numéro 249

N°249

Aktionhose : Genitalpanik
Performance, reenactment et re-performance de l’événement

Par Nathalie Cau

VALIE EXPORT a réalisé Aktionhose : Genitalpanik qui dénonce le patriarcat, interroge le regard masculin sur le corps des femmes, saisit l’image d’elle-même et la confrontation avec l’espace public comme moyens d’action et d’appropriation de soi, de construction d’une identité féminine émancipée de l’œil et du discours masculins.

Waltraud Lehner est née en 1940 à Linz, épouse Höllinger, elle devient VALIE EXPORT en 1967. Elle se choisit un nom qui lui appartient en propre et ne résulte d’aucune transmission obligatoire d’un père ou d’un époux, mais d’une ironie envers une marque populaire de cigarettes au marketing publicitaire empreint d’imaginaire viril. Elle s’octroie les majuscules. Peu après cette décision, elle réalise Aktionhose : Genitalpanik[1] qui dénonce le patriarcat, interroge le regard masculin sur le corps des femmes, saisit l’image d’elle-même et la confrontation avec l’espace public comme moyens d’action et d’appropriation de soi, de construction d’une identité féminine émancipée de l’œil et du discours masculins. Cette œuvre a non seulement marqué l’histoire de la performance, mais elle tient lieu d’œuvre majeure de l’actionnisme viennois, d’œuvre emblématique de l’histoire du féminisme, d’œuvre singulière dans l’histoire du reenactment, et d’œuvre symptomatique des questions de représentation et de leurs évolutions pour la théorie des arts de la performance. Rares sont les pièces qui ont été autant reenactées ou re-performées, plus rares encore sont celles dont les itérations ont donné lieu à tant de commentaires ou de critiques de la part des mondes de l’art comme des auteurs universitaires. Tout à la fois moment d’art, action, archive, document, performance protéiforme, icône et mythe, Aktionhose : Genitalpanik se pose en objet d’étude singulier dont le succès et la notoriété sont indissociables du devenir sur plus d’un demi-siècle. S’il ne s’agit pas, ici, d’ajouter un commentaire supplémentaire à une œuvre déjà abondamment analysée, elle apparaît comme suffisamment emblématique pour interroger le devenir politique de la performance dans la re-performance et le reenactment.

performance, documents, mythe : genitalpanik 1 et 2

La performance de VALIE EXPORT Aktionhose : Genitalpanik est célèbre aujourd’hui par les photographies de la performeuse réalisées par Peter Hassman en 1969 : celles-ci sont visibles dans les plus fameuses institutions depuis le début des années 2000, que ce soit au Museum of Modern Art de New York (MoMA, acquisition en 2007), au Centre Pompidou à Paris (acquisition en 2008) ou à la Tate Modern de Londres (acquisition en 2010), entre autres. Sur ces clichés, on voit VALIE EXPORT portant un jean dont l’entrejambe a été découpé, découvrant ainsi ses parties génitales jusqu’à la naissance du ventre, un blouson en cuir souple, court et ajusté, une mitraillette. Elle est auréolée d’une masse de cheveux ébouriffés par un crêpage aussi ample que désordonné. Au moins sept images de deux séries (l’une pieds nus devant un mur blanc, bracelet d’identification au poignet, l’autre dans une salle avec deux chaises et les pieds chaussés d’escarpins à petits talons) ont été produites et circulent désormais de musées en recoins du Net, d’expositions rétrospectives en reenactments.

On a longtemps pensé que ces photographies provenaient d’une reprise en 1969 de la performance donnée l’année précédente à Munich. Longtemps, on a aussi pensé qu’il s’agissait plutôt d’une reprise de la performance de 1968 mais à Vienne et juste pour la séance de poses. La performance que dénoteraient alors les images photographiques serait une déambulation de VALIE EXPORT dans un cinéma pornographique bavarois dont elle interrompt la séance pour interpeller les spectateurs. Parcourant les travées avec son pantalon découpé et son arme, la performeuse aurait forcé les spectateurs à s’interroger sur leur intention de jouir des corps exposés sur le celluloïd de la pellicule tandis qu’ils peinent à regarder le réel directement offert à leurs yeux, le bassin de la performeuse se trouvant à la hauteur du nez des spectateurs assis. Hilary Robinson[2] a montré, il y a une dizaine d’années, que la performance dans le cinéma X de Munich en 1968 est seulement un récit erroné qui a nourri le mythe jusqu’aux années 2010 mais ne restitue pas l’action réellement menée par VALIE EXPORT. C’est néanmoins ce récit qui a circulé à partir de l’entretien accordé par la performeuse à Ruth Askey en 1979[3] pour la revue High Performance, parue en 1981. Repris même par les musées acquéreurs dans leurs catalogues jusqu’à très récemment[4], il colle à l’empreinte de l’action de VALIE EXPORT dans la mémoire collective et contribue indéniablement à son statut actuel. Le temps a mû la performance en mythe.

La performance de VALIE EXPORT est en réalité plus complexe et moins dangereuse. On se figure aisément, en effet, la réaction des autorités ouest-allemandes si VALIE EXPORT avait pénétré dans un lieu public armée d’une mitraillette à l’aube des années 1970. Les « années de plomb » débutent en Europe, les organisations terroristes d’extrême gauche (Rote Armee Fraktion du groupe Baader-Meinhof, Brigades rouges italiennes) font courir un risque aux démocraties libérales que les gouvernements répriment violemment. En République fédérale, « l’automne allemand » survient dès le printemps 1968. L’enquête et les échanges épistolaires entretenus en 2012 par Hilary Robinson avec l’artiste établissent une performance en trois temps et deux mouvements (Genital Panik 1 et 2) : en 1968, VALIE EXPORT fabrique le pantalon et envisage une performance puis y renonce. Le 22 avril 1969, elle déambule deux fois (en ouverture puis en clôture de la série d’actions qu’elle présente avec Peter Weibel) dans une salle de cinéma de Munich (l’Augusta Lichtspiele) où elle est invitée en tant qu’artiste. Elle porte alors le pantalon découpé entre les jambes mais ne possède ni arme ni cheveux crêpés. S’il est possible que des images du corps féminin soumis aux regards aliénant du patriarcat soient diffusées dans cette salle de cinéma, celle-ci n’est cependant pas spécialisée dans les films pornographiques.

VALIE EXPORT adresse à l’assemblée des présents un discours plus ou moins improvisé sur le voyeurisme cinématographique (l’œuvre fait partie du projet Expanded Cinema dont l’objet est précisément de mettre en question le regard voyeur du spectateur de cinéma et de chercher un regard émancipé sur le corps féminin) ; un discours sur l’objétisation des corps des femmes et la confiscation de la parole féminine par la domination masculine complètent son intervention. Dans un entretien accordé en août 2012 à Devin Fore[5] pour le magazine Interview, VALIE EXPORT redit son adresse au public : « Ce que vous regardez sur l’écran, vous le voyez ici en réalité. »[6] La substitution du réel au film doit mettre en évidence la construction du corps féminin par l’œil masculin et la nécessité de s’en défaire pour atteindre une identité qui ne soit pas déterminée par la domination masculine.

L’Aktionhose s’avère bien être l’accessoire de deux performances successives données le 22 avril 1969 ; l’œuvre contient donc une pluralité d’itérations dès sa création. Selon le témoignage de VALIE EXPORT, certains spectateurs du fond de la salle sont suffisamment mal à l’aise pour quitter précipitamment le lieu, en proie à la panique[7]. Quelques mois plus tard, VALIE EXPORT organise, à Vienne et avec Peter Hassmann, les séances de pose pour les photographies désormais connues : avec l’arme et les cheveux en bataille. À partir de cet ensemble sont produits des tirages au format indéterminé, qui sont ensuite affichés dans l’espace public sur les murs de Vienne.

Dès lors, non seulement la performance contient dès son projet une multiplicité d’itérations, mais celles-ci sont caractérisées par la variation des véhicules médiatiques. Cette nature intermédiale de la performance (intervention dans l’espace public, action, réitération, discours, photographie, exposition des images dans l’espace public mais aussi narration a posteriori de l’événement) correspond au projet et au mode de création des œuvres de VALIE EXPORT et plus généralement de l’actionnisme viennois. Il ne s’agit pas tant de documenter la performance, puisque aucune trace, sinon le récit, ne subsiste des actions de Genital Panik 1 et 2, que d’envisager sa réalisation kaléidoscopique en différents temps et lieux, dès lors que ceux-ci sont publics. L’irruption de la performeuse dans le cinéma, à la surprise de l’audience, coïncide également avec les choix subversifs habituels du mouvement artistique alors en cours de définition, de même que le recours à la photographie comme élément constitutif de la performance et du déplacement de sa réception dans le temps apparaissent dès les premières œuvres des actionnistes viennois.

La réitération de la performance ou son resurgissement ne se limite pourtant pas aux années 1960. En effet, le site de la Tate Modern[8] signale que la première série de six photographies de Peter Hassmann tirées sur papier apparaît en 1994 sur les murs de Berlin, alors que VALIE EXPORT enseigne à l’Académie des arts de la ville. La même notice révèle enfin que la série des photographies de 1969 montrant VALIE EXPORT chaussée d’escarpins dans une salle parquetée et soutenue par deux chaises (avec cheveux crêpés et arme au poing) n’est tirée qu’en 2001. Aktionhose : Genitalpanik apparaît donc comme une œuvre protéiforme, intermédiale, discursive, visuelle et vivante ; à la fois inscrite et non inscrite dans un lieu et un temps, subversive par sa contemporanéité et partiellement tissée de fictions mémorielles.

seven easy pieces : de la performance à la re-performance

En novembre 2005, Marina Abramovic présente au Guggenheim de New York Seven Easy Pieces, qui fait aujourd’hui date dans l’histoire du reenactment et a nourri dès son apparition les controverses sur son objet, ses modalités de mise en œuvre et sur le travail de Marina Abramovic elle-même. Les Seven Easy Pieces confèrent une actualité aux travaux présentés : en même temps qu’elles offrent aux pièces re-performées une renommée accrue, elles participent à la popularisation du procédé de « re » -création, -performance, -enactment… Refusant l’élitisme inhérent à la performance qui suppose d’être au bon endroit au bon moment, elles proposent un moyen de rendre cette dernière accessible au plus grand nombre en formalisant des règles de réitération.

Au tournant du siècle, l’intérêt pour les avant-gardes de la performance et leur retour à la visibilité tient de l’évidence : A Little Bit of History Repeated est montrée au Kunst-Werke de Berlin tandis que Jeremy Deller monte The Battle of Orgreave, en 2001 (Rebecca Schneider a publié l’article « Performance Remains »[9] la même année) ; A Short History of Performance a déployé ses deux volets à la Whitechapel Art Gallery en 2002 et 2003 ; la soirée « Re-enact » explore le répertoire de la performance à Amsterdam en décembre 2004, et « Life Once More » est organisée par Sven Lütticken au printemps 2005 à Rotterdam, donnant lieu dès l’année suivante à des publications du curateur, mais aussi de Jennifer Allen, Peggy Phelan, Andrea Fraser, entre autres, qui confirmeront leur intérêt pour la question par la suite. Amelia Jones ou Jessica Santone publient sur les performances du Guggenheim ; pour le catalogue de Seven Easy Pieces, Nancy Spector s’entretient avec Marina Abramovic ; Erika Fischer-Lichte et Sandra Umathum publient quant à elles des contributions et co-dirigent la publication. Le « re » peuple donc les intérêts et les préoccupations des mondes de l’art comme des universitaires attachés à leur étude. L’intervention de Marina Abramovic à New York s’inscrit dans un mouvement plus qu’elle ne l’initie, mais elle confère une visibilité encore inédite au questionnement qui émerge depuis le début de la décennie.

Le principe de l’artiste re-performeuse est simple : puisque toutes les performances sont susceptibles d’être reprises sans contrôle de leurs concepteurs, elle propose une modalité, déclinée sous forme de charte, qui garantisse à la fois la pérennité des œuvres mais aussi leur reconstitution, qu’elle désigne par « re-performance ». Il s’agit avant tout de préserver le respect des droits intellectuels et économiques des auteurs de la pièce originelle, qu’elle nomme « séminale », tout en maintenant les spécificités de la performance (unicité, live, actualité, authenticité). Elle obtient, avec les autorisations des artistes ou de leurs ayants droit, la possibilité de présenter cinq œuvres emblématiques des années 1960 et 1970 auxquelles elle-même n’a pas pu assister mais qui lui paraissent constitutives de l’histoire de la performance. Aux côtés des travaux de Bruce Nauman, Vito Acconci, Gina Pane et Joseph Beuys, Marina Abramovic reprend Aktionhose : Genitalpanik de VALIE EXPORT et l’une de ses propres œuvres de 1975 (Lips of Thomas). Les Seven Easy Pieces s’achèvent par une création personnelle de l’artiste : Entering The Other Side, septième et dernière performance de la série qui dure donc une semaine.

Le dispositif mis en place par Marina Abramovic comprend : un grand praticable modulable installé au milieu du hall du Guggenheim (dès lors visible de tous les visiteurs, y compris celles et ceux qui ne seraient pas venus au musée pour la voir) ; un espace d’exposition de la documentation qui a servi à l’artiste pour re-performer l’œuvre « séminale » ; un espace de projection du film que tourne Babette Mangolte tout au long de l’événement (la rampe de travelling ou les câbles, les mouvements de la caméra pendant les performances appartiennent au dispositif de présentation) et qui est montré aux visiteurs avant d’exister comme œuvre commune, commercialisée à l’issue de la présentation au Guggenheim. Un catalogue d’exposition présentant un ensemble d’analyses accompagne la trace filmée.

Le sujet de l’archive et de la documentation de la performance, du médiatisé et de l’immédiat étant au cœur du projet de l’artiste, sa documentation participe naturellement de l’événement.

La notoriété préalable de l’artiste et des auteurs qu’elle re-performe est telle qu’une couverture critique et médiatique importante accompagne la semaine de présentations au Guggenheim, dès avant son ouverture au public. Chaque re-performance dure sept heures, en accord avec le principe duratif qui caractérise la plupart des œuvres de Marina Abramovic. Les visiteurs du musée sont donc invités à assister à l’œuvre de l’artiste, en même temps qu’à la réitération d’œuvres iconiques d’autres auteurs majeurs de l’histoire de la performance.

Aktionhose : Genitalpanik est montrée après la re-performance de Seedbed (Vito Acconci, 1972) et avant The Conditioning (première des trois phases d’Action Autoportrait(s) : mise en condition/contraction/rejet de Gina Pane, 1973). Marina Abramovic, ainsi que le fait remarquer Annette Bénichou, choisit comme modèle les images tirées en 2001 et demeure silencieuse, impassible et quasi statique pendant toute la durée de la performance :

« Dans la tradition du tableau vivant, [elle] reconstitue une représentation iconique plutôt qu’une performance, un glissement qui, dans la perspective d’une démarche documentaire et historique, soulève de nombreuses interrogations à cause de son parti pris criant d’inauthenticité. »[10]

La performance assume sa distance avec le modèle de VALIE EXPORT. Elle a lieu dans un musée, auprès d’un public volontairement venu la contempler, à distance de celui-ci, sur la haute estrade. Marina Abramovic a les cheveux certes lâchés mais sagement peignés. Elle porte un pantalon noir ouvert à l’entrejambe qui dévoile son sexe nu jusqu’au haut du pubis, elle porte les mêmes chaussures de travail à lacets noires que pour les autres performances de la série. À la place de la fine chemise de cuir de VALIE EXPORT, la re-performeuse a enfilé un tee-shirt noir et un imposant blouson de cuir qu’elle doit relever ou déplier lorsqu’elle s’assoit sur l’une des deux chaises simples qui composent le mobilier de son estrade. Alors que VALIE EXPORT a enfilé à son poignet une sorte de bracelet d’identification, le film de Babette Mangolte, dans un lent plan serré, montre l’anneau aux allures d’alliance que Marina Abramovic porte au doigt. Elle tient devant elle une lourde mitraillette. Alternativement assise ou debout, brandissant ou non son arme, au cours des sept heures de la performance, elle demeure impassible, dominant une partie du public depuis la hauteur de son estrade, tandis que d’autres spectateurs la regardent à partir de la galerie en colimaçon du musée, par-dessus les rambardes. Offerte aux regards, Marina Abramovic ne confronte pas la déchirure de son pantalon à la proximité du visage des visiteurs. L’espace de présentation est clairement séparé de celui de l’assistance. Ainsi, lorsqu’elle traverse le public pour se mettre en place sur ce qu’il faut bien convenir d’appeler une scène, elle fend la foule mais sans s’en approcher, guidée et entourée par le personnel du musée, le film de Babette Mangolte en témoigne.

Marina Abramovic choisit de présenter Aktionhose : Genitalpanik le 11 novembre 2005, jour de commémoration de l’Armistice et des Vétérans américains. La dimension subversive de cette date est soulignée par l’artiste, sans doute consciente que la vue d’une arme ou d’un sexe féminin nu ne génèrent pas de panique équivalente à New York au début du troisième millénaire qu’en Europe centrale à la fin des années 1960, tandis qu’une femme armée à moitié nue dans un lieu d’art demeure un hommage ambigu aux combattants. VALIE EXPORT, sans reconnaître de liens évidents entre son œuvre et celle présentée au Guggenheim en 2005, relève la provocation que constitue, selon elle, l’exposition du sexe dénudé de Marina Abramovic dans l’Amérique « puritaine »[11].

Ce qu’Annette Bénichou identifie comme un « parti pris criant d’inauthenticité » indique que la re-performance n’est pas « l’imitation servile » d’un modèle que dénonce Sven Lütticken[12] critiquant les reconstitutions exemptes de réinvention, mais une façon de saisir une œuvre sans se l’approprier. De même que la photographie de la performance indique que quelque chose a eu lieu et doit matérialiser dans l’image une action achevée mais saisie sur le vif, la re-performance lie son existence à celle de l’œuvre « séminale », sans céder ni à la copie ni à l’allusion. Elle doit montrer que quelque chose a été qui permet qu’autre chose soit de nouveau, elle doit conserver sans croire à la possibilité d’une reproduction à l’identique. Si l’authenticité tient au live et au principe d’actualisation, l’inauthenticité placerait-elle la re-performance dans le registre de la re-création ? Ce n’est pas ce que revendique Seven Easy Pieces, bien au contraire : l’actualisation n’omet pas la restitution de l’œuvre « séminale ». Dès lors, faudrait-il envisager la re-performance comme une citation ? Quel sens aurait, en ce cas, la démarche préalable de l’artiste lorsqu’elle sollicite auteurs et ayants droit ?

Les choix de Marina Abramovic, les principes de la re-performance qu’elle énonce alors et qu’elle applique cinq ans plus tard pour la grande rétrospective que lui consacre le MoMA en 2010 (« The Artist Is Present »), ont donné lieu à de si vastes, intenses et profonds débats qu’il semble difficile aujourd’hui de prétendre y ajouter quelque chose de neuf. Les principales controverses portent sur les questions d’authenticité, d’une « origine » possible à quelque performance que ce soit, de la documentation des arts live, de la re-performance vs le reenactment, d’archive vivante de la performance, d’institutionnalisation et de marché de l’art. La tromperie potentielle de la mimésis occupe une large place dans les débats qui surgissent alors, réactualisant (« reenactant » ?) l’éternelle opposition entre Platon et Aristote, Rousseau et Diderot…

Sans reprendre l’ensemble des arguments des chercheurs en performance studies, des historiens de l’art, des curateurs, des artistes ou des critiques, on note cependant que, en 2010 autant qu’en 2005, et encore en 2021 à l’occasion de la « re-performance » de la Callas pour 7 Deaths of Maria Callas présentée, à Paris, sur la scène de l’Opéra Garnier, Marina Abramovic n’emploie pas le mot de « théâtralité » ni aucun autre du champ lexical spécifiquement théâtral pour évoquer son travail. Les rêves de pureté et d’unicité de la performance prédominent dans un discours qui entend « re-performer » des œuvres « séminales » et originales, préservant les notions d’authenticité de l’expérience et l’auctorialité individuelle.

Pourtant, il s’agit bien de suivre une forme, repérée par quelques gestes, attitudes ou accessoires, par une succession d’actions qui signalent suffisamment l’œuvre « séminale » sans prétendre à l’identique. Ainsi, quoi que Marina Abramovic s’en défende avec véhémence, et quand bien même il n’est pas question de texte, il s’agit bien de l’élaboration d’un répertoire, au sens théâtral du terme. La singularité d’un ensemble de gestes ou d’attitudes peut constituer un ensemble identifiable, souffrant la répétition autant que la variation. C’est ce que montre Diana Taylor dans The Archive and The Repertoire[13] : la domination culturelle européenne et nord-américaine postule qu’un répertoire ou des archives sont constitués de données écrites, mais cet a priori est contredit par les transmissions constatées dans des cultures moins portées sur l’écrit. Un répertoire de gestes, de mouvements, de vêtements peut se former et se transmettre. Or c’est ce que prétend faire Marina Abramovic lorsqu’elle re-performe : transmettre et restituer une performance à celles et ceux qui n’ont pas assisté à son itération première. Sans qu’il y ait nécessairement du théâtre, puisque le format de Seven Easy Pieces ne permet pas qu’une assemblée se constitue qui assiste à l’ensemble de la pièce, la possibilité de réinterprétation d’un motif performantiel composé de signes reconnaissables, conservé sous une forme actualisable, interprétable et réactivable, postule une théâtralité, quand bien même elle serait sans écriture, par l’instauration d’un répertoire qui organise les mouvements du corps.

Une question, toutefois, demeure ouverte : répétant l’image de 2001 plus que la déambulation du 22 avril 1969 ou même les photographies de la même année, le choix de Marina Abramovic ne revient-il pas à définir a posteriori l’événement Genitalpanik ? Dans quelle mesure, puisque la déambulation réitérée, les photographies de la première série de 1969, le récit, le succès critique des erreurs dans la narration, la persistance de l’affichage dans l’espace public, sa résurgence à presque trente années de distance en 1994, le surgissement des images de la deuxième série de Peter Hassmann en 2001, contribuent à forger ce qu’est l’action de VALIE EXPORT, la re-performance du Guggenheim, sous forme de tableau vivant, ne contribue-t-elle pas, d’une part, à modifier l’importance relative de l’image photographique dans la performance pour en faire le cœur battant et, d’autre part, à délimiter au creux d’un instant une performance qu’on pourrait considérer comme immarcescible et irrégulièrement réactivée depuis 1968 et la confection de l’Aktionhose ?

Alors que le travail de VALIE EXPORT déploie le temps et l’espace de la performance par l’intermédialité, laissant, avec la publication des dernières images en 2001, la potentialité d’une œuvre perçue comme à jamais inachevée, la re-performance impose un cadre temporel à l’événement. « L’événement est ce qu’il devient »[14], écrit Michel de Certeau, or ce que met en évidence Marina Abramovic en re-performant Genitalpanik, c’est non seulement que l’événement est passé puisqu’on peut y revenir (quand bien même ce serait pour l’actualiser) mais aussi qu’il est clos. De l’action prolongée, l’événement qui n’en était peut-être pas encore un devient inscriptible dans une chronologie. L’intermédialité qui définit la performance de VALIE EXPORT laisse un suspens que les Seven Easy Pieces figent. En prenant appui sur la photographie de 2001, la re-performance circonscrit la durée de la performance ; paradoxalement, elle le fait par un étirement puisque ce que l’ouverture brève de l’obturateur a saisi en une fraction de seconde dure ici sept heures.

répétitions, variations, itérations : genitalpanik au xxie siècle

Les re-performances ou les reenactments de Genitalpanik qui suivent la série du Guggenheim semblent confirmer le constat de Michel de Certeau : la performance confidentielle du 22 avril 1969 est devenue un événement du passé, dont la définition même résonne au présent. Les reenactments sont nombreux et les échos se répondent. Aux alentours de 2005 également, la photographe californienne Eve Fowler exécute un portrait photographique de l’artiste K8 Hardy dans son studio, Untitled (K8 with Crotchless Pants). Le visage impavide, la jeune performeuse aux cheveux très courts fait face à l’objectif. Jambes écartées, une main sur la cuisse, l’autre pendante entre ses jambes, la découpe de son jean bleu laisse voir son sexe nu. Elle porte un simple tee-shirt noir et le tirage est en couleur. Le cliché est fait en intérieur, sans autre témoin apparent que la photographe. Le rappel de l’œuvre de VALIE EXPORT, sans autre matérialisation que le pantalon déchiré et la position du corps, semble dès lors tenir plutôt de la citation que de la reconstitution, nous y reviendrons.

En novembre 2011, Effy Beth[15] performe Genital Panic : Cortala ! à Buenos Aires, dans le cadre de la XX Marcha del Orgullo LGTTBI. Les photographies montrent la performeuse trans portant un bustier de cuir qui découvre ses épaules, les cheveux longs et détachés, des escarpins noirs. Elle est moulée dans un legging de la même couleur, ouvert à l’entrejambe, laissant dépasser son sexe nu. Elle a déposé son pénis entre les lames d’un taille-haie dont elle tient les manches ouverts, provoquant, ainsi qu’en attestent les images publiées en ligne sur son site, la panique et le rire effrayé des témoins. Alors que son costume est éloigné de celui de l’artiste autrichienne, l’artiste argentine propose une expérience apparemment très proche de l’action de VALIE EXPORT. Mêlée au défilé, elle affirme la dimension potentiellement dangereuse autant qu’extérieure, culturelle et liée au regard aliénant, sur l’assignation de genre et la définition du corps féminin.

Camille Dejean[16], en 2013, lors d’un reenactment performé dans le cadre d’un colloque international organisé par l’université de Strasbourg sur la question justement du reenactment, semble courir et déambuler armée dans un cinéma sans image. Aucune photographie de l’événement postée sur son site, cependant, ne la montre dans la pose devenue iconique de VALIE EXPORT. Ses cheveux, sans être monstrueusement crêpés comme ceux de la performeuse autrichienne, sont visiblement en désordre. Les occurrences soulignent les différences mais portent la trace des itérations précédentes, y compris les récits qui en ont été faits. La performance a pour fonction d’interroger le phénomène en marge d’une réflexion académique, elle apparaît comme tentant une reconstitution du récit collecté par Ruth Askey en 1979 mais à l’intérieur d’un centre d’art et dans le cadre d’une programmation. C’est donc bien l’aspect documentaire du reenactment qui est ici recherché, sa capacité à restaurer ou conserver un événement, éphémère par nature. Toutefois, ce sont les conditions d’un spectacle (lieu dédié, horaire fixe, audience venue spécialement pour l’occasion) qui règlent l’apparition de l’événement, penchant déjà pour sa théâtralité.

On pourrait multiplier les exemples à travers le monde depuis le début des années 2000. Les variations sont aussi évidentes que les constantes : le pantalon sans entrejambe qui expose le sexe de la performeuse, la photographie comme support principal, l’affirmation du caractère culturel de la féminité et du rôle aliénant du regard dans la détermination de l’identité, la posture de défi, le geste d’ouvrir les jambes. En revanche, bien que revendiquant le reenactment, la re-performance ou le re-jeu, voire la citation, aucune des itérations trouvées au cours de la rédaction du présent article ne signale de prise de parole de la performeuse ni de collage d’affiches. L’événement re-performé devant Peter Hassmann semble se substituer à la performance du 22 avril 1969 et à ses suites.

À l’exception notable de la performance d’Effy Beth à Buenos Aires, l’expérience performantielle de la déambulation discursive surgie entre les rangs des spectateurs succombe à l’expérience individuelle de la performeuse exposant son corps simultanément en trois temps : dans le temps comparatif du re-, dans le présent de la performance évidé par le retour fantomatique d’un autre corps, ailleurs en un autre temps et dans le temps différé de la prise de vues, qui sera regardée plus tard, en l’absence des protagonistes. Le discours est dissout par la puissance de l’archive photofilmique de la performance. Le temps circule par la répétition de l’événement, désignant sa clôture, c’est le pouvoir de la citation d’indiquer la chronologie. En quel temps se situent alors la performance, la re-performance, le reenactment et le théâtre ?

temporalité, théâtralité : distinguer le reenactment de la re-performance

Intéressée par les travaux de Gregory Bateson, VALIE EXPORT n’ignore pas la performativité ludique. L’expérience qu’elle fait, pour elle-même, le 22 avril 1969 modifie et ne modifie pas le regard assujettissant qui la situe et l’assigne à sa position sociale de femme, incorporée par le regard masculin. De même que les louveteaux de Bateson dénotent les dominations internes à la meute lors des jeux qu’ils engagent entre eux au cours desquels le mordillement dénote
la morsure sans lui être comparable, l’action de VALIE EXPORT se place d’emblée dans le domaine du jeu et de la fiction. Précisément parce qu’elle ne prend pas le risque d’apparaître en public avec une arme au poing, parce qu’elle se place à portée des regards des spectateurs mais que ceux-ci sont déjà dans un lieu consacré à la fiction et qu’elle les interpelle en les interrogeant sur la fiction, VALIE EXPORT mène une action qui tient lieu d’expérience pour elle et pour celles et ceux qui participeront à son jeu en l’acceptant comme tel. Sa participation n’est pas seulement live, elle est ludique. L’actionniste féministe propose à une assemblée de regard et d’écoute une situation qu’elle soumet aux jugements individuels et collectifs. L’enjeu n’est pas de réussir ou d’échouer à réaliser un ensemble d’actions ; elle produit du jugement et enrichit son expérience et celle des présents d’une connaissance nouvelle. Celles et ceux qui fuient la salle de cinéma, par exemple, ne partageront pas l’expérimentation proposée de variation du regard sur la construction de l’identité féminine, pas plus que celles et ceux qui n’écouteraient pas, détourneraient les yeux ou n’auraient rien remarqué. De plus, VALIE EXPORT propose d’étendre l’espace et le temps de la performance par l’affichage : les passantes ou les passants qui s’arrêteront, les quidams qui resteront devant les photographies de Peter Hassmann seront de facto dans une situation performantielle, regardants/regardés, interrogeant les assignations sociales.

On pourrait alors reconnaître dans le dispositif de Genitalpanik 1 et 2 du 22 avril 1969 quelque chose de l’ordre de la théâtralité et qui propose, comme l’événement théâtral, un jeu librement consenti, une assemblée dissensuelle et hétérogène, un jugement réciproque. En outre, la prolongation par l’affichage dans l’espace public renvoie les spectateurs-passants à leur « rôle » social, aux regards réciproques. Il reproduit, en différé, la possibilité d’une assemblée similaire à celle du cinéma munichois. Qu’on considère les deux occurrences de l’action de VALIE EXPORT du 22 avril 1969 ou l’étalement de la performance dans les mois qui suivent, celle-ci demeure politique puisque adressant à une assemblée une question sociale et esthétique ainsi qu’une proposition d’émancipation, pour qu’elle s’en saisisse et la pense.

La proposition d’Effy Beth, de ce point de vue, est très proche de la performance de VALIE EXPORT, en dépit de l’ampleur des différences de contexte, de costume, d’environnement. La parade à laquelle la performeuse participe à Buenos Aires se prête au jeu, elle se déroule à un moment et définit un espace carnavalesque, ouverts à l’activité ludique. Effy Beth défile sous les regards des participants et des gens de la rue à l’instant où elle passe, elle s’inscrit dans l’espace public, s’offre au jugement, à l’élaboration commune d’une pensée politique sur le corps et les dominations, quand bien même elle serait dissensuelle. En tenant son pénis entre les immenses lames du taille-haie, Effy Beth dénonce la construction culturelle et sociale de la féminité mais aussi la répartition imaginaire genrée des objets du quotidien (donc des actions qu’ils engagent), elle expose son intimité et la tension entre les assignations sociales, la multiplicité des corps et la définition des identités de genre. C’est bien la confrontation du public à sa présence qui crée la performance et en fait un acte politique.

La commune appartenance des deux actions à l’ordre du jeu, du théâtral et du politique apparaît plus nettement encore lorsqu’on considère les situations proposées par Marina Abramovic, Camille Dejean et Eve Fowler.

Eve Fowler et K8 Hardy proposent une version si faiblement semblable à la proposition de VALIE EXPORT qu’elle apparaît davantage relever de la citation, de l’allusion, de l’affirmation d’une appartenance esthétique et politique commune entre artistes éloignées d’une génération (K8 Hardy est née en 1977, artiste, cinéaste, autrice et performeuse états-unienne, elle développe une œuvre intéressée, entre autres, par les questions d’émancipation et d’élaboration culturelle des notions de genre). L’œuvre s’inscrit donc moins dans le registre du re-jeu mimétique ou documentaire que dans celui de l’hommage et du dialogue par œuvre interposée. Elle témoigne du statut acquis par la performance de VALIE EXPORT : icône, emblème, signe minimal de reconnaissance d’une préoccupation commune. L’ouverture du pantalon et le placement du corps suffisent à signifier le refus partagé des dominations normatives et le désir commun d’émancipation. Elle montre aussi l’inscription de l’œuvre, par le corps, dans un répertoire esthétique et politique, prolongeant l’échappée que proposait déjà VALIE EXPORT. L’archive du body art se dégage des outils de domination toujours confisqués : elle est un signe à même le corps des femmes.

Activant la performance par le recours à la documentation et aux archives (avec une justesse historique également contestable), Camille Dejean et Marina Abramovic ont en commun la dimension reconstitutive du reenactment. Cependant, alors que la démarche de la performeuse française s’inscrit dans une perspective de recherche et d’institutionnalisation du travail de VALIE EXPORT plus que du sien propre, la persistance de l’identité artistique et l’appropriation de la performance dans une version caractéristique de son travail par Marina Abramovic mettent en évidence la coprésence des deux artistes, quand bien même VALIE EXPORT coexiste dans la re-performance en tant que fantôme, souvenir, voire mythe.

On note donc que les deux performances se fondent sur le récit erroné de l’interview de 1979. Attachées à la reconstitution du moment d’art, les deux re-performances ou reenactments prennent une distance plus ou moins assumée avec la vérité historique de l’œuvre. Or, s’il s’agit de présenter une interprétation d’un récit ouvertement fictionnel, d’une part, il n’y a plus qu’une frontière ténue jusqu’à l’invisibilité entre l’événement théâtral et la performance et, d’autre part, les performeuses sont et ne sont pas elles-mêmes, s’expriment et ne s’expriment pas en leur nom propre, agissent et n’agissent pas de leur propre chef, brouillant dès lors la frontière entre performance et interprétation mais sans laisser advenir le moment ludique, puisqu’il s’agit de renseigner le passé, non de jouer. La situation revêt ainsi une ambiguïté qui n’appartient d’emblée ni à la performance ni au théâtre. Invitée à regarder une performeuse et le fantôme d’une autre, l’assemblée va et vient entre les temporalités et doit se soumettre à l’exercice comparatif évoqué précédemment. Le présent de la performance devient douteux : piqué de passé, lesté d’avenir (puisqu’il s’agit de transmettre et conserver). Cessant d’être à l’instant, le jeu s’étiole dans l’archive vivante, garantie de persistance de l’œuvre autant qu’instance de contrôle. L’assemblée disloquée regarde ce qui a disparu de l’espace politique du performantiel (qu’il soit théâtral ou se réclame de la performance) dans un temps dénué de fiction et voué à l’archive, donc à l’avenir. Dès lors, que subsiste-t-il de la dimension politique d’Aktionhose : Genitalpanik ?

document, archive, jeu et politique

La volonté de conservation, de permanence, de transmission préside au projet de re-performance ou de reenactment. L’actualisation sans actualisation de l’environnement se limite aux documents ou aux connaissances acquises sur l’événement « séminal ». En déplaçant la performance au musée, en exposant la documentation rassemblée, le corps de la re-performeuse cesse d’être le support du signe émancipateur établi par VALIE EXPORT pour en devenir la relique. Toute live qu’elle soit, la performance cesse de convoquer le présent pour élaborer l’avenir lorsqu’il s’agit de conserver et de documenter. En affirmant l’authenticité et la pureté de la performance mais en la fondant paradoxalement sur la matérialité de la documentation, la reperformance modifie la nature des artefacts issus du passé de l’œuvre comme de l’événement qu’elle suscite.

Tandis que le reenactment d’Effy Beth établit un dialogue avec l’œuvre et réactive sa dimension politique en la confrontant à l’espace public et à une assemblée nécessairement hétérogène, elle le fait en son nom propre, pour revendiquer sa propre émancipation. La re-performance de Marina Abramovic s’approprie l’œuvre sans activer son caractère d’irruption ni sa dimension collective. Abîmée dans une expérience individuelle dont elle donne à voir les conséquences sur son corps éprouvé par la station, le poids de l’arme ou la durée, Marina Abramovic n’engage pas l’échange qui forge l’assemblée politique de l’événement performantiel.

« j’ai lavé le visage de ton avenir »[17]

On pourrait ainsi distinguer deux types de reenactment dont aucun, vraiment, ne s’abstrait de la théâtralité, soit qu’elle resurgisse par le biais du jeu et de l’assemblée, soit qu’elle s’insinue par la présence fantomatique de l’artiste « séminale » qui oblige à l’interprétation. Dans cette hypothèse, que je souhaiterais conclusive, on pourrait différencier les reenactments qui entendent réactiver un processus de jugement, actualisé par le contexte et les conditions de présentation, de la re-performance qui s’attache à patrimonialiser l’événement. Évidant le présent, la re-performance de Marina Abramovic ouvre un temps sans autre enjeu que le temps lui-même, à la vitalité de la performance, elle substitue la clôture de l’éternité possible. Document ou mouvement, la vocation patrimoniale de la re-performance et son refus de la théâtralité l’exclut du champ des inventions d’un réel possible au profit d’un passé figé. Aux incertitudes indécidables du théâtre qui convoque et interpelle, creuse des circulations dialogiques entre performeurs et spectateurs, comme il embrasse l’assemblée au sein d’un espace et d’un temps, la re-performance archivistique ou documentaire construit l’oubli et isole l’œuvre dans un suspens sans lieu et toujours déjà achevé.

Ainsi, au temps potentiellement émancipateur du reenactment, entendu comme ressaisissement du passé dans le futur, rejeu conscient d’un passé qu’on sait labile d’être un temps indissolublement lié au présent, donc à l’avenir, s’opposerait le temps de l’archivage, du document et du musée qui fige le passé une fois pour toutes et fouette le présent à grands coups de réitérations pour qu’il passe et qu’advienne un futur, dès lors nécessairement comble d’oubli. L’archive, comme la mémoire ou les documents, se caractérise d’abord par ses silences, ses omissions et le patrimoine par sa soumission aux dominations en cours. S’il pouvait y avoir des reenactments politiques, les re-performances, telles que les définit Marina Abramovic dans Seven Easy Pieces puis dans The Artist Is Present, tiendraient d’un geste tout différent, sinon opposé, de sacralisation et de recueillement.

Notes

[1] On pourrait traduire ce titre par « Pantalon d’action : panique génitale ».

[2] Hilary Robinson, « Actionmyth, historypanic: the entry of VALIE EXPORT’s aktionhose: genitalpanik into art history », n.paradoxa: international feminist art journal, vol. 32, juillet 2013, p. 84-89.

[3] Ruth Askey, « VALIE EXPORT Interviewed by Ruth Askey in Vienna 9/18/79 », High Performance, vol. 4, 1981.

[4] Le Centre Georges-Pompidou indique toujours que la photographie provient d’une performance de 1968.

[5] Devin Fore, « VALIE EXPORT », entretien daté du 24 août 2012, Interview Magazine, New York, Masthead, 2012, www.interviewmagazine.com/author/devin-fore.

[6] Ibid.

[7] Amelia Jones, Perform, Repeat, Record: Live Art in History, Bristol, Intellect, 2012, p. 91.

[8] www.tate.org.uk/art/artworks/export-action-pants-genital-panic-p79233

[9] Rebecca Schneider, « Performance Remains », Performance Research, 6:2, p. 100-108, 10.1080/13528165.2001.10871792

[10] Anne Bénichou, « Le document vivant : ouvrir les images iconiques de la performance : les Seven Easy Pieces de Marina Abramovic et de Babette Mangolte », in Errances photographiques. Mobilité et intermédialité, Montréal, Presses de l’université de Montréal, https://doi.org/10.4000/books.pum.7111

[11] Devin Foe, « VALIE EXPORT », op. cit.

[12] Sven Lütticken, Life, Once More: Forms of Reenactment in Contemporary Art, Rotterdam, Witte de With, 2005, p. 5.

[13] Diana Taylor, The Archive and the Repertoire, Performing cultural memory in thé Americas, Durham and Londonien, Duke University Press, 2003.

[14] Michel de Certeau, La Prise de parole, Paris, Seuil, coll. Points, 1994, p. 51.

[15] Effy Beth, Genital panic : Cortala !, novembre 2011, blog en ligne, http://tengoeffymia.blogspot.com/2011/11/genital-panic-cortala.html

[16] Camille Dejean, Revival Performance : soirée de reenactments, à la Chaufferie, le 8 avril 2013, performance donnée dans le cadre du colloque organisé par Janig Begoc et Katrin Gattinger, « De l’archive au reenactment : les enjeux de la re-présentation de la performance », université de Strasbourg, 8 et 9 avril 2013, https://camilledejean.wordpress.com

[17] Henri Michaux, « Agir, je viens ».


Pour citer cet article

Nathalie Cau, « Aktionhose : Genitalpanik
Performance, reenactment et re-performance de l’événement », Théâtre/Public numéro 249 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp249-aktionhose-genitalpanik-performance-reenactment-et-re-performance-de-levenement/

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