeu en régime figural, www.pourunatlasdesfigures.net, op. cit.

[16] Aussi dans Billy’s Joy, des personnages de diverses comédies accueillent dans un univers fantasque le drame de Roméo, qui, arraché à son destin tragique, est de ce fait en un piteux état d’impuissance. L’étude comparée des deux volets du diptyque est à venir.

[17] Jules César, 1599. Périclès, 1607-1608. Othello, 1603-1604. Antoine et Cléopâtre, 1606. Roméo et Juliette, 1595. Titus Andronicus, 1591-1592. Le Roi Lear, 1605. Hamlet, 1599. Macbeth, 1606. Cymbeline, 1611.

[18] Quel rapport entre cette Julia et le personnage du répertoire comique, l’amante de Protéus dans Les Deux Gentilhommes de Vérone ?

[19] Sur l’événement figural dans la langue écrite, Laurent Jenny, La Parole singulière, préface de Jean Starobinski, Paris, Belin, 1990.

[20] Georges Didi-Huberman, L’Image survivante, Paris, Minuit, 2002.

[21] Sarah Di Bella, « Arts de la mémoire », op. cit.

[22] Giorgio Agamben, Image et mémoire, op. cit., p. 39.

[23] Les figures du pathos, selon Warburg, étaient des dispositifs visuels permettant d’interpeller les forces psychiques jusqu’au point d’en réparer les dysfonctionnements phobiques en agissant sur les systèmes de croyances.

[24] « La mémoire tragique est toujours monstrueuse, car elle est éternelle », Florence Dupont, Les Monstres de Sénèque, Paris, Belin, 1995 (chapitre « Lieux de mémoire », p. 14).

[25] Jacques Rancière, Figures de l’histoire, Paris, PUF, 2019, p. 70.

[26] « Mon dessin n’est rien sans l’histoire. Et donc l’originalité n’existe pas dans l’art. Ou du moins, elle n’est pas importante. », Jan Lauwers, L’Énervement, op. cit., p. 167. « Ambiguity of art is essential. I try another kind of ambiguity. My background is Catholicisme. It means <a culture of> bloody suffering’ images », Jan Lauwers, 6th Conference EASTAP Dimensions of dramaturgy, Aahrus, juin 2023.

[27] Philippe-Alain Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement, op. cit., p. 120.

[28] Ibid., p. 142.

[29] Aby Warburg, La Pellegrina et les Intermèdes, Florence, 1589, Lampsaque, 2009.

[30] Philippe-Alain Michaud, Aby Warburg et l’image en mouvement, op. cit., p. 165.

[31] Aby Warburg, « Introduction à l’Atlas Mnémosyne », [1928-29], Écrits I, Paris, L’Écarquillé, 2011. Agnès Guiderdoni, « La figure réinventée au début de la période moderne », Réforme-Humanisme-Renaissance, 2013, no 77, p. 17-30.

[32] Marina Nordera, Ricordanze. Memoria in movimento e coreografie della storia, Utet, 2010, p. XVII-XVIII.

[33] Jean-Christophe Bailly, L’Imagement, Paris, Seuil, 2020, p. 74.

[34] Pour une herméneutique du saignement en peinture et le concept de « sémiorragie », Guillaume Cassegrain, La Coulure, Paris, Hazan, 2015, p. 128.

[35] Je recherche toujours l’indicible, de submersion dans la matière, de confrontation à l’hystérie », Jan Lauwers, L’Énervement, op. cit., p. 166.

[36] « Historiquement, le christianisme s’est révélé à lui-même comme l’inversion du fatalisme romain de la survie », Peter Sloterdijk, « Mourir plus tard dans l’amphithéâtre. De l’ajournement à la romaine », Globes. Sphères II, op. cit., p. 296.

[37] Sarah Di Bella, « Rondes ? Branles ? Permanence et complexité d’un topos de la représentation occidentale », Recherches en danse. http://journals.openedition.org/danse/1496


Pour citer cet article

Sarah Di Bella, « Figures agissantes et performance figurale dans le théâtre de la Needcompany sur Billy’s Violence, 2021[1] », Théâtre/Public, N° 251 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp251-figures-agissantes-et-performance-figurale-dans-le-theatre-de-la-needcompany-sur-billys-violence-20211/

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