Shakespeare est un défi pour ses héritiers contemporains. Travailler avec le père du théâtre moderne implique le courage de la liberté et la responsabilité qu’exige sa dimension ancestrale. Christiane Jatahy écoute la clameur de ce texte obsessionnel qu’est Hamlet et entreprend de mettre en scène une traversée de la subjectivité de notre temps, prise dans des désirs préprogrammés par le système, dont l’anatomie concerne l’art. C’est ce que Freud avait compris dans les tragédies de Sophocle et de Shakespeare, qui font d’Œdipe et de Hamlet deux moments fondamentaux de ce que le psychanalyste a défini comme l’histoire des sentiments humains.
Depuis sa naissance, la tragédie est un jeu entre le texte et le corps. Le texte est sujet, c’est-à-dire qu’il est ce qui soutient une représentation dans laquelle le corps est lui-même la partie non représentée qui est mise en état de présence. Au-delà de la représentation (Vorstellung), il y a ce que les penseurs esthétiques, notamment dans la philosophie allemande à partir du XIXe siècle, ont défini comme la présentation (Darstellung), qu’on peut expliquer comme l’effet de la fuite du corps hors du texte écrit pour être confronté à des potentialités de toutes sortes.
Si le texte est le sujet qui accompagne la représentation, il est aussi ce qui l’obsède. Le texte de Hamlet est un fantôme, tout autant que l’est Shakespeare, qui revient des siècles plus tard, pour être vengé, c’est-à-dire pour être réparé et compris à nouveau. Et, bien sûr, s’il revient, c’est qu’il est toujours d’actualité après tant de siècles.
Christiane Jatahy répond à l’appel shakespearien en créant une mise en abyme vertigineuse où la manière d’être contemporaine se substitue à la modernité. La reconstitution de Hamlet selon cette nouvelle tonalité implique tout un questionnement sur la différence entre les temps historiques et les manières de vivre et de faire du théâtre. Cela signifie que l’éthique, l’esthétique et la politique entrent en relation avec les ombres de l’époque dont la metteuse en scène est contemporaine. C’est l’ombre de la modernité, de son patriarcat, de son capitalisme, de sa façon d’expliquer le monde, de sa science moderne, de sa révolution industrielle qui nous amène à l’ère des technologies audiovisuelles et numériques, ainsi que celle des jeux de pouvoir institutionnels et familiaux, qui entrent en scène dans les habits d’un temps synthétique. Condensé dans l’image du personnage moderne, l’homme dans sa virilité érigée en valeur et en même temps prisonnier d’une dette envers le passé psychique qui ne peut être payée que par la destruction et la mort, Hamlet vient présenter une catastrophe subjective devant des spectateurs confrontés à leur propre destin dans le miroir de la vie hyper technologique d’aujourd’hui.
Le pli baroque[1] est aussi l’image de l’indécidabilité qui tisse le texte hamlétien. L’indécidabilité du « être ou ne pas être » est ontologique mais aussi politique. Elle est esthétique et éthique, elle enchevêtre les plans de l’existence, elle trouble le sujet divisé de la modernité représenté par Hamlet.
Ce que nous voyons sur la scène en même temps remplie et ouverte par Christiane Jatahy, c’est l’actualisation du pli baroque dans lequel se situe Shakespeare. Jatahy le fait entrer dans le contemporain. Le nu descendant l’escalier de Duchamp est maintenant Hamlet. Déployé parmi des fantômes qui interviennent comme des présences proto-physiques dans la pièce, Hamlet se démonte, se déconstruit et se reconstruit. Les fantômes sont des images qui suturent les absences de la scène, absences qui se présentent comme des corps et leurs ombres et qui, en même temps, font penser que, de manière négative, ce sont les ombres qui possèdent les corps. Baroque est le ruban de Möbius dont la torsion est mise en œuvre par Jatahy, réunissant des univers distincts.
L’anthropophagie, philosophie brésilienne laïque d’Oswald de Andrade[2], est un autre ancêtre fondateur du théâtre cosmopolite de Jatahy. Sous le soleil de Saturne, Hamlet est désossé, anatomiquement démonté et offert aux sens des spectateurs contemporains qui vivent avec les guerres et les souffrances dans un système d’institutions délirantes.
Ce n’est pas tant le personnage-symptôme social qu’est Hamlet qui semble en crise, mais l’institution-famille qui montre ses viscères cuits dans la banalité du quotidien, constituant un ensemble social compréhensible. La pièce se déroule en temps réel, dans le temps de la fête, dans le temps de l’écran et, bien sûr, dans le pli du temps qui nous fait réaliser, une fois de plus, que la vie est l’ombre d’un rêve. Tout cela en même temps. Le passé, le présent et l’avenir s’agitent, jouant ce qui est pourri au royaume du Danemark sous les yeux perplexes d’une société désorientée.
La pourriture renvoie à la mort. L’unheimlich de la philosophie moderne et de la psychanalyse constitue la base de l’atmosphère du Hamlet de Jatahy. C’est l’inquiétante étrangeté, le Memento mori (« souviens-toi que tu vas mourir ») qui implique le déploiement du monde des vivants dans un autre monde, celui des morts, comme si la mort avait été intériorisée comme une nouvelle forme de vie.
Les fils qui relient les couples, comme Hamlet et Ophélie, sont pourris. La pourriture, c’est l’effet du temps qui passe et qui change tout. Impliqué par son père dans cette vengeance qui vient d’un autre monde, Hamlet ne sait pas ce qu’il a lui-même à voir avec ce que son oncle et sa mère ont fait ou ce qu’ils ont fait à son père. Le défi de la vengeance dans lequel il est jeté ne le concerne pas, et sa famille lui semble n’être qu’un circuit dans lequel il est pris au piège. Attaquer son oncle et sa mère, Ophélie et Polonius, ou ses propres amis est une attitude qui participe d’une tentative désespérée de mettre fin à son propre emprisonnement. L’Ophélie de Jatahy y parvient en partant, en défaisant le rôle, et le destin, qui lui avait été imposé, la place qu’elle occupait sans l’avoir voulu. Mais Hamlet n’a pas le droit d’abandonner, et c’est là toute l’ironie de son destin.
Celui qui, selon la vision de Goethe, était un prince mélancolique, se réalise dans ce que Freud a dit dans Deuil et mélancolie[3]. Alors que l’endeuillé a perdu un objet, une position, un être cher, et qu’il pleure cette perte, le mélancolique s’est « perdu lui-même ». Son deuil porte sur lui-même. Cela peut expliquer le miroir entre Hamlet et Ophélie. Moins qu’un désir sexuel et d’abus de la part d’un homme toxique qui prend la femme qu’il désire et la rejette à tel point qu’il la pousse au suicide, c’est le désir même d’être une femme qui pousse Hamlet vers Ophélie. Ce que Hamlet met en œuvre dans son désir d’être une femme, c’est aussi le désir de ne pas être un homme et, par conséquent, de ne pas avoir la femme qu’un homme devrait avoir, et de pouvoir être autre chose. C’est le drame de l’envieux, l’envieux étant quelqu’un qui, emprisonné dans le désir des autres, est empêché de désirer par lui-même, et souhaite donc anéantir les structures de son emprisonnement.
Puisque l’homme est le protagoniste et que la femme est toujours secondaire dans le patriarcat moderne, la libération des rôles de genre est l’évolution de la colère de Hamlet. Le désir de tuer (la guerre omniprésente autour de Hamlet et en lui, qui exige quelque chose de lui dans le monde masculin qu’il habite) cesse face à la libération des liens familiaux et de l’imposition des rôles.
Contrairement à Heiner Müller, Jatahy n’a pas voulu laisser Hamlet en morceaux, froissé sur le sol, même si c’est la caractéristique de l’époque actuelle. Comme dans Destruction du père, reconstruction du père, de Louise Bourgeois[4], Hamlet reste entier, fondu dans un nouveau moule, actualisé dans notre époque.
Notes
[1] Voir en particulier Gilles Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988.
[2] Oswald de Andrade, Manifeste anthropophage [1928], trad. Lorena Janeiro, Paris, Blackjack éd., 2011.
[3] Sigmund Freud, Deuil et mélancolie [1917], trad. Aline Weill, Paris, Payot, coll. Petite Bibliothèque, 2011.
[4] Louise Bourgeois, Destruction du père, reconstruction du père. Écrits et entretiens (1923-2000), Paris, Daniel Lelong éd., 2000.
Pour citer cet article
Marcia Tiburi, « Texte et corps dans le Hamlet de Christiane Jatahy », Théâtre/Public, N° 251 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp251-texte-et-corps-dans-le-hamlet-de-christiane-jatahy/