Avec Les Derniers Jours des Ceausescu (2009) et Hate Radio (2011), Milo Rau devient, pour la critique européenne, le héraut du reenactment sur la scène théâtrale européenne. Ces deux spectacles font en effet date au tournant des années 2010 : ils donnent à (re)voir deux événements historiques, récents — le procès du dictateur roumain et de son épouse au moment de la chute du régime communiste en 1989, une émission de la RTLM rwandaise appelant au génocide des Tutsi — sans passer par le truchement de la mise en scène du témoignage ou du document. Ils témoignent également d’un retour du réalisme dans le traitement théâtral de l’Histoire, réalisme que le metteur en scène résume au même moment par une formule quelque peu provocatrice, car expéditive : « l’exactement comme ça » (« Genau so »)[1].
L’exactitude revendiquée par Rau n’équivaut pas à une fidélité absolue à l’événement, ni à la recherche consciencieuse de l’authenticité. Certes, les deux projets, comme, d’ailleurs, ceux qui suivront, débutent par un long travail d’enquête documentaire et de terrain. Mais si Les Derniers Jours des Ceausescu tend à reproduire scrupuleusement l’enregistrement audiovisuel jusqu’à faire adopter aux spectateurs de théâtre l’angle de vue de la caméra qui filmait le procès, Hate Radio, de l’aveu de Milo Rau, possède une part fictive prononcée et ne duplique en rien une émission qui aurait eu lieu. L’exactitude affirmée par le metteur en scène renvoie davantage à la constitution de l’image scénique, qui ne pourrait être efficiente que par le fourmillement de détails insignifiants (ce n’est pas par hasard que Milo Rau se réfère souvent à l’époque à la notion barthésienne d’effet de réel ou aux analyses de Rancière sur l’écriture réaliste de Flaubert). La minutie excessive avec laquelle il compose l’image scénique produirait alors un effet de sidération, ou d’ennui, chez le spectateur, confronté à une image hyperréaliste, privé de médiation susceptible de le guider dans l’appréhension de l’événement. Ainsi, le réalisme de ces deux projets tient à une saturation de signes visuels et auditifs, donnant à penser que cela a vraiment été ainsi.
Au-delà de la question du réalisme, le projet théâtral de Milo Rau vient briser un autre tabou du théâtre politique, en visant l’identification et l’empathie du spectateur. De fait, il a été fréquemment reproché à Milo Rau son recours au pathos, son emprunt aux codes télévisuels. En outre, dans ses déclarations, il emploie de façon récurrente certaines notions jugées suspectes, comme la vérité, le réel, la catharsis. Souvenons-nous qu’elles servaient à définir, chez Hans-Thies Lehmann par exemple, les esthétiques du choc, du risque, des corps souffrants visibles sur les scènes européennes au tournant du XXIe siècle. Mais Milo Rau se démarque fortement de ces pratiques, tout en empruntant certains de leurs procédés, en leur reprochant leur a-historicité et leur universalisme mensonger. Bien plus, il aspire à retourner à un théâtre de la mimésis. À défaut de proposer une mise en récit distanciée des événements historiques, à travers le témoignage et le document, qui dévoilerait les angles morts oubliés de l’histoire établie par les autorités politiques ou les médias, les deux spectacles en appellent à l’immersion dans l’événement, à l’identification, produisant ainsi ce que Rau nomme « le sentiment historique », c’est-à-dire l’expérience physique et émotionnelle d’une situation du passé traumatique, inacceptable, qui se dévoile avec une « immédiateté hypnotique »[2]. Ces termes dénotent une démarche absolument déconcertante, si on la rapporte à l’héritage brechtien et à toute l’histoire du théâtre politique qui en découle : là où ce dernier promeut le recul réflexif du spectateur, Milo Rau recherche l’immersion et la complicité émotionnelles du public. Il ne s’agit donc pas de renégocier le sens des événements ou de déconstruire les grands récits autorisés, mais de donner à vivre au présent un événement historique. Le metteur en scène justifie ce renversement de perspective en accordant trois vertus à la reconstitution méticuleuse, plus ou moins inventée, quasi hallucinatoire d’un événement passé : elle participe de la création d’un imaginaire collectif, elle fait apparaître les contradictions du réel et, surtout, elle contraint le spectateur, témoin et participant affectif d’un événement qui ne le concerne pas a priori, à prendre position. Car, malgré tout, l’immédiateté hypnotique du sentiment historique a, selon Rau, une dimension utopique, elle ne se contente pas de constater de ce qui a été. Dans son manifeste de 2009 « Qu’est-ce que l’Unst ? » (« Was ist Unst ? »), pastiche du premier manifeste futuriste publié un siècle plus tôt, Milo Rau donne une définition de sa pratique du reenactment : « une répétition complétement littérale du présent, par le passé et pour le futur »[3]. Cette définition est paradoxale : ce n’est pas le passé qui est répété, mais le présent qui se répète. En d’autres termes, le passé n’est qu’un moyen pour dupliquer le présent. En cela, l’événement historique ne fonctionne pas autrement qu’un texte dramatique qui confronte le public aux contradictions politiques et morales du présent, qui rend justice au caractère inexplicable ou insoluble de certaines situations contemporaines[4].
la teneur de réalité de la reconstitution
Le metteur en scène suisse, on l’aura compris, a beaucoup parlé et écrit (conférences, entretiens, articles) sur le reenactment à partir de ces deux expériences fondatrices, et les deux paragraphes précédents ne forment qu’une paraphrase réduite, sans aucun doute imparfaite, de ses innombrables déclarations[5]. Il y répète inlassablement qu’il se refuse à transmettre quelque enseignement sur le passé et aspire à donner à vivre au spectateur une expérience immédiate, sur laquelle il pourra réfléchir. Sans doute, le spectacle Les Derniers Jours des Ceausescu, parce qu’il est la reproduction d’une archive appartenant à l’imaginaire collectif, peut prétendre à cette immédiateté. Ayant reconnu préalablement l’image du passé, le spectateur peut éprouver les effets de celle-ci sur son présent. Mais qu’en est-il quand l’image du passé manque ou quand elle ne bénéfice pas d’une publicité suffisante pour faire partie de la culture partagée ? Se basant sur la collecte de témoignages et d’archives, l’image formée vient combler un vide dans l’imaginaire collectif, comme dans Hate Radio. Il faut sans doute, dans ce cas, parler de reconstitution, au sens premier du terme, c’est-à-dire la restitution d’une image disparue. Elle génère alors inévitablement un retour sur le passé, sur lequel elle transmet un savoir (« c’était comme cela »). Qu’elle soit véridique ou pas, la reconstitution ne procure pas aux spectateurs les conditions d’une expérience immédiate, puisque l’image reconstituée (le savoir sur le passé) importe davantage que le processus même de sa composition (le présent).
« Le but n’est pas la représentation du réel, mais de rendre la représentation elle-même réelle. »[6] Ce slogan, extrait du deuxième point du « Manifeste de Gand », rédigé lorsque Rau prend la direction du NT Gent, peut apparaître comme une reprise un peu facétieuse, ou emphatique, du grand projet moderniste. Il dénote, en tout cas, la volonté d’en finir avec le cynisme postmoderne. Et, puisque Rau récuse la pertinence de la participation, il exprime surtout le désir de faire du spectateur le témoin d’un événement, et non le simple destinataire d’une représentation (on ne peut être témoin d’une représentation). Quelle peut être alors la teneur de réalité d’une reconstitution ? Il est tentant de penser, en premier lieu, à l’existence attestée de l’événement passé, objet de l’image reconstituée. Mais, une fois encore, cette réalité renvoie à un passé révolu. Or la teneur de réalité doit concerner le présent, précisément celui de la performance. C’est pourquoi, au contraire de l’effet de réel qui participe encore malgré tout d’une dramaturgie de l’illusion, la teneur de réalité passe par la mise en avant de la part littérale de la représentation. Seulement, cette part littérale ne vaut pas pour elle-même, comme dans l’art de la performance ou un certain théâtre post-dramatique, elle entre dans un rapport dialectique avec l’image reconstituée. Pour le dire plus précisément, l’image reconstituée possède une teneur de réalité, à condition qu’elle rende visible un rapport contradictoire entre le passé représenté et le présent de la performance. En bref, à rebours ici encore de l’hyperréalisme qui tend à dispenser une image uniforme, la teneur de réalité provient d’une contradiction générée au sein même de l’image entre les deux temporalités.
La teneur de réalité de l’image reconstituée procède donc d’un reste inassimilable qui empêche l’impression du « c’était comme cela ». Et ce reste résulte essentiellement, chez Rau, des choix de distribution. Ainsi, dans Hate Radio, les animateurs de l’émission de la RTLM, qui appellent au génocide, sont incarnés par des survivants de ce génocide, comme on l’apprend lors du prologue vidéo dans lequel ceux-ci témoignent du massacre de leurs proches et de leur fuite. Le spectateur n’assiste donc pas seulement à une reconstitution d’une émission de radio, mais aussi à la performance de ces survivants qui prononcent des discours qui leur sont, suppose-t-on aisément, absolument insupportables parce que leurs effets les ont réellement affectés. Même principe dans Five Easy Pieces (2016), dans lequel Milo Rau fait jouer, dans sa reconstitution de l’affaire Dutroux, les protagonistes adultes de cet épisode ignoble de l’histoire récente belge (le père de Dutroux, les parents d’une victime, les policiers, des hommes politiques) par des enfants, qui entre deux séquences de jeu viennent témoigner de leurs difficultés et leur écœurement, mais aussi de leur amusement, à jouer cette histoire sordide. Dans ces deux cas, la reconstitution est donc complétée par des témoignages des performeurs, ajouts essentiels à la mise au jour de ses contradictions. Ils manifestent, en outre, un certain enjeu existentiel à l’incarnation de personnages du passé, auquel Rau tient beaucoup. L’adéquation du performeur à son rôle étant a priori inconcevable pour des raisons morales (dans les deux cas cités, les bourreaux sont incarnés par des performeurs qui ont été leurs victimes ou qui auraient pu l’être[7]), le spectateur suppose la nécessité d’un effort de la part du performeur, ce qui intensifie son rapport affectif à ce qui est reconstitué. Mais au-delà de cet enjeu existentiel, qui reste malgré tout une projection du spectateur, il semble que préside, avant tout, au choix de distribution la volonté d’introduire dans la reconstitution un élément qui vient la contredire et la reconduire au présent de sa réalisation, élément qui doit cependant entretenir un lien de possible proximité à l’événement, de similarité à ses protagonistes, sous peine d’étouffer toute teneur de réalité et partant l’immersion affective (une contradiction incongrue ne produirait que de la surprise). C’est ce qu’illustre exemplairement l’essai scénique consacré par Milo Rau à sa pratique du reenactment, La Reprise (2018), spectacle inaugural du cycle des « Histoire(s) du théâtre » qu’il lance au NT Gent.
l’impossible reconstitution d’un meurtre
Le titre, La Reprise, emprunté au fameux essai de Kierkegaard du même nom, manifeste la dimension réflexive du spectacle et signale que celui-ci porte autant sur les enjeux et les modalités de la reconstitution que sur le fait divers reconstitué, le meurtre homophobe d’Ihsane Jarfi , survenu à Liège en 2012. Et de fait, chaque parole, chaque geste, chaque objet, y devient un élément de démonstration. Dans ce spectacle, le metteur en scène expose et problématise sa démarche, tout comme il met à l’épreuve le regard du spectateur, à travers l’expérimentation d’un cas-limite. C’est en effet la première fois que Milo Rau s’attaque à la reconstitution de la mort d’une personne et, partant, à une impossibilité : on peut assurément représenter un meurtre, mais celui-ci ne pourra jamais être un événement scénique, au sens où Rau le définit. Les spectacles précédents étaient hantés par la mort, mais ils en constituaient l’antichambre ou la chambre d’écho et ne donnaient jamais à la voir directement. La Reprise la montre, en suivant assez fidèlement le déroulé du meurtre d’Ihsane Jarfi tel qu’il a pu être établi lors du procès des meurtriers. Alors qu’il fête l’anniversaire d’une amie dans un bar gay, l’Open Bar, Ihsane Jarfi s’interpose entre trois individus et une jeune fille qu’ils importunaient. Ils l’invitent à monter en voiture pour les guider vers un endroit où ils pourront trouver des « filles ». Ils se mettent à le frapper, lorsque celui-ci révèle son homosexualité, puis l’enferment dans le coffre, tout en continuant à lui donner des coups à travers la plage arrière pour arrêter ses prières. Sortis de la ville, ils l’extraient de la voiture, le dénudent et assènent des coups de pied sur son corps inerte dans la lumière des phares, enfin l’abandonnent, inconscient. Toute cette succession d’événements est rendue visible dans La Reprise, dans une intention absolument mimétique.
Rien n’est donc épargné au public durant la reconstitution du meurtre, très longue (environ une quinzaine de minutes), et il est tentant de la taxer de complaisance face à un possible voyeurisme du public ou au sensationnalisme médiatique. D’ailleurs, elle débute comme le tournage d’un film. Les premiers coups dans la voiture sont filmés par deux caméras, et les images sont projetées sur le grand écran qui surplombe les rares éléments de décor disséminés sur la scène. Mais, progressivement, les images et les caméramen disparaissent de la scène, laissant la reconstitution s’achever comme un moment exclusivement théâtral. L’élimination du dispositif filmique exhausse, en quelque sorte, la présence scénique, et le public, spectateur à distance du film, est confronté maintenant directement à l’action, comme si ce retrait signifiait un rejet de la mise en scène médiatique au profit d’une expérience physique partagée et donnait à éprouver l’inacceptable, la barbarie du meurtre. Sébastien Foucault, qui incarne un des meurtriers, ira même jusqu’à uriner sur le corps de Tom Adjibi qui joue Ihsane Jarfi . Mais l’étirement temporel et l’extrême violence de la scène suffisent-ils à lui accorder une teneur de réalité ? Bien sûr, la scène est dérangeante, insupportable. Mais, finalement, le spectateur n’est-il pas reconduit dans le cadre malgré tout rassurant de la simulation théâtrale, cette simulation, répétable à l’envi, dont se moque Johan Leysen dans le prologue ouvertement métathéâtral du spectacle ? Rien n’est, de fait, irreprésentable au théâtre, pas même les morts ni la mort, tout est une affaire de technique, semble dire Leysen, dans les réflexions qu’il livre sur le jeu d’acteur. Et le comédien de rejouer une réplique du fantôme du père de Hamlet, tel qu’il l’aurait fait des années plus tôt, et de conclure ironiquement : « Ça, c’est du théâtre… » Un simulacre donc, dépourvu, aussi beau soit-il, de toute teneur de réalité. Même l’exacerbation des effets de présence n’octroie pas nécessairement cette teneur de réalité à la scène : la miction de Sébastien Foucault fait office ici de signe davantage indiciel que référentiel, car elle est destinée avant tout à attester la présence des corps à travers un acte non simulé. En cela, elle trahit justement le besoin de contester le processus qui fait que tous les actes, jusqu’aux plus littéraux, contribuent à former une représentation du passé, affirment : « C’était comme cela. »[8]
Comment sortir du simulacre dans la reconstitution du meurtre ? Dans l’épilogue qui vient clore la réflexion métathéâtrale développée par le spectacle, le comédien Tom Adjibi propose une réponse, en dépeignant ce que serait l’acte ultime au théâtre : un acteur vient annoncer qu’il va se pendre sous les yeux du public et espérer qu’un spectateur vienne le soutenir. Dans cette situation, empruntée à la pièce Seuls, de Wajdi Mouawad, le public serait confronté à un dilemme : « Soit quelqu’un vient le sauver et il survit, soit le public reste à sa place et il meurt. » Dans les deux cas, la représentation prend fin. Cependant, cela reste une spéculation, certes séduisante, mais impossible à réaliser pour d’évidentes raisons pragmatiques et éthiques. Les morts se relèvent toujours au théâtre, comme le dit le poème de Wislawa Szymborska cité par Sara De Bosschere, après la scène du meurtre. Et de fait, le public voit Tom Adjibi se relever, enfiler le peignoir que Johan Leysen lui tend. Aucun effet de distanciation ici, qui dénoncerait la dimension artefactuelle de la reconstitution — elle n’a pas besoin de l’être. D’ailleurs, elle est affichée dès le début du spectacle comme une affaire de techniques, de trucs (Sara De Bosschere explique par exemple comment fonctionne l’illusion d’un coup violent). Au contraire même, c’est justement à travers cette dimension artefactuelle que va apparaître la teneur de réalité, puisque le public assiste non pas tant à la reconstitution d’un meurtre qu’à la reconstitution de cette reconstitution.
reconstitution d’une reconstitution
Le spectacle marque une inflexion par rapport aux deux reenactments évoqués plus haut. La reconstitution du meurtre n’intervient qu’au bout d’une heure de spectacle. Outre le prologue métathéâtral déjà évoqué, elle est précédée (et suivie) de séquences attestant la genèse et la fabrication du spectacle, réparties en chapitres comme dans tous les spectacles de Milo Rau depuis The Civil Wars[9]. La reconstitution en elle-même constituera le quatrième chapitre, « Anatomie d’un crime ». Dès les premiers instants, le comédien Sébastien Foucault retrace l’origine du projet, à savoir sa propre obsession pour ce fait divers qui l’a conduit à assister à quelques séances du procès des meurtriers — c’est lui qui a suggéré à Milo Rau de travailler sur ce meurtre homophobe. Puis nous assistons à la longue reconstitution des auditions des comédiens amateurs qui ont rejoint la distribution, Suzy Cocco, Fabian Leenders, Tom Adjibi[10], occasion pour eux de revenir sur leur parcours de vie, dessinant un tableau désolant, surtout pour les deux premiers, de la situation sociale à Liège. Dans les trois chapitres suivants, le récit encadrant de Sébastien Foucault alterne avec l’évocation par Fabian Leenders de sa visite à la prison où est enfermé l’un des meurtriers, Jeremy Wintgens, et une série de reconstitutions miniatures de moments situés avant et après le meurtre : les promenades de Foucault avec son chien sur les lieux du crime, l’attente angoissée des parents d’Ihsane Jarfi , leur témoignage au sujet de leur deuil impossible, la fête à l’Open Bar, la soirée d’anniversaire chez Wintgens avant la balade en voiture. Il est possible de voir dans cette structure fragmentée et hétérogène la traduction scénique du « Manifeste de Gand », que Rau vient de rédiger, lors de sa prise de fonction en tant que directeur du NT Gent. Le deuxième point du manifeste énonce, en effet, que « le théâtre n’est pas un produit, c’est un processus de production » et exige que « les recherches, les castings, les répétitions et les débats qui lui sont liés [soient] accessibles au public »[11].
Cependant, il ne faut évidemment pas considérer cette structure seulement en fonction d’une pétition de principe sur la nature de l’activité théâtrale. Elle participe également d’une dramaturgie de l’enquête préliminaire à la reconstitution, d’une mise en scène de la recherche des mobiles qui amènerait à une meilleure compréhension du crime. Seulement l’enquête se révèle décevante : rien n’est dit véritablement des meurtriers, si ce n’est qu’ils sont des représentants de la jeunesse désespérée et résignée liégeoise. Sont également évoquées les fermetures des hauts fourneaux et la misère sociale et affective qui en découla, représentée dans les films des frères Dardenne à plusieurs reprises mentionnés, l’alcoolisme, les jeux vidéo, pour contextualiser de façon sommaire le meurtre, plus que pour l’expliquer. Encore une fois, l’explication n’est pas l’objectif de Milo Rau.
Surtout, cette structure permet de mettre au jour la teneur de réalité de la reconstitution, c’est-à-dire la contradiction qui la traverse, qui serait sinon imperceptible, pour les raisons évoquées plus haut (le meurtre nécessairement simulé au théâtre). En quelque sorte, elle procède à une décomposition analytique de l’image reconstituée, conduisant le spectateur à s’interroger sur ce qu’il voit. Ainsi, les reconstitutions modestes des trois premiers chapitres fonctionnent comme des exercices pour le regard du spectateur. Elles se déploient à la fois sur l’écran et sur la scène, mais contrairement aux autres séquences filmées, l’image vidéo coïncide imparfaitement avec l’image scénique. C’est que l’image projetée n’est pas captée en direct sur scène, mais semble préenregistrée. D’ailleurs, les éléments de décor qui apparaissent à l’écran sont visibles sur scène mais ils sont désertés par les comédiens. Troublé par ces écarts, le spectateur est incité à comparer les deux images, et se rend compte que la reconstitution filmique a déjà eu lieu et la reconstitution scénique tente de l’imiter : la reconstitution se dédouble également par ce procédé. À deux reprises, cette imitation exige du comédien amateur qui y participe qu’il surmonte les limites de ce qu’il peut faire sur scène, limites qu’il avait exposées durant la séquence du casting. Ainsi, Suzy Cucco avait rechigné à l’idée de paraître nue sur scène, et y avait consenti à la condition que Johann Leysen l’accompagne, lui aussi nu. Ils se dénudent, tous deux, sur la scène pour interpréter les témoignages des parents de la victime, en dehors de toute vraisemblance diégétique. Il s’agit seulement par là de rehausser la présence scénique, en pointant la part littérale de la reconstitution. De même, alors qu’il avait montré des réticences à toucher le corps de Sara De Bosschere, Fabian Leenders le caresse impudiquement sur scène, alors qu’il reproduit l’image de la soirée d’anniversaire chez Wintgens. Si ces actions ramènent l’attention du spectateur sur ce qui se joue au présent de la scène, il est toutefois difficile de dire qu’elles aident à la composition d’une image dialectique dans laquelle des réalités, passées et présentes, à la fois apparentées et contradictoires, seraient confrontées. Dans la démonstration menée par le spectacle, elles ont avant tout pour rôle de poser des postulats, préalables à la reconstitution du meurtre, qui indiquent que l’enjeu réel ne situe pas au niveau de l’image reconstituée mais à celui de la composition de celle-ci.
Enfin, la reconstitution est préparée par les réflexions de Fabian Leenders sur la manière de jouer un meurtrier et sur les éléments biographiques qu’il partage avec Wintgens : même histoire familiale, même parcours professionnel, même ennuis de santé. Mais ce n’est pas une simple coïncidence, évoquée au passage pour prouver l’authenticité de son incarnation du meurtrier. Au contraire même, l’affirmation de ces similitudes biographiques juste avant la reconstitution exacerbe l’écart, visible dans l’image reconstituée, entre ce qui a été (un chômeur devenu meurtrier) et ce qui est (un chômeur devenu acteur). Et, outre l’extrême violence de la scène, cet écart est insupportable, parce qu’aucune explication ne vient le réduire. C’est lui qui est réel, bien qu’invisible, et c’est face à lui que le spectateur doit prendre position, s’engager, comme y invite le titre du chapitre V : « De l’engagement ».
la virtualité de la reconstitution
Après avoir reconstitué un meurtre, Milo Rau franchit une limite supplémentaire en reconstituant un suicide collectif dans Familie (2020). Dans ce spectacle, il se confronte de nouveau à un événement incompréhensible, qui l’engage à défier une même impossibilité éthique et esthétique, et la charge émotionnelle est démultipliée par l’absence de figures monstrueuses. À l’origine de cette création se trouve un fait divers : le suicide collectif de la famille Demeester à Coulogne en 2007. Le spectacle se présente comme la reconstitution de la soirée précédant le suicide, reconstitution totalement fictive puisqu’il n’y a bien sûr aucune trace ni aucun témoin de celle-ci. En comblant le déficit d’image, il impose une représentation de cette soirée, conçue comme une allégorie de l’implosion de la cellule familiale. Si Rau en était resté là, le spectacle ne dispenserait certes pas un savoir historique, mais défendrait une thèse, d’ailleurs peu originale. Et d’ailleurs, que peut-on apprendre sur l’état contemporain de la famille à partir de cette soirée nécessairement exceptionnelle ? Rau dit s’être inspiré de Concert à la carte, de Kroetz (1972), pièce didascalique qui retrace la dernière soirée d’une femme s’achevant par son suicide. Seulement, dans cette pièce, le suicide survient à la fin, de façon imprévisible, après une longue série de gestes anodins. Le dénouement sert de révélateur : il incite à relire le moindre geste d’une soirée absolument normale sous le signe d’une désolation intérieure, résultant de la vacuité affective et sociale de la vie moderne. Or, dans Familie, le dénouement est annoncé dès l’ouverture du spectacle. La banalité de tous les actes accomplis sur scène (cuisiner, apprendre ses leçons, passer des coups de fil, manger, débarrasser, ranger, regarder des films de famille…)[12] ne renvoie donc pas à une certaine normalité de l’aliénation, mais à la manière douloureuse de passer ses derniers instants, de faire face à la mort programmée. En d’autres termes, si Kroetz présentait la monotonie funeste de la vie quotidienne avec une froideur clinique, Familie fait appel à l’empathie du spectateur. Le public est d’ailleurs interpellé par les gros plans sur les visages apeurés, désemparés, apathiques, captés par les caméras réparties dans le décor et projetés sur l’écran, au-dessus du décor. Il a accès, par l’utilisation de la voix off, à l’intériorité des personnages, à leurs plaisirs passés et à leurs regrets. Et surtout il connaît, dès les premières minutes, les liens familiaux existant entre les quatre comédiens, puisque le metteur en scène a choisi pour incarner les quatre Demeester (les deux parents et leurs deux filles) de faire appel à une autre famille, bien réelle elle aussi, composée d’An Miller et Filip Peeters, deux comédiens connus en Flandre, et de leurs deux filles (Leonce et Louisa). Là encore, ce choix radical de distribution contribue à accorder à la reconstitution une teneur de réalité. L’aînée des filles s’extrait par intermittence du décor réaliste, représentant quelques pièces d’une maison ordinaire, pour s’asseoir à une table posée à l’avant-scène et évoquer le processus de création, les recherches faites sur la famille Demeester, mais aussi ses propres pensées suicidaires. Les différents témoignages, adressés au public par la jeune fille ou par les voix off, sur la vie au sein de la famille Miller-Peeters (l’absence des parents, pris par leur métier de comédien, la vie des enfants en internat, par exemple) semblent donc avoir pour fonction première d’attester la réalité de ce qui est montré, à savoir une famille désagrégée. Au lieu d’inventer des rapports familiaux à la famille Demeester, Milo Rau expose ceux, a priori réels, ou tout au moins présentés comme tels, de la famille Miller-Peeters, qui vaudrait alors comme modèle de la famille bourgeoise européenne. La substitution au sein de la représentation d’une famille pour l’autre implique une similitude entre les deux, ce qui a pour conséquence de ramener l’inimaginable à la normalité et de faire du suicide collectif une virtualité valable pour toute famille européenne. Mais, encore une fois, il ne s’agit pas tant de tenir un discours global sur le devenir de la cellule familiale que de créer les conditions d’une identification émotionnelle différente de ce que procure la fiction : finalement, le spectateur ne s’identifie pas au personnage, mais à la personne sur scène. Bien sûr, toute la reconstitution relève du jeu théâtral, du simulacre, des accès de pleurs et de terreur à l’idée de la mort à venir, jusqu’à l’insupportable scène de pendaison. Mais le spectacle fait de ce jeu une possibilité existentielle pour la famille Miller-Peeters. La teneur de réalité du spectacle provoque paradoxalement la transformation de l’image reconstituée du passé en image virtuelle du présent, ou en futur à éviter.
Notes
[1] Milo Rau, Globaal Realisme/Réalisme global, Gent-Berlin, NT Gent-Verbrecher Verlag, 2018, p. 241
[2] Milo Rau, Vers un réalisme global, trad. française Sophie-Andrée Fusek, Paris, L’Arche, 2021, p. 89.
[3] Milo Rau, Globaal Realisme/Réalisme global, op. cit., p. 242. Par ailleurs, depuis une quinzaine d’années, il n’a eu de cesse de placer sa pratique théâtrale sous le signe d’une reconquête de l’avenir.
[4] Pensons à l’utilisation que fait Milo Rau de l’Orestie d’Eschyle pour aborder l’après-État islamique dans le nord de l’Irak dans Oreste à Mossoul.
[5] En plus des deux ouvrages déjà cités, citons un autre recueil, en allemand, d’écrits et d’entretiens : Milo Rau, Rolf Bossart, Wiederholung und Ektase, Zürich-Berlin, Diaphanes, 2017.
[6] Milo Rau, Vers un réalisme global, op. cit., p. 177.
[7] Nous pourrions également citer Breivik’s Statement (2012), qui propose un dispositif immersif dans lequel le spectateur devient l’auditeur de la plaidoirie du terroriste norvégien d’extrême droite à son procès. Or ce discours est prononcé par l’actrice allemande Sascha Ö. Soydan, une femme d’origine turque, cible par là même de la diatribe nauséabonde de Breivik. Cette contradiction permet de déconnecter le discours de son auteur (ce n’est pas une pièce documentaire sur le terroriste), de concentrer l’attention sur l’argumentation et l’infamie des nombreux discours contemporains similaires, qu’on n’écoute jamais pour eux-mêmes.
[8] Sans compter que la miction sur scène est devenue effet rhétorique récurrent, dont se raille Ursina Lardi dans Compassion (2016) : elle est une technique comme une autre qui n’est plus transgressive, mais qui est devenue un signe, du fait de sa fréquence, de la transgression.
[9] Par ailleurs, malgré l’utilisation de quelques accessoires qui peuvent faire office d’effets de réel (c’est surtout le cas de la Volkswagen Polo, modèle de la voiture des meurtriers, apportée sur scène), la reconstitution se caractérise par une économie de moyens qui tend à l’épure de l’événement, réduit aux actions des personnages.
[10] Ce dernier n’est pas à proprement parler un amateur, mais il ne faisait pas partie de l’équipe de départ regroupant les comédiens compagnons de route de Milo Rau.
[11] Milo Rau, Vers un réalisme global, op. cit., p. 177.
[12] Le prosaïsme des gestes et la multiplication des détails dans la construction du décor participent là aussi d’une esthétique hyperréaliste.
Pour citer cet article
Stéphane Hervé, « À la recherche du présent
Les reconstitutions de Milo Rau », Théâtre/Public, N° 249 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp249-a-la-recherche-du-present-les-reconstitutions-de-milo-rau/