numéro 251

N°251

Hamlet par Jatahy,
de l’amnésie à l’anamnèse

Par Victor Inisan

Hamlet se présente comme un retour aux classiques et un retour aux sources pour Christiane Jatahy.

Hamlet se présente comme un retour aux classiques et un retour aux sources pour Christiane Jatahy — du moins à la première période de la metteuse en scène en France, dont Julia, d’après Strindberg, puis What if They Went to Moscow ?, d’après Tchekhov, avaient tous deux marqué les esprits. À bien des égards, le spectacle renoue en effet avec la maîtrise des premières adaptations, tout en intégrant le discours politique plus frontal qui habitait les derniers (e.g. le diptyque autour d’Homère, mais aussi Entre chien et loup) : en ce sens, Hamlet est un « spectacle-synthèse », qui contient et sublime la grammaire d’une œuvre ciselée au fil des années.

Probablement le choix de transformer Hamlet en personnage féminin (ici incarné par Clotilde Hesme), particulièrement mis en avant dans le paratexte, est apparu à tort comme un manifeste, alors qu’il s’agissait d’une expérience de pensée : comment Hamlet femme inaugure à présent un trio inattendu avec deux autres opprimées, Ophélie en premier lieu ainsi que Gertrude, dont on n’entend pas non plus outre mesure les affects dans la pièce de Shakespeare ? De cette hypothèse, il convient de tirer les conséquences plutôt que s’attarder trop à loisir sur la cause présupposée, qu’on prendrait du même coup comme projet dramaturgique, au risque d’oblitérer le propos du spectacle, certes plus souterrain donc plus excitant, qui l’englobe pourtant de manière exemplaire. En somme, voilà une fâcheuse synecdoque que d’observer seulement Hamlet protagoniste quand il faut prendre en compte Hamlet tout entier : ce serait là prendre le tableau pour le musée, labyrinthique à souhait, et dans lequel toute tentative de changement des représentations est précisément mise en échec.

Raison capitale pour ne pas verrouiller la figure de Hamlet dans ce qu’elle représente en la rendant autotélique, car ce serait un contresens : Jatahy ne loue pas en soi la mutation de Hamlet, qui subit et commet l’injustice à peu près de la même façon d’ailleurs, elle cherche au contraire à sortir de Hamlet, la pièce, dont la protagoniste serait l’otage depuis quatre siècles. Autrement dit, l’idée n’est pas de « moderniser » ou d’« actualiser » le contenu quant au fondement (de la pièce et de ce qu’elle représente, quoi qu’on veuille), tout est empoisonné depuis fort longtemps[1]. À ce titre, cette version emprunte un chemin aussi minutieux que laborieux pour se défaire une bonne fois pour toutes du cycle de la vengeance en se libérant par la même occasion du monde-prison de la pièce — avec comme guides deux femmes, Ophélie et Hamlet, cruciales pour ce qu’elles sont plus que ce pour qu’elles jouent.

le cycle morbide des images

À cet égard, il est fallacieux de prendre les éléments de modernité du spectacle au premier degré : entre autres, Hamlet devenu femme certes, mais également la scénographie qui prend des airs de loft contemporain, tout comme la langue des personnages lors des passages écrits au plateau, qui ne cherchent pas la poésie. En vérité, ces changements n’existent que pour être détricotés, ils sont utiles seulement pour ce qu’ils masquent : pour exemple parmi d’autres, la musique, trop omniprésente dans le spectacle pour n’être pas suspecte. Que reste-t-il quand on ne prend pas l’artifice au pied de la lettre ? Rien de moins que le propos : loin de combler un vide dramaturgique, elle dissimule bien l’omerta autour du meurtre. Présente dès le début et sur de multiples supports intradiégétiques (téléphone, télévision, lecteur vinyle), elle couvre avec une maladresse de plus en plus évidente la souffrance qui veut s’exprimer, si bien que tout le monde finit par fredonner dans le spectacle — même la protagoniste, sans trop de conviction certes, comme une thérapie qu’on sait vouée à l’échec.

À mieux y regarder, la musique est peut-être une clé de compréhension pour tout le reste : dans ce Hamlet, l’art est un stratagème d’évitement de la réalité, pour les personnages (le divertissement qu’il promet fracture plus qu’il ne guérit) comme pour les spectateurs (la modernité du plateau, des chansons, des représentations est déceptive). Pour exemple, la scène paradigmatique qui suit le meurtre de Polonius : Hamlet, qui vient de commettre à son tour l’irréparable, se met à festoyer et chanter plus fort seulement à ce moment-là, rejoignant avec grand fracas cette communauté du déni, tandis qu’au cœur de la même fête Ophélie sème déjà les signes du deuil, comme dans un petit cimetière, en chuchotant. Elle est au centre du plateau, mais personne ne la voit — ou plutôt tout le monde l’ignore, comme si la musique leur bandait les yeux.

À vrai dire, le mécanisme est plus subtil pour la vidéo, dont Hamlet est seule à percevoir la duplicité. Certes, le déni de la mort est tellement grossier que les courtisans semblent flotter dans une dimension alternative, ils sont littéralement hors monde. Il en va ainsi de la scène d’ouverture en l’honneur du remariage de Gertrude avec Claudius — lorsqu’aux acteurs de chair se mêlent des corps fêtards à l’écran, dont les fantômes virtuels inondent la scénographie —, voire du meurtre de Polonius, puisqu’on a le sentiment, du moins dans un premier temps, que Hamlet éventre un hologramme : ici, l’image vidéo joue à peu près le même rôle que les chansons, elle est un symptôme malade de l’évitement.

Néanmoins, Hamlet discerne aussi d’autres images, toujours fantomatiques mais plus persistantes, dans lesquelles les projections sont à la fois psychiques et réelles : un journal télévisé s’adresse subitement à elle ; le portrait de son père, à côté de celui de Claudius, bouge lentement — inquiétante étrangeté —, avant que son spectre ne s’en échappe. En marge des images qui divertissent, Hamlet accède donc à des lambeaux de vérité — avec en tête de file, dès l’introduction, celle concernant le meurtre du père. Le spectacle s’ouvre ainsi : Hamlet, télécommande en main, regarde en boucle la même vidéo de révélation ; pas tant celle à laquelle elle est la seule à avoir accès, mais celle qu’elle est la seule à accepter de voir… Comme si le personnage éponyme était le seul à tenter de renverser les pouvoirs délétères de l’image : hackée par son désir de révolte, celle-ci pourrait muter en arme de vérité, se retournant même contre ceux qui la possèdent. C’est pourquoi Hamlet cherche constamment à conserver des images : on la voit, mutique et passive au premier abord, rembobiner l’extrait de son père encore et encore pour qu’elle imprime sa rétine, mais aussi beaucoup filmer au téléphone, comme pour accumuler des preuves, cette fois-ci dans le monde physique, lorsqu’elle enregistre les galéjades de Rosencrantz et Guildenstern ou les insinuations de Claudius et Gertrude.

Pourtant, même si l’on dirait que la lutte pour les images n’est pas vaine (e.g. lorsque le meurtre que de Claudius est révélé à la lumière d’une caméra dissimulée aux toilettes, on pourrait croire au triomphe de Hamlet), la protagoniste réalise peu à peu que la vidéo, même quand elle fournit une preuve irréfutable contre l’ennemi, ne menace pas proprement leur déni. C’est la vaste erreur de Hamlet, sorte de lanceuse d’alerte réduite à néant par la post-vérité : croire au pouvoir émancipateur des images dans un monde où elles sont devenues majoritairement insuffisantes, voire inopérantes. Ici, Hamlet apparaît comme une chercheuse d’or dans un monde sans argent : en ce sens, la découverte de l’assassinat ourdi par Claudius, plutôt que de subvertir le cours des choses tel qu’espéré, bloque au contraire le déroulement de la fable — le même échange entre Hamlet et Gertrude se répète, seules les places sont inversées… Voilà une victoire — la fable, comme un disque rayé, repasse la même scène — et une défaite en même temps — elle emprisonne d’autant plus Hamlet dans la cyclicité —, si bien que la prescience de la protagoniste, lorsqu’elle annonce le nombre de morts à venir, apparaît plutôt comme une anamnèse : le film qu’elle regarde inlassablement au début la maintient également prisonnière d’une intrigue dont elle est l’actrice maudite depuis des siècles.

En ce sens, Hamlet est peut-être le jouet d’un film déjà tourné, dans lequel tout écart scénaristique est recadré par le fatum, parfois avec une certaine cruauté : alors qu’elle statue sur l’impuissance des images à subvertir, celle-ci tue par exemple un Polonius holographique qui apparaît pourtant mort pour de vrai quelques minutes après… Christiane Jatahy évoquait David Lynch[2] à propos du spectacle : c’est vrai qu’on se croirait parfois dans la Loge noire de Twin Peaks, dans laquelle Laura Palmer, victime d’un féminicide et prisonnière d’un cachot infernal pour l’éternité, attire vers elle un personnage qui aura la prétention de se croire capable d’en sortir, Dale Cooper. Mais tout comme ce dernier, si Hamlet est protagoniste, c’est surtout d’une cyclicité morbide des images qui la tient depuis toujours sous son joug : alors Hamlet se met, peut-être dans une réminiscence désespérée, à chanter un air en ritournelle — « Tiens bon, mon cœur »…

En outre, Hamlet, on le sait, n’est pas immunisée contre le déni, qu’elle combat avec une relative mauvaise foi : dans cette version également, elle délaisse complètement Ophélie. Ici, leur relation est même expédiée encore plus rapidement qu’à l’habitude, de sorte qu’Ophélie est reléguée au statut d’étrangère, au sens figuré et littéral, à la famille royale comme au respect. Si bien que les arbres en vidéo, d’abord sur l’écran du nez de scène, puis plus au lointain dans la scénographie, qu’on associe à Hamlet parce que leur colorimétrie rappelle le monde fantomatique du père assassiné, servent paradoxalement à masquer la réalité d’Ophélie cherchant à s’imbriquer coûte que coûte dans les angles morts de son amant passé. Autrement dit, Hamlet, parangon de la désobéissance contre l’ordre meurtrier, participe aussi activement à la modalité d’existence mensongère des images qu’elle croyait pourtant destituer. Une fois cependant, ces « arbres de couverture » s’effacent par un effet saisissant de complexité : pendant quelques secondes, on croirait à de la neige télévisuelle, voire de la pluie dehors… En réalité, il s’agit bien d’Ophélie, image mineure et rémanente dont on voudrait détourner le regard, qui répète son suicide sous la douche ; on la sauve in extremis d’une crise que Hamlet est, à l’inverse, la seule à ne pas accepter de voir.

une lucarne pour sortir de la fable

Quel statut alors pour la représentation théâtrale si, dans ce Hamlet, l’image est majoritairement immobilisée par cette duplicité politique ; est-elle la seule à sortir de la prédétermination chronologique des arts reproductibles, pour ainsi dire ? On peut en effet avoir un vrai sentiment d’espoir : dans la version de Jatahy, Claudius se crispe toujours et quitte la salle lorsque Hamlet ordonne de rejouer le meurtre de son père lors d’un jeu de rôles bien nommé, « Les acteurs sont arrivés » — si bien que, un fugace instant, le doute s’immisce : le spectacle vivant, qui convoque naturellement des témoins oculaires au présent, personnages comme spectateurs, est peut-être le seul art apte à motiver une véritable bifurcation dramatique.

Cependant, même s’il est probablement le plus efficace des trois médiums ici cités, en vérité il n’échappe pas aux mêmes apories : en recentrant l’attention des témoins autour d’un seul point, il évacue tous les angles morts de la réalité qui continue de s’empoisonner ; comme ses congénères artistiques, le théâtre divertit, autrement dit il aveugle tout ce qu’il n’éclaire pas. Parmi ces angles morts, le plus latent et catastrophique en même temps, le destin d’Ophélie, dont l’annonce de la mort survient avec une insignifiance mêlée de surnaturel : celle-ci dit quelques répliques de son frère Laërte, comme si elle commençait à entrer dans un nouveau jeu de rôle, sauf qu’elle apprend sa propre mort ; « Ce n’est pas possible… Ophélie s’est noyée », souffle Gertrude. Idée redoutable et terrifiante : elle, qui ne sait pas encore que son rôle n’existe plus, commence intuitivement à endosser celui de son frère.

À cet endroit, le spectacle prend une nouvelle tournure, qui à certains égards rappelle aussi l’épilogue d’Entre chien et loup : Ophélie, devant disparaître d’une manière ou d’une autre au plateau qui l’a rendue étrangère pour de bon, délaisse pourtant le rôle de Laërte à peine emprunté ; elle se refuse à devenir pour de bon l’homme qui vengera sa propre mort. Dans cet interstice entre la vie et le trépas, à cet endroit fatidique du passage, celle-ci s’insurge contre le destin qui lui incombe, encore une fois verrouillé par les structures patriarcales du pouvoir : discours féministe s’il en est, dans lequel la dénonciation des oppressions se multiplie (dans les textes, au plateau, dans la vie) et véritable tribune des laissées-pour-compte, Ophélie s’oppose surtout à tout ce qui a été produit par les personnages durant le spectacle, à savoir des représentations. Or, plutôt que s’éclipser silencieusement de la fable, cyclique et morbide, elle disparaît carrément du théâtre, comme en claquant la porte : elle quitte la scène et sort par la salle, après avoir annoncé que ce soir, elle ne mourra pas. Sans le savoir, elle guide Hamlet vers une voie salvatrice, celle de l’anamnèse absolue : en fin de compte, il faut tout bonnement arrêter de jouer — pas tant dans une veine pascalienne qui substituerait au divertissement une ascèse mystique que dans un projet politique qui promet pour de bon de sortir de la Loge noire, pour filer la métaphore lynchienne.

Alors peu à peu les lumières, déjà blanchies, éclairent la scénographie comme on révélerait l’artifice d’un décor de cinéma en fin de journée, tandis que le miroir de fond de scène, qui reflétait l’appartement trop moderne pour être séduisant, ne renvoie plus que l’image du public. Là où il y avait des reflets, irisations et autres scintillements — bref, une translucidité programmatique de l’anamnèse à venir —, il n’y a maintenant plus que transparence et clarté : voilà le théâtre dans son plus simple appareil, il regarde en retour celui qui le regarde.

Dans cette atmosphère crépusculaire, Hamlet, revenue à ses esprits, marche alors sur les pas d’Ophélie en se refusant à représenter les effusions de sang finales : se souvient-elle de quand elle restait rivée sur sa télévision psychique, à actionner compulsivement la même fable de vengeance ? Elle préfère lâcher sa télécommande, pour ainsi dire — autrement dit quitter le monde carcéral de Hamlet, la pièce. À cet instant, elle a déjà joué deux occurrences d’« être ou ne pas être » : dans la première, le tulle qui la séparait jusque-là du public à peine arraché, elle semblait avoir surtout la sensation de « mourir, dormir » (et elle sortait alors du cauchemar des images revenant en boucle de son trauma — de la pièce) ; dans la deuxième, elle arrivait un peu plus à « rêver, peut-être » ; dans cette troisième et dernière, alors qu’elle évoque succinctement Yorick, elle se rappelle que le rêve est la réalité qu’elle avait oubliée : « je sais, c’est un autre texte », chuchote-t-elle alors qu’elle entremêle enfin Hamlet à d’autres récits.

Sans moralisme aucun, on comprend ainsi que deux femmes, Ophélie la première, suivie par Hamlet, depuis toujours révoltées contre leur sort mortifère, ont trouvé le moyen méta-théâtral d’abandonner l’histoire labyrinthique à laquelle elles sont assignées pour sortir du cycle shakespearien de la violence. On ne s’étonne pas que la dernière image prenne le soin d’éteindre la lumière en deux temps : d’abord sur le plateau, et ensuite au nez de scène, là où logeait l’écran du début qui la séparait du public ; à présent tombé au sol, devenu inutile. Encore une fois, c’en est fini des représentations, toujours les mêmes : à l’inverse de Laura Palmer et Dale Cooper dans Twin Peaks, vaincus par la cyclicité du temps, Ophélie et Hamlet à sa suite se sont émancipées de leurs oubliettes dramatiques.

Notes

[1] C’est d’ailleurs en fait l’autre hypothèse qui préside à l’adaptation de la pièce : placer Hamlet « face à son histoire », se confrontant ou rejouant l’histoire « qu’elle a vécue, que l’on connaît » ; être « dans la tête de Hamlet, dans sa conscience et son inconscient » , reconvoquant les fantômes de son histoire (Christiane Jatahy, entretien avec Raphaëlle Tchamitchian réalisé le 23 novembre 2023, disponible dans le programme de salle de l’Odéon-Théâtre de l’Europe).

[2] « Le cinéma devient ici le lieu de l’irrationnel, du rêve, de la fantasmagorie. D’habitude, je travaille sur la frontière entre réel et fiction, mais là on est sur un autre territoire. Le cinéma devient le médium qui permet de faire entrer l’irrationnel sur la scène, et de l’accepter, comme chez David Lynch ou chez le cinéaste thaïlandais Apichatpong Weerasethakul » (Christiane Jatahy, entretien cité).


Pour citer cet article

Victor Inisan, « Hamlet par Jatahy,
de l’amnésie à l’anamnèse », Théâtre/Public, N° 251 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp251-hamlet-par-jatahyde-lamnesie-lanamnese/

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