Mon premier souvenir de Christiane Jatahy est celui d’une rencontre par Zoom. En période de pandémie, le choix de ce média était surtout dû à la distance qui nous séparait : moi dans mon bureau de dramaturge à Zurich et Christiane dans sa maison à Rio de Janeiro. Le décor qui m’apparaissait à l’écran derrière Christiane Jatahy était composé de beaucoup de bois, de verre traversé par la lumière et du vert de la jungle qui semblait s’étendre jusqu’à sa maison. De temps en temps, son chien venait réclamer de l’attention. Une fois, nous avons entendu des coups de feu en arrière-plan et avons dû interrompre le Zoom un instant.
Quel contraste avec le béton apparent gris et pluvieux qui s’ouvrait devant la fenêtre de mon bureau, où il ne se passait rien d’autre que le passage occasionnel d’un véhicule de nettoyage qui maintenait méticuleusement la propreté de la Suisse. Mais ce n’est que plus tard, en regardant le film A falta que nos move, que j’ai compris la particularité de la beauté éblouissante de la maison de Christiane Jatahy à Rio, qu’elle avait elle-même construite avec des éléments de son environnement brésilien, et il y a des moments où je me demande comment elle a pu un jour quitter cet endroit pour l’Europe. Et maintenant, donc, pour la Suisse allemande. Alors comment établir une relation, une confiance, sur Zoom, entre le Brésil et la Suisse allemande, entre le bois et le béton, entre la mise en scène et la dramaturgie, d’autant plus que la première ne sait pas ce qu’est la seconde ? Lorsque j’évoque mon métier, je vois presque toujours des visages interrogatifs. Un collègue de Hambourg m’a dit un jour que ce métier de dramaturge était si important qu’il n’existait que dans les pays germanophones, où, pourtant, la dramaturgie n’est pas non plus une notion très répandue. Avec le temps, j’ai donc trouvé de nombreuses réponses à la question de savoir ce que je faisais réellement, et cette première rencontre avec Christiane Jatahy a également tourné autour de la question de savoir dans le cadre de quelle relation nous allions travailler ensemble. Et même si la question de la compréhension germanique de la dramaturgie mériterait une discussion plus large en français, le propos de ce texte inclut la question de l’interaction entre la mise en scène et la dramaturgie, mais se concentre sur la metteuse en scène à laquelle ce dossier est consacré.
comment ce qui nous est étranger entre-t-il dans le travail de christiane jatahy ?
Tout comme sa maison à Rio de Janeiro, les œuvres de Christiane Jatahy semblent être un assemblage de choses qui se trouvent à portée de sa main et qu’elle assemble jusqu’à ce qu’il en résulte une construction qui lui est propre, esthétiquement habitable pour son équipe artistique, les acteurs et le public. Dans les deux travaux où j’ai eu l’occasion de partager avec Christiane Jatahy le processus artistique de la conception et des répétitions, ces morceaux étaient, malgré des bases littéraires très différentes, de nature étonnamment similaire. Les deux spectacles ont été créés au Schauspielhaus de Zurich, l’un en octobre 2021 et l’autre en septembre 2023, le premier étant une réécriture de la pièce Macbeth, de Shakespeare, intitulée Before the Sky Falls, et le second la mise en scène de la pièce espagnole contemporaine El chico de la última fila [Le Garçon du dernier rang], de l’auteur espagnol Juan Mayorga. Par morceaux, j’entends donc, entre autres, le texte dramatique qui constitue le point de départ des réflexions de Christiane Jatahy sur la mise en scène. Le choix du texte ne fera pas l’objet de la discussion qui suit, mais il s’agira plutôt de décrire, d’une part, la recherche minutieuse relative au jeu d’acteur qui caractérise le travail de Christiane Jatahy et, d’autre part, son recours aux moyens cinématographiques, pour finalement examiner comment ces deux éléments produisent un théâtre politique qui crée un espace pour permettre à l’étranger de s’exprimer.
Auparavant, je voudrais m’arrêter un instant sur la notion même d’étranger. Le champ lexical autour du mot « étrange » trouve sa racine dans le latin extraneus, qui veut dire « du dehors, extérieur ; qui n’est pas de la famille, du pays » (par contre, dans les langues germaniques, comme avec l’allemand fremd, das Fremde voulant dire « weg von, fort von », le « loin de » qu’implique le mot ne renvoie pas à l’exclusion mais à l’idée d’une origine lointaine). Cela peut désigner une personne qui n’appartient pas au réseau local mais également quelque chose qui est hors du commun et du coup peut être extraordinaire, curieuse, ou bien épouvantable, terrible et même fantastique. Bien que l’étranger joue souvent un rôle dans les pièces de Christiane Jatahy, que ce soit dans Entre chien et loup, où la protagoniste arrive en tant qu’étrangère dans une communauté d’abord hostile à son égard, ou dans El chico de la última fila, où un jeune garçon issu d’un milieu pauvre s’introduit dans la maison d’une famille bourgeoise, je m’intéresserai ici surtout à l’étranger au sens du fantastique : c’est-à-dire un sentiment qui s’installe chez le public, comparable à celui développé par le courant du realismo mágico, surtout présent en Amérique latine, à savoir le mélange d’une réalité tangible et d’une réalité magique qui provoque un sentiment d’aliénation, de Verfremdung qui reste pourtant familier.
une recherche sur le jeu d’acteur…
Dans son travail avec les acteurs, Christiane Jatahy recherche un ton inconditionnellement direct. Cette recherche est clairement visible dans le film A falta que nos move, dans lequel les acteurs improvisent ensemble en étant uniquement guidés par des SMS de la réalisatrice. Un tel dispositif expérimental est beaucoup plus difficile à mettre en place au théâtre, lorsqu’il s’agit de faire en sorte que la performance d’acteur puisse être remise en jeu à chaque représentation et ne soit pas capturée une fois pour toutes par la caméra. De manière surprenante, Christiane Jatahy n’a pas choisi la voie de l’improvisation pour travailler avec la troupe, mais plutôt son quasi-contraire : selon la définition classique de Stanislavski, la situation dramatique est la somme de toutes les circonstances. Si l’on répond à toutes les questions des circonstances qui sont pertinentes pour un personnage dramatique dans une situation, il en résulte une structure claire dans laquelle l’acteur peut évoluer. Ensuite, Christiane Jatahy considère la scénographie comme un terrain de jeu sur lequel les acteurs se déplacent de situation en situation. Ces mouvements sont en partie esquissés à l’avance et avec précision, de sorte que la disposition des interprètes ressemble à celle de figures sur un terrain de jeu. Rien n’est laissé au hasard, chaque manipulation d’accessoire, chaque démarche, chaque lever, chaque regard est chorégraphié avec précision afin d’affiner au maximum la situation dramatique. À première vue, cela pourrait donner lieu à un spectacle maniéré, un spectacle qui serait mis en place mouvement par mouvement et qui en deviendrait formel, c’est-à-dire le contraire de la recherche d’un ton direct. Christiane Jatahy parvient cependant à insuffler de la vie au texte et à la chorégraphie du jeu, en faisant jouer des passages jusqu’à ce que les séquences étudiées aient pénétré dans le corps des acteurs et y deviennent l’expression d’un jeu naturel. La prise d’un verre d’eau après une réplique, le regard qui suit vers une partenaire, la réplique suivante sont répétés jusqu’à ce que la propre expérience de l’acteur remplisse le processus et que le moment chorégraphié avec précision puisse être façonné de manière totalement libre par celui-ci. Un jeu naturaliste s’installe, dans lequel les acteurs donnent l’impression de dire le texte dramatique sur le moment ; le public assiste à une forme d’interprétation qui lui rappelle sa propre façon de parler quotidienne. Dans ce jeu naturaliste, où rien n’est laissé au hasard, Christiane Jatahy peut ensuite introduire des effets de Verfremdung qui le perturbent : une musique retentit, du faux sang inonde un acteur, une danse commence, un personnage inquiétant apparaît ou, au niveau de la vidéo, la réalité représentée s’effondre.
… et le recours à des moyens cinématographiques…
Dans les deux productions que Christiane Jatahy a créées au Schauspielhaus de Zurich, les moyens cinématographiques ont été utilisés de manière très différente. Dans Before the Sky Falls, le décor consistait en un prolongement de la salle de spectacle, dont le papier peint et le stuc étaient projetés sur de grands écrans sur la scène. Les projections soulignaient ainsi le jeu naturaliste des acteurs sur scène, en n’affirmant aucun autre espace que celui dans lequel se trouvaient les acteurs et le public : la salle de théâtre. Au cours de la représentation, les projections sur les écrans commençaient à se modifier. Des éléments étranges s’y glissaient : des enfants traversaient l’image, des personnages dans des tableaux se mettaient à bouger. Ces changements étaient d’abord si imperceptibles que seul le spectateur attentif les remarquait, jusqu’à ce qu’ils prennent une telle ampleur qu’ils déterminent toute la scène. Le plan des fantômes, déterminé dans Macbeth par la prophétie des trois sorcières et qui poursuit Macbeth jusque dans ses rêves, s’étendait progressivement à l’ensemble de la pièce par le biais des images vidéo, jusqu’à ce que Macbeth en soit prisonnier au point de ne plus pouvoir faire la différence entre la réalité et la fiction.
Dans El chico de la última fila, il n’y avait pas d’utilisation de la vidéo, et pourtant les procédés cinématographiques jouaient là aussi un grand rôle pour créer un mélange de réalité et de fiction. La fable de la pièce parle d’un élève qui écrit des rédactions pour son professeur. Les personnages des rédactions naissent sur scène pendant que le professeur les lit et deviennent de plus en plus réels, jusqu’à ce que le professeur devienne lui-même le protagoniste des rédactions de l’élève. Dans la mise en scène par Christiane Jatahy de cette pièce, le public est assis dans une arène ovale autour de la scène. Dans la disposition spatiale sur l’aire de jeu, Jatahy a veillé à faire se refléter les mêmes constellations de personnages dans différentes scènes, comme par symétrie selon un axe. Cela permet au public d’avoir différentes perspectives sur les mêmes constellations, de voir dans une scène un acteur de face et l’autre actrice de dos, et de voir l’inverse dans la scène suivante. Ou encore : dans une scène, les acteurs se trouvent tout près, sur un canapé, juste à côté d’une partie des spectateurs, et dans une autre scène, ils sont spatialement éloignés et il faut considérer la situation dans son ensemble. Comme dans un film avec des plans d’ensemble, des demi-plans d’ensemble, des demi-plans rapprochés et des gros plans, Christiane Jatahy utilise dans le décor de théâtre des types de plans variés pour éclairer la pièce selon différentes perspectives. Elle parvient ainsi à ce que l’étranger s’immisce dans la perspective : les images semblent familières au premier regard, mais dans la scène suivante, il se passe quelque chose d’inattendu, qui n’est reconnaissable que parce que la perspective de l’observateur change.
… créent un espace pour un théâtre politique qui accepte l’étranger
Christiane Jatahy a ajouté au Macbeth de Shakespeare des textes de Davi Kopenawa, le leader politique et chaman des Yanomami, un peuple indigène du nord du Brésil. Ce dernier a écrit, en collaboration avec l’anthropologue français Bruce Albert, le livre La Chute du ciel[1]. Bien que les mots atteignent les lecteurs occidentaux sous la forme d’un livre, pour Davi Kopenawa ils s’inscrivent dans un contexte où il n’y a pas de mots écrits. Le savoir ne se transmet pas par des « peaux d’images », comme les imprimés sont appelés dans La Chute du ciel, mais par l’intermédiaire des Xapiri, des formes d’êtres multiples, des esprits, des âmes, des ancêtres, des sorts, des spirits — à la traduction de ce terme Bruce Albert consacre deux pages. La transmission du savoir fonctionne par d’autres canaux : les rêves, mais aussi les longs jeûnes, les périodes de solitude dans la nature, l’ingestion de plantes psychoactives, l’hypnose et la transe ou une combinaison de toutes ces possibilités. Pour rendre justice à ce texte, il était important pour nous d’inviter Davi Kopenawa à la première à Zurich, et nous avons été ravis qu’il accepte l’invitation. Cependant, tous ceux qui ont déjà fait l’expérience d’une production théâtrale savent à quel point les deux dernières semaines avant une première sont intenses. Mettre en scène une pièce pendant cette période tout en gardant l’espace nécessaire pour permettre à un leader brésilien aussi important de séjourner à Zurich comme il se doit était un défi qui nous liera à jamais, Christiane Jatahy et moi. Et ce défi a été largement récompensé : après la première, Christiane Jatahy et moi-même avons discuté en public avec Davi Kopenawa de son expérience dans un théâtre occidental. J’aimerais donc terminer ce texte par ses mots, qui expriment à merveille ce que peut faire le théâtre en général, et le théâtre politique de Christiane Jatahy en particulier :
« Je trouve fascinant ce que le théâtre est pour vous ici. C’est l’endroit où la culture est vécue. Où l’on célèbre ses origines et ses rituels. C’est ainsi que je l’avais imaginé. Mais ensuite, j’ai vu qu’il se passait encore autre chose ici. La confrontation entre la mentalité blanche et la mentalité indigène est toujours une chose difficile. Il y a vite des frictions et on essaie de se répartir les torts et de se déresponsabiliser, parce que tout cela est trop indigeste et trop abstrait. Et j’ai vu que le théâtre offre un espace où cette confrontation peut avoir lieu à un autre niveau. Où il n’est pas nécessaire d’en venir aux mains. Où l’on n’a pas besoin d’être lâche ou de fuir ses responsabilités. C’est un lieu où l’on peut apprendre et rêver ensemble. Et apprendre à faire un monde meilleur. J’ai appris qu’ici, au théâtre, les gens peuvent faire l’expérience de la spiritualité. Je ne m’y attendais pas. Et je pense que c’est très important pour vous, les Blancs. Nous n’avons pas besoin de cela sous cette forme, nous vivons la spiritualité autrement dans notre quotidien et nous savons déjà beaucoup de choses que la société blanche semble avoir oubliées. Par exemple, qu’il est important de prendre soin de la Terre Mère et qu’il est important de transmettre le savoir et la spiritualité. Mais ensuite, j’ai vu : “Aha, ici, au théâtre, les Blancs sont vraiment ouverts à ce genre de choses.” C’est un instrument que nous voulons absolument utiliser. Car nous avons besoin des sociétés civiles de tous les peuples et de tous les pays pour qu’elles se battent avec nous. Cela m’a vraiment rendu heureux de voir à quel point les portes sont ouvertes ici. Et que les cœurs et les esprits sont ouverts. J’ai vu que le théâtre est un lieu où l’on peut chercher des solutions ensemble — sans se disputer. Que l’on peut reconnaître des solutions et imaginer un avenir meilleur. Nous nous battons pour le pays, la planète, la nature, l’atmosphère. Nous vivons la protection de l’environnement. C’est notre mission de défendre la nature et la Terre Mère. Mais je veux que vous participiez tous à la lutte. Et ici, nous avons trouvé un espace où nous pouvons partager nos idées et nos expériences. Où nous pouvons nous rassembler. J’ai vu que c’était possible au théâtre. Il y a des sous-ensembles, des cercles qui se recoupent, le monde urbain et le monde indigène, et tout le monde peut en faire l’expérience : artistes, jeunes, enfants, femmes, intellectuels. Nous voulons que tout le monde soit à bord, car nous n’avons qu’un seul monde. Même si nous disons que nous venons de différents mondes, ce n’est pas vrai. Nous venons d’un seul monde, que nous devons protéger tous ensemble. »
Notes
[1] Davi Kopenawa, Bruce Albert, La Chute du ciel. Paroles d’un chaman yanomani, Paris, Plon, coll. Terre humaine, 2010.
Pour citer cet article
Bendix Fesefeldt, « Un espace pour l’étrange et l’étranger », Théâtre/Public, N° 251 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp251-un-espace-pour-letrange-et-letranger/