numéro 249

N°249

Jerzy Grotowski, Écrits, 1954-1969[1]
Note de lecture

Par Cristina De Simone

Présentation du premier volume des textes du metteur en scène polonais Jerzy Grotowski, Écrits, 1954-1969 , édité par L'Arche.

[1]En juin 1968 paraît, grâce à Eugenio Barba et avec une préface de Peter Brook, Towards a Poor Theatre, ensemble de textes de Jerzy Grotowski, d’entretiens et de notes de travail d’observateurs privilégiés[2], exposant pour la première fois à un public international les recherches entamées depuis la fin des années 1950 au sein du Théâtre Laboratoire, devenu célèbre avec la tournée du spectacle Le Prince Constant. Édité d’abord en anglais, puis en espagnol (au Mexique) et en italien, il est publié dans sa traduction française en 1971, aux éditions suisses L’Âge d’homme, par l’intermédiaire notamment de Raymonde Temkine (autrice de la première monographie en français sur Grotowski). Il ne sera édité en polonais dans une version remaniée qu’en 1989, sous la supervision de l’auteur, puis dans sa version initiale en 2007.
Avec un autre recueil, Jour saint et autres textes (Gallimard, 1973), et à l’exception de textes parus dans des revues ou dans des ouvrages collectifs, Vers un théâtre pauvre sera – jusqu’à ce premier volume des Écrits – le seul ouvrage de Grotowski disponible en français. Ces deux publications du début des années 1970 sont aujourd’hui épuisées.
À la fin des années 1990, il y aura aussi l’édition sonore, d’abord en cassettes, puis en CD, des enregistrements des cours que Grotowski a donnés au Collège de France à la fin de sa vie. Aujourd’hui également épuisé, il s’agit d’un document précieux pour approcher la quête de Grotowski et sa manière de procéder, et il peut être éclairant de l’écouter avant même de lire les textes. Lorsqu’il souhaite faire connaître publiquement ses recherches, Grotowski choisit en effet l’oralité. S’il pouvait préparer ses interventions en écrivant des notes, au moment de prendre la parole, il élaborait son discours progressivement, sans le lire, dans un contact continu avec son auditoire et avec sa pensée en train de se faire. Ses cours sont ainsi un témoignage majeur de ses questionnements et de son parcours, mais aussi d’une parole qui se forme au présent, dans un état de grande vigilance, d’attention (deux termes que Grotowski employait beaucoup). Lors de ses conférences, Grotowski cherchait toujours une justesse, comme en témoignent les réflexions sur le choix des mots et des formulations, souvent mis en discussion et rectifiés pour ne pas figer le propos. Son français est loin d’être académique, l’accent polonais est fort, sans doute assumé, mais le rapport à la langue se veut précis, même et surtout quand il s’agit de trahir ses règles.
S’il existe une assez vaste littérature critique et de témoignage, nous avions de fait, jusqu’à présent, peu de matériaux de Grotowski en français. Pourtant, la France a joué un rôle important dans la trajectoire du metteur en scène polonais. Je viens de rappeler le cycle de leçons au Collège de France en 1997-1998, où, grâce à Marc Fumaroli, une chaire d’anthropologie théâtrale a été créée pour l’occasion. Mais la relation avec la France commence dès les années de formation : comme on l’apprend dans ce premier volume des Écrits, Grotowski a pu se rendre au Festival d’Avignon pendant ses études, où il observe le travail de Jean Vilar (dont il relève la place donnée aux pièces de théâtre « classiques ») ; en 1959, il séjourne à Paris, où il rend compte notamment des spectacles de mime de Marcel Marceau et de Gilles Segal. Il étudie par ailleurs Delsarte, Dullin et Decroux, et plus tard il lira attentivement Artaud. Mais la France est surtout le pays de la première reconnaissance internationale de son théâtre : dès 1964, lui et ses acteurs et collaborateurs sont invités au Festival mondial du théâtre de Nancy, pour des conférences et des démonstrations de travail dirigées par Ryszard Cieslak et Rena Mirecka. En 1965, Le Prince Constant est programmé au Festival des Nations. C’est l’époque où le public de ces deux festivals découvre aussi Tadeusz Kantor, le Living Theatre, ou encore le Bread and Puppet, pour ne rappeler que ces trois exemples. Le Théâtre Laboratoire reviendra à Paris notamment en 1968 avec Akropolis, et en 1973, au Festival d’automne, avec Apocalypsis cum figuris, le dernier spectacle de la compagnie. La France, c’est aussi le point de départ de nombreuses relations humaines, comme l’amitié et la collaboration avec Peter Brook, dont le Centre international de création théâtrale est basé au Théâtre des Bouffes-du-Nord. Dans les années 1990, on peut rappeler, entre autres, le lien avec Michèle Kokosowski et l’Académie expérimentale des théâtres. Enfin, la naturalisation française scelle en 1990 le long exil de la Pologne, commencé depuis la loi martiale instaurée par le régime du général Jaruzelski en réaction au mouvement de Solidarnosc. Sans oublier que c’est à l’Imec, près de Caen, que Grotowski a choisi de confier ses archives d’après son exil. Au regard de ce contact privilégié, l’édition française des textes de Grotowski arrive donc tardivement (mais la première édition, polonaise, n’est parue qu’en 2013), et elle est d’autant plus nécessaire que Grotowski est non seulement l’une des plus grandes figures du théâtre et des arts de la performance de la seconde moitié du XXe siècle, mais aussi l’une des plus méconnues aujourd’hui. Cette temporalité lente peut paraître étonnante au regard aussi de l’attention que Grotowski portait à la manière dont sont transmises ses idées et sa recherche : à l’apogée de sa reconnaissance, Grotowski manifeste son inquiétude vis-à-vis des malentendus, des distorsions, des récupérations dont son travail et celui de ses acteurs peuvent faire l’objet. Le discours d’adieu qu’il fait aux stagiaires de son laboratoire à Holstebro, à l’Odin Teatret, en juillet 1969 – qu’on peut lire dans ce volume – est en cela emblématique. Mais le rapport à l’écrit de Grotowski est complexe. Si, encore étudiant, il a pu écrire de nombreux articles et comptes rendus pour des revues polonaises et dans le cadre de ses études, à partir du milieu des années 1960 les textes sont pour la plupart des retranscriptions d’interventions d’abord orales. Grand lecteur, il était pourtant mal à l’aise avec l’écriture comme moyen de transmission, précisément à cause des malentendus qui peuvent être engendrés en l’absence d’un contact direct ; ce qui contribue peut-être à expliquer la longue gestation de ses publications.

Ce volume commence par les premiers écrits de Grotowski, de l’époque de ses études au Conservatoire d’art dramatique de Cracovie, et se termine avec des textes de 1969, au moment de la création d’Apocalypsis cum figuris, qui marque la fin d’un cycle. Les textes de Grotowski parus dans Vers un théâtre pauvre se retrouvent insérés parmi les autres, par ordre chronologique, ce qui permet de les saisir sous un nouveau jour. Surtout, nous sommes introduits au cœur d’un processus, celui d’une pensée enracinée de plus en plus dans une pratique et se renouvelant sans cesse, à partir de l’expérience.
Le recueil s’ouvre avec un texte de jeunesse autour de Stanislavski, que Grotowski a étudié assidûment au Conservatoire, en suivant l’enseignement de ses professeurs (Stanislavski était au centre du programme des études théâtrales dans la Pologne communiste), mais aussi de manière autonome, en dirigeant un cercle d’élèves acteurs comme lui, souhaitant approfondir la méthode des « actions physiques » du maître russe. La référence à Stanislavski reste constante jusqu’à la fin de sa vie, mais on peut remarquer à la lecture de ces premiers documents comment, assez rapidement, Grotowski met l’accent sur l’importance de la composition dans la création théâtrale : cela suppose que l’acteur cherche une vérité dans son interprétation, de l’ordre de la « vie », mais qu’il fasse aussi un travail de structuration, qui fait appel notamment à l’art du montage, et qui est de fait, pour Grotowski, de l’ordre de l’« artificialité ». Cette « coniunctio oppositorum », comme il dit, restera une constante dans sa pensée, tout en évoluant : à partir des années 1960, Grotowski parlera en effet du lien entre le processus intérieur, ou la spontanéité, et la discipline formelle. C’est cet entrelacs paradoxal qui, selon lui, peut permettre à l’acteur d’accomplir l’« Acte », de rejoindre un état de présence où l’acteur est « entier » (comme Cieslak dans Le Prince Constant), au-delà de la condition d’être séparé – entre l’« âme et le corps », par exemple – qu’il connaît dans la vie quotidienne.
Pour revenir aux années de formation, cette insistance sur la composition va de pair avec un rejet autant esthétique que politique du réalisme bourgeois, imposé par le stalinisme. Son année d’études à Moscou (1955-1956), où il peut consulter les archives de Meyerhold, approfondir sa connaissance de Vakhtangov et de Maïakovski, le renforce dans le choix de la théâtralité, et lui donne des outils supplémentaires pour l’approche des textes (où la mise en scène est considérée comme un art autonome, instaurant une relation créative avec le matériau littéraire), le travail avec les acteurs, le traitement de l’espace et l’art du montage. Rentré à Cracovie, l’implication politique dans l’effervescence contestataire qui suit les révélations de Khrouchtchev prend une place importante dans sa vie : imprégné de la lecture de Lénine, Grotowski cofonde un mouvement d’étudiants « hérétiques » au stalinisme, avec l’objectif de refonder la lutte marxiste, convaincu que la société communiste ne s’est toujours pas réalisée. Il se bat contre la bureaucratisation et l’autoritarisme (ainsi que contre l’opposition conservatrice et le rôle croissant de l’Église polonaise), en faveur de l’autonomie et de l’auto-organisation. Cet engagement directement politique ne durera qu’un an (1956-1957), mais les différents textes de ce volume témoignent d’une forte imbrication entre les préoccupations éthiques et sociales et le cheminement esthétique. Dès le début, Grotowski se demande quel est le théâtre nécessaire à son époque, dans sa société. Contre une certaine posture des intellectuels polonais de son temps, tournés vers le sens de l’absurde et la dérision, Grotowski revendique le fait de poser des questions sans second degré, qu’il juge essentielles pour le progrès vers la liberté. La référence à la vision du monde propre au romantisme polonais et la confrontation avec les plus grands textes de ce courant, si central pour l’histoire de son pays, vont l’aider à trouver, étape par étape, le théâtre qu’il juge juste par rapport au contexte contemporain. Pourtant, Grotowski n’a jamais voulu s’adresser à la masse, ni prétendu représenter le seul théâtre possible, mais il a essayé d’opérer pour le spectateur (au singulier) désirant approfondir le mystère de son existence. Son expérience de la Deuxième Guerre mondiale, du régime communiste, mais aussi du capitalisme, l’a amené à considérer l’intimité comme la dernière zone à défendre. Sa quête théâtrale et performative était au service du développement des possibilités de l’humain, où le performeur agit en lien avec son for intérieur et son histoire, et en relation avec l’autre, tendu vers l’inconnu.

Grâce à ce premier volume, le lecteur peut suivre la progression d’une recherche toujours en mouvement, et voir par exemple comment la manière d’appréhender la relation de l’acteur au spectateur ne cesse de se transformer (de « co-acteur », le spectateur devient « témoin »), jusqu’à ce que Grotowski ne se focalise que sur l’acteur. Il pourra observer l’évolution du rapport à la technique et à l’entraînement de l’acteur, conçus de plus en plus comme une recherche autonome de chaque performeur sur « ce qu’il ne doit pas faire », afin de se libérer de ses propres obstacles et de se maintenir dans un processus de connaissance ; ou encore l’évolution de la conception du rituel et de son rôle au sein du travail théâtral. Il pourra constater que Grotowski n’a jamais parlé de « théâtre physique » ou de théâtre du corps, car dès le début il s’est intéressé à l’unité psycho-physique de l’acteur, et plus généralement de l’être humain. Il pourra suivre ces pistes et beaucoup d’autres encore. Mais pour que ces textes redeviennent une parole vivante, il devra les traverser au prisme de ses propres questionnements, dans l’intimité d’une lecture singulière.

Notes

[1] Traduction Marie-Thérèse Vido-Rzewuska, Paris, L’Arche, 2023, vol. I.

[2] Eugenio Barba, Ludwik Flaszen, Franz Marijnen. L’histoire de cette première publication est racontée par Eugenio Barba, La Terre de cendres et diamants : mon apprentissage en Pologne, Saussan, Entretemps, 2000.


Pour citer cet article

Cristina De Simone, « Jerzy Grotowski, Écrits, 1954-1969[1]
Note de lecture », Théâtre/Public, N° 249 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp249-jerzy-grotowski-ecrits-1954-19691-note-de-lecture/

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