Histoires d’une seconde, 2014-2023 est un livre de photographies de Jean-Louis Fernandez, prises au long des neuf saisons du mandat de Stanislas Nordey à la tête du Théâtre national de Strasbourg. Que voit-on ? Impressions immédiates : une vitalité. La vitalité n’est pas la gaieté – si présente, par ailleurs, au fil des pages. La vitalité tranche sur l’ordinaire mélancolique. À quoi est due cette impression ? Aux êtres qu’il photographie ? Hypothèse faible : la statistique devrait pouvoir démontrer qu’il y a là une part de dépressifs. Plus probable : à son art du cadre. Calme et à l’affût, aimanté et attentif, Fernandez coince le hasard, le prend de court.
que cadre-t-il ?
1. Des présences (de soi à soi, de soi aux autres). Dans toutes ses photographies, on entend d’ailleurs des voix ; ses images sont pleines de bruit, de rires, de mots, d’apartés et de soliloques. Correctif : ce n’est pas tout à fait juste, on perçoit qu’il y a des voix, mais la photographie, elle, reste muette. Paradoxe : elle fait voir la présence invisible des voix.
2. Des artistes. Il les regarde comme personne. Il les admire, il n’est pourtant pas dupe. Le caractère apparemment instinctif et instantané de ses photos est, pour une part, un leurre. Son regard a, derrière lui, une histoire, longue, celle d’une présence continue dans les salles de théâtre, dans les répétitions, à l’école, dans les coulisses et leurs parages. C’est un regard qui sait – et s’émerveille encore. De là, une connaissance acquise et une confiance permise. De celle qui s’impose entre artistes.
3. Fernandez l’artiste sait ainsi que l’art c’est du travail et du temps ; il saisit cela – qui le tient à distance de l’anecdote –, par là, il célèbre quelque chose de l’artisanat théâtral, de sa précision et de son mystère, dans les alentours des plateaux, devant un miroir ou aux côtés de ses partenaires.
Matérialisme sensualiste de Fernandez : il compose avec la matière des corps, leur irréductible diversité, avec celle des pratiques et des rapports autant qu’il fait voir la matière, profonde et secrète, de ce qui n’en a pas.
Car ce qu’il en montre c’est, nouvelle hypothèse, une intense concentration, elle prend mille formes et autant de détours, elle a pour objet l’acte de jouer et, pour particularité, celui de recommencer. C’est une drôle de chose, la concentration : elle ne se voit pas, elle n’est pas spectaculaire (ou alors elle est suspecte). La vitalité vient, peut-être, de ce que ces êtres, saisis, sont invisiblement habités, obsédés, en train de soulever des montagnes imaginaires, ou à la veille de le faire. Et la détente et la fête en sont alors l’envers ou la conséquence. La concentration : les corps, quoi qu’ils fassent d’autre – écouter, sourire, s’absorber, penser, parler, se dresser, déconner – y sont condamnés ; toutes ces figures sont à leur affaire même quand elles n’y sont pas.
Ses images attrapent, chaque fois, un présent ou, plutôt, sa fine pointe, vive et rare : un instant. Mais ce n’est pas tout. Ce livre fabrique une mémoire – y compris pour celles et ceux qui, comme moi, n’en ont rien vécu. Admettons, hypothèse inconsidérée, qu’il existe encore, dans cinquante ans, des historiens et des historiennes du théâtre. Ces photographies leur seront professionnellement précieuses. Peut-être les conduiront-elles, en effet, à conclure que nous avons vécu ces dernières années une grande période de théâtre. Rien ne pourra démentir cette déduction si ce n’est, çà et là, des souvenirs plus réservés. Seulement ces derniers vont, au gré du temps, se construire à partir de ces images. Redoutable circularité et ruse de la photographie qui paraît témoigner lors même qu’elle est en train d’inventer. Je ne sais pas si nous sommes contemporains d’une grande période de théâtre mais nous le sommes d’un photographe qui la rend grande et désirable.
De toute manière, la photographie ne parle pas en périodes. John Berger écrit, en 1968 : « Le contenu véritable d’une photographie est invisible, car il dérive d’un jeu non pas avec la forme mais avec le temps. […] J’ai dit qu’une photographie témoigne d’un choix humain. Ce choix n’est pas entre photographier x ou y, mais entre photographier à un moment x ou y. »[1]
Sinon une grande époque, de grands moments ? Ceux-ci arrachés aux flux, aux catastrophiques continuités, aux secrets des coulisses, au caché du labeur ou des intimités, à la mémoire qui oublie, trie et réécrit.
Ils sont probablement vécus, ils sont sans nul doute créés. La vérité des images est à la fois insoupçonnable et incertaine. Comme un petit théâtre.
Seule certitude pour cette époque, la gratitude : savoir gré aux scènes de susciter tant de passion et, en retour, d’accueillir ce « choix humain » de la vitalité. D’où vient-elle ? Ultime hypothèse (pour l’heure) : de la rigueur de son art, de la générosité de son regard, rétives au désenchantement et à la banalité.
Notes
[1] John Berger, Comprendre une photographie, Genève, Héros-Limite, 2017, p. 38.
Pour citer cet article
Olivier Neveux, « Vitalité (Hypothèses)
Les images de Jean-Louis Fernandez », Théâtre/Public, N° 251 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp251-vitalite-hypothesesles-images-de-jean-louis-fernandez/