numéro 252

N°252

La révolution ne cesse d’être racontée
Le théâtre précaire au Portugal, I

Par Jorge Louraço Figueira

Cet essai sur le théâtre précaire au Portugal 50 ans après la révolution des Œillets, comporte deux parties. Dans la première, présentée ici, nous passons en revue les travaux qui ont précédé la production actuelle et créé des précédents dans la manière dont nous racontons l’histoire du passé dictatorial et colonial du Portugal.

À l’occasion du 50e anniversaire de la révolution des Œillets, que montre la scène théâtrale portugaise ? Les spectacles qui tentent de reproduire l’esprit du 25 avril ne manquent pas. Les affiches des théâtres municipaux nationaux prouvent que la célébration de la révolution est un acte institutionnel. Sur scène, cette année 2024, dans les espaces publics, le programme comprend des pièces des directeurs des deux théâtres nationaux (Pedro Penim, au Dona Maria II, à Lisbonne, et Nuno Cardoso, au São João, à Porto) et de plusieurs autres artistes.

La plupart d’entre elles tentent de découvrir ce qui s’est passé. Malgré la diversité des thèmes et des formes, ce programme contraste, de par sa nature institutionnelle, avec l’effervescence d’antan. Cinquante ans plus tard, les histoires et les images du 25 avril 1974 au Portugal continuent d’être montrées sur scène. Le caractère informel du théâtre de la révolution a fait place à un théâtre officiel, mais précaire, car réalisé par à-coups, dépendant de la bonne volonté des fonctionnaires et des programmateurs, sous-financé, reposant sur le volontariat des équipes. Ce théâtre est fait par des personnes qui ont grandi pendant le processus révolutionnaire. Ayant lu ou entendu, bien sûr, les différents épisodes qui constituent la révolution, ils essaient de recréer l’expérience totale de la révolution, mais celle-ci est de fait réduite à l’échelle scénique. Entre la collecte de fragments et la réduction de la totalité, une partie du théâtre portugais contemporain du régime démocratique est destinée à répéter les histoires de la révolution, sans avoir fait ou voulu faire de nouveau la révolution. Comment sortir de cette impasse ? Comment représenter la révolution ? Comment – si on est capable de – l’exposer aux nouvelles générations ? Par des inventaires, des duplications et des fabrications, comme nous le verrons.

Cet essai sur le théâtre précaire au Portugal comporte deux parties. Dans la première, présentée ici, nous passons en revue les travaux qui ont précédé la production actuelle et créé des précédents dans la manière dont nous racontons l’histoire du passé dictatorial et colonial du Portugal : Três Dedos Abaixo do Joelho (« Trois doigts sous le genou »), de Tiago Rodrigues ; Um Museu Vivo de Memórias Pequenas e Esquecidos (« Un musée vivant de souvenirs petits et oubliés »), du Teatro do Vestido ; Moçambique, de Mala Voadora. Ces créations ont ouvert la voie et créé des précédents pour des œuvres plus récentes de leurs auteurs et d’autres artistes. Dans une deuxième partie (à paraître prochainement), je parlerai de quelques œuvres notables réalisées depuis 2020, comme, par exemple, Catarina ou a Beleza de Matar Fascistas, de Tiago Rodrigues, et de la création de 2024 : Quis Saber Quem Sou, de Pedro Penim ; Luta Armada, d’André Amálio et Tereza Havlícková ; Mercado das Madrugadas, de Patrícia Portela ; Fado Alexandrino, de Nuno Cardoso, d’après le roman de Antonio Lobo Antunes ; O 25 de Abril Nunca Aconteceu, de Palmilha Dentada ; Guião para um País Possível, de Sara Barros Leitão ; 25 de abril de 1974, de Mala Voadora ; ou As Grandes Comemorações Quase Oficiais do Período Histórico Habitualmente Conhecida como PREC, de Tep.

La première période a été marquée par l’intervention de la troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne et FMI) entre 2011 et 2014. La seconde, par l’espoir apporté par un nouveau gouvernement PS, soutenu par la gauche parlementaire, élu en 2015, appelé la « Geringonça ». Au final, je tenterai d’esquisser ce qui me semble être un programme involontaire, issu de ces travaux réalisés entre 2010 et 2024, reconstitué sur la base d’indices laissés par les artistes, à la recherche d’une scène d’expression politique directe, en lien non seulement avec l’administration publique et l’élite traditionnelle mais aussi avec les mouvements sociaux et politiques – une scène précaire mais efficace qui correspond à l’actuel moment portugais et européen.

três dedos abaixo do joelho (2012)

Au début des années 2010, Tiago Rodrigues a passé des heures à consulter les dossiers de la police politique dans les archives nationales. Après avoir recueilli d’innombrables exemples de censure de pièces de théâtre, avec leurs opinions aberrantes, l’auteur s’est demandé : et si nous traitions ces censeurs comme des dramaturges, en mettant en scène leurs textes ? Le résultat est une séquence abyssale d’arrogance, de mesquinerie et de servilité, parodiée par le duo d’acteurs qui, chemin faisant, déconstruit les genres théâtraux bien élevés qui faisaient partie du fantasme des censeurs. La projection, comme des surtitres, d’extraits de pièces censurées et de rapports de censure assure le décalage de la répression et de sa représentation. Les demandes rejetées mais insistantes et répétées de certains artistes de théâtre pour jouer tel ou tel texte montrent comment le secteur théâtral a tenté de franchir le blocus sans jamais baisser les bras. Les récits théâtraux de Tiago Rodrigues vont droit au cœur du public, créant un courant scénique qui traverse les épisodes de la répression. Les techniques et les outils de la scène, de la mémorisation du texte à son interprétation, sont utilisés et expliqués pour créer un monde autonome, à l’échelle de la scène, où la justice est irréductible.

um museu vivo de memórias pequenas
e esquecidos (2014)

« Le Portugal ne sera pas le Chili de l’Europe ! », criait-on après le 25 avril. En fait, il ne l’a pas été. Alors que la Villa Grimaldi, l’un des centres de torture de  Pinochet à Santiago du Chili, donne son nom à des spectacles joués sur les lieux mêmes des crimes (Villa, de Guillermo Calderón), l’ancien siège de la Pide à Chiado, où des milliers de personnes ont été soumises à la torture du sommeil, est aujourd’hui un immeuble résidentiel de luxe où l’on peut dormir tranquillement sans entendre les fantômes. Um Museu Vivo… est basé sur les recherches de Joana Craveiro pour reconstruire les souvenirs de la révolution, organisées en sept performances. La pièce, qui dure plus de quatre heures, est centrée sur l’expérience révolutionnaire de ses propres parents, qui ne lui a pas été transmise. Dans la dernière des sept conférences qui composent ce spectacle, on entend non pas un fantôme, mais une femme qui n’oublie rien du salazarisme, et qui se lamente, haut et fort, lors d’une manifestation devant l’immeuble de luxe qui a remplacé l’ancien siège de la police politique, en 2014 : « Et il n’y avait personne capable de tuer ces salauds !… » C’est l’une des histoires tirées de ce spectacle, une corne d’abondance de faits, de témoignages et de documents couvrant plus de quatre-vingts ans d’histoire portugaise. Le poids que l’actrice apporte sur scène est présenté à la lumière de son expérience de témoin inconscient des années 1970. Le poids que chaque spectateur apporte dans la salle fait de ce spectacle un événement culturel plus grand qu’une pièce de théâtre. Le Teatro do Vestido crée des espaces théâtraux à partir de lieux ordinaires, en occupant des rues, des maisons, des entrepôts et parfois des théâtres. Le groupe invente des personnages et des textes en croisant les biographies de personnes réelles avec celles d’acteurs. Depuis 2012, il crée des pièces spéciales pour des personnes et des lieux uniques : Esta é a Minha Cidade (« C’est ma ville »), dans des versions à Lisbonne, Porto, Viseu et Lisbonne à nouveau ; Labor, à Sesimbra, Barreiro, Santarém et Abrantes ; Um Museu Vivo…, avec diverses extensions locales, du Bairro do Leal à Porto au Teatro Municipal São Luiz à Lisbonne, jusqu’à une version à Paris ; Viajantes Solitários (« Voyageurs solitaires »), dans un camion TIR qui se gare à l’extérieur des théâtres et simule deux vies et plus sur la route ; ou Filhos do Retorno (« Enfants du retour »), qui reprend l’un des fils de Um Museu Vivo…, celui de la décolonisation, en le complétant par une série sur les départs et les arrivées des territoires colonisés par le Portugal, dont font partie Bairro das ex-Colónias et Retornos, les exilés et ceux qui sont restés, pour montrer la génération de la post-mémoire – la mémoire héritée de faits qui n’ont pas été vécus en personne. Les topographies sentimentales et imaginaires sont un thème et une forme récurrents, mais l’arpentage du terrain est une activité pratique pour le groupe.

moçambique (2016)

Ce spectacle présentait la biographie fictive de l’auteur, metteur en scène et acteur principal, Jorge Andrade, basée sur ce qui se serait passé si lui, né en 1973 au Mozambique et arrivé au Portugal à l’âge de 4 ans, avait été élevé par une tante qui vivait dans l’ancienne colonie portugaise, où elle tenait un commerce après la décolonisation et à qui sa sœur, la mère de Jorge, aurait donné le garçon à élever. Jorge Andrade joue Jorge Andrade, ou du moins une version alternative de lui-même, mêlant mensonges et vérité pour explorer les machinations du colonialisme portugais et du post-colonialisme en Afrique australe. La pièce est un pas vers une recomposition de la mythologie coloniale portugaise, bien plus qu’une étude documentaire du passé impérial, comme Mala Voadora avait commencé à le faire dans Philatélie (2005). Elle a également soulevé la question de la représentativité des minorités racisées sur scène et exposé le caractère bon marché du travail artistique, qui, après tout, unit les Portugais de toutes origines. L’une des scènes les plus significatives du spectacle est celle où les acteurs, « engagés pour faire semblant d’être des Mozambicains », révèlent leurs origines au public, exposant le préjugé qui lie la couleur de la peau à l’origine ethnique et géographique. Le seul Mozambicain sur scène est le garçon blanc. La plus grande réussite de ce spectacle est peut-être d’essayer de mettre en scène la non-pertinence de l’origine des Afro-Portugais, en démasquant la version discriminatoire de la lusophonie elle-même, qui est basée sur la différenciation raciale, mais en l’interprétant à l’inverse, c’est-à-dire comme une version bénigne de la tumeur du « luso-tropicalisme ». Unis par la précarité du travail sur scène, ils ne sont plus distingués et opposés comme une allégorie du Seigneur et de l’Esclave. Le destin de Jorge Andrade qui vit le rêve colonisateur de ses oncles, raconté par un Jorge Andrade à la fois portugais et mozambicain, est définitivement séparé du destin du Jorge Andrade qui a grandi au Portugal. Le Mozambique a été une révision ironique des platitudes sur le colonialisme en Afrique, renversant l’héroïsme lusitanien.

de l’austérité à la geringonça

Les œuvres mentionnées croisent le théâtre documentaire, les biographies d’acteurs et la fiction dramatique. Tous ces créateurs réalisent des collages à partir de sources diverses, des documents aux improvisations des acteurs, mais des collages qui aboutissent à une grande unité, surprenante compte tenu de la richesse et de la diversité des sources. Les œuvres sont toujours en partie liées au processus de recherche de thèmes et de formes, mais d’une manière telle que la présentation du processus aboutit à un partage sincère avec le public et à une forme de théâtre véritablement démocratique, qui semble se produire dans la relation avec les spectateurs, qui sont appelés à participer de diverses manières.

Ces œuvres ont été réalisées par une génération qui a grandi dans les années 1970 et qui a mûri sur le plan personnel et artistique après le début de la crise financière de 2008. Ce scénario s’est déroulé pendant le quarantième anniversaire de la révolution des Œillets (25 avril 1974) ; celle-ci, quarante ans plus tard, s’est révélée être un patrimoine immatériel, un ensemble de souvenirs et une mythologie politique vitale pour la défense du bien commun, traitée directement ou indirectement dans de nombreux spectacles de ces saisons. Jusqu’en 2015, les artistes étaient confrontés à des moyens de production limités, à une crise socio-économique très grave et à l’hégémonie du néolibéralisme. Depuis 2015, avec la Geringonça (le gouvernement PS avec le soutien du BE et du PCP), les artistes ont approfondi leur recherche esthétique et éthique. Alors que dans les années 2000, ils faisaient des spectacles presque exclusivement sur eux-mêmes, depuis 2010, ils font des spectacles sur des enjeux collectifs autant qu’individuels. Ces spectacles rétablissent le lien entre culture et politique, en récupérant la mémoire de l’oppression et de la révolte (notamment la révolution qui a mis fin à l’empire colonial portugais, le 25 avril), puis en récupérant l’expérience sociale de la censure, du Prec (« Processus révolutionnaire en cours », comme on appelait la période comprise entre le 25 avril 1974 et le contrecoup du 25 novembre 1975), de l’indépendance des pays africains, des luttes d’émancipation tout au long du XXe siècle. Les spectacles présupposent le désir d’une culture politique plus participative et l’ambition de dépasser le processus électoral comme moyen de participation et la représentativité parlementaire comme forme définitive de la démocratie.

Dans ces œuvres, les documents sont présentés par des voix différentes de celles des acteurs-auteurs, non pas parce qu’il s’agit exactement de personnages fictifs, mais plutôt de projections théâtrales d’eux-mêmes, qui transcendent les différences entre les divers matériaux et les lieux d’où ils proviennent. Les œuvres sont basées sur des expériences personnelles que les auteurs ont décidé de partager avec le public. Les pièces finissent par parler non seulement de la génération des créateurs, mais aussi, d’une certaine manière, des acteurs eux-mêmes. La recherche est celle d’un théâtre qui est de ce temps et qui parle de ce temps en particulier, même s’il a recours à la fiction.

des formes éthiques et esthétiques hypothétiques

Les trois œuvres citées sont des exemples de modes scéniques propres. Dans le cas de Mala Voadora, c’est le procédé de dédoublement qui organise l’expérience. Moçambique, comme d’autres créations, se nourrit de la figuration d’un double qui met en perspective l’objet singulier qu’il s’agit de recréer. La répétition, avec de légères modifications, est l’une des opérations formelles préférées des créateurs, et certainement l’une des plus répétées. Dans le cas du Teatro do Vestido, la pratique la plus récurrente est peut-être celle qui consiste à essayer de faire l’inventaire de la totalité de l’expérience, montrée dans des collections de spectacles, d’objets et de lignes. Dans le cas de Tiago Rodrigues, la méthode consiste à faire l’analyse et la synthèse d’un thème à travers la parabole, qui à son tour se déverse dans le dispositif propre à chaque œuvre. Toutes ont un sens de la fabulation qui traverse la narration et la scène. Dans tous les cas, l’impossibilité de faire du théâtre conventionnel est le point de départ de la conversation avec les spectateurs, comme si les spectacles partaient toujours de zéro et finissaient par englober l’infini, recommençant et complétant à chaque fois le pacte avec le public. C’est peut-être l’impulsion révolutionnaire à la base de ces entreprises qui assure leur mouvement perpétuel.

Entre vérité et fiction, la génération née dans les années 1970 et 1980 a tenté de préserver l’esprit de 1974, en essayant de faire revivre sur scène le corps de la révolution par la duplication, l’inventaire et la parabole. Est-ce possible, voire souhaitable ? Nous le verrons au cours de l’année 2024.

Aujourd’hui, il est presque impossible de trouver des dramaturgies qui abordent avec un sens critique les limites de notre mode de vie. Le niveau maximal de pensée critique autorisé sur scène est archéologique, dans les pièces politiques sur la mémoire des luttes politiques ; ironique, en morceaux satiriques de collages, parodies et citations plus ou moins snob ; ou voyeur, dans des pièces poétiques sur les communautés marginales. Dans toutes les modalités, les artistes et les spectateurs sont présentés comme des héros. Un théâtre de confirmation idéologique, même s’il semble irrévérencieux, ne nourrit l’esprit critique de personne. Vote et participation sont les deux pôles de la pratique civique, si l’on exclut l’abstention et le bombardement, qui permettent d’imaginer la démocratie comme une solution viable ; et le théâtre est l’un des rares endroits d’où l’on peut voir à la fois ces pôles et ce qui se trouve au-delà. C’est la même persévérance qui, après tout, a revitalisé le théâtre portugais depuis 2010, en récupérant les mythes d’origine du régime démocratique actuel. Le théâtre l’a fait, et en transmettant l’idée du bien commun – sous la forme de l’héritage de la révolution de 1974 – là où il n’existait déjà presque que l’idée d’oppression individuelle – sous la forme du credo néolibéral.


Pour citer cet article

Jorge Louraço Figueira, « La révolution ne cesse d’être racontée
Le théâtre précaire au Portugal, I », Théâtre/Public numéro 252 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp252-la-revolution-ne-cesse-detre-raconteele-theatre-precaire-au-portugal-i/

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