numéro 249

N°249

Reenacter Les Maîtres fous : des formes d’agentivité

Par Laurence Maillot, Jérémy Demesmaeker, Baptiste Buob

Dans son ouvrage Rejouer le vivant. Les reenactments des pratiques culturelles et artistiques (in)actuelles, Anne Bénichou considère que deux principales orientations théoriques accompagnent les débats au sujet du reenactment : « La première conçoit les reenactments comme des pratiques à travers lesquelles les individus développent des formes d’agentivité leur donnant prise sur leur environnement social et culturel. La deuxième les considère à travers les liens étroits qu’ils entretiennent avec les archives. » Nous nous attacherons ici à la première perspective, c’est-à-dire le reenactment comme instrument d’agentivité.

Dans son ouvrage Rejouer le vivant. Les reenactments des pratiques culturelles et artistiques (in)actuelles, Anne Bénichou considère que deux principales orientations théoriques accompagnent les débats au sujet du reenactment : « La première conçoit les reenactments comme des pratiques à travers lesquelles les individus développent des formes d’agentivité leur donnant prise sur leur environnement social et culturel. La deuxième les considère à travers les liens étroits qu’ils entretiennent avec les archives. »[1] Nous nous attacherons ici à la première perspective, c’est-à-dire le reenactment comme instrument d’agentivité. Anne Bénichou souligne la contribution considérable de Judith Butler au développement du concept d’agentivité et de ses liens avec le reenactment dans ses études sur le queer. La notion d’agentivité, pour elle, « est paradoxalement intriquée au concept d’assujettissement selon lequel le pouvoir est à la fois oppresseur et créateur du sujet : il en fait l’espace même à partir duquel développer une revendication, une lutte, une “puissance d’agir transformatrice” »[2]. L’agentivité désigne ainsi une capacité d’agir par l’ouverture des potentialités de mise en relation avec soi, les autres et les choses[3] à partir des mêmes prescriptions opérantes d’un système dominant. Nous proposons ici de considérer diverses formes de reenactments à travers ce concept d’agentivité, à partir de trois situations : un reenactment du film Les Maîtres fous, de Jean Rouch, créé en 2017 au sein de la compagnie Dodescaden[4] ; une transmission de ce reenactment lors d’un workshop avec de jeunes artistes en 2022 ; un nouveau projet de création, intitulé Jellyselfish.

les maîtres fous

Dans son documentaire Les Maîtres fous, tourné en 1954 en Gold Coast (trois ans avant que cette colonie n’acquière son indépendance et ne devienne le Ghana), Jean Rouch filme une cérémonie de possession organisée par des migrants nigériens. Les génies traditionnels sont désormais remplacés par les figures de pouvoir en place : le médecin, le gouverneur, le chef des armées, la femme du médecin, le conducteur de locomotive… Rouch présente alors ce rituel comme un espace-temps qui s’élabore et s’invente continuellement dans un forme de satire politique et sociale de l’ordre établi[5]. Le rituel filmé apparaît comme étant particulièrement poreux au contexte, et ses agents, dépeints comme ayant un regard critique sur la société coloniale d’alors, modifient les rituels pratiqués par leurs aînés et y associent des éléments empruntés à des cérémonies coloniales. En comparant ce rituel à ceux plus balisés qu’il observe au Niger (où les Haoukas se sont initialement manifestés[6]), Rouch explique que les divinités et les génies habituels ont cédé leur place à des figures contemporaines qui en viennent à constituer un panthéon dynamique et ouvert. De ce point de vue, le rituel filmé par Rouch est déjà une forme de reenactement, une variation rituelle où les corps ne sont plus possédés par des génies animistes mais par des figures qui symbolisent les nouvelles forces en jeu de leur société. Une variation dans laquelle le processus d’incarnation peut être perçu comme un vecteur d’agentivité par la satire, un moyen de mettre à distance les symboles de l’oppression et de la modernité en les incorporant[7]. Du moins est-ce cette lecture possible du rituel lisible dans le film de Rouch qui a constitué pour nous la principale source d’inspiration pour engager le processus de création d’une performance.
Par cette création, initiée en 2015, et dont les premières représentations eurent lieu en 2017, nous avons donc décidé de réactualiser, de manière tout à fait personnelle, ce qui nous semblait être les fondements constitutifs du rituel de possession tel qu’il a été décrit par Jean Rouch. Il ne s’agissait pas de « refaire » le film ou le rituel, mais bien de prendre appui sur la dimension politique et émancipatrice transmise par le film.
Lors de l’élaboration de cette performance, nous voulions ainsi mettre au travail l’idée selon laquelle les participants inventent un nouveau rituel pour faire face à leur société en plein bouleversement. Il s’est donc agi de réactiver les questions liées aux formes de pouvoir qui nous gouvernent et les énergies créatrices émanant de ces processus d’incorporation et d’excorporation. À l’origine de la création se posait ainsi une question : si une cérémonie de possession, comme celle que montre Jean Rouch, se construit et s’adapte au contexte social et politique, quelle serait alors notre cérémonie de possession aujourd’hui ? Quelles seraient ces nouvelles forces de pouvoir en place qui seraient susceptibles de nous posséder, que nous pourrions invoquer pour les mettre à distance ? Quel serait cet espace commun que Rouch nommait un espace du délire : où le fou côtoie le savant, où le fonctionnaire côtoie l’artiste, où le reenactment devient un instrument d’agentivité ?
En outre, le film de Jean Rouch rendait compte de certains éléments de la dynamique interne du rituel qui nous intéressaient tout particulièrement. On comprend en effet, en visionnant le film, que l’improvisation tient une place cruciale dans l’élaboration du canevas qui balise la cérémonie de possession. Le rituel n’est pas figé par une forme établie à l’avance mais s’élabore progressivement et laisse la possibilité de « surgissements ». Le rituel filmé se présente comme un espace-temps à l’intérieur duquel les Haoukas peuvent non seulement advenir, mais aussi « faire advenir » de l’involontaire, de l’inattendu. Selon cette nouvelle hypothèse, la cérémonie de possession telle qu’en rend compte le film de Rouch peut être considérée non seulement comme une pratique par laquelle des acteurs construisent et incarnent des figures contemporaines du pouvoir, mais aussi comme un espace commun où les règles s’inventent et s’élaborent constamment.

la performance

Nous proposions alors de rapprocher rituel et performance à partir d’une sémantique partagée : espace commun, état de corps, improvisation, score, engagement corporel, possession contemporaine, nouvelles forces de pouvoir, images, regard anthropologique, film, caméra, totem… et de la même manière que le rituel que filme Jean Rouch s’invente et s’élabore petit à petit, nous travaillions à partir d’improvisations et de « mises en corps », afin de mettre en place progressivement un canevas, une partition commune.
Nous avons fait le pari qu’en travaillant à partir d’improvisations sur ce qui nous affectait et nous paraissait être révélateur des malaises dans notre société aujourd’hui, nous pourrions composer des figures complexes à « exorciser ». Nous étions en France en pleine élection présidentielle. Nous étions aussi en pleine crise migratoire et au début de la mise en place de la répression policière et militaire aux frontières faisant brutalement de la solidarité un délit. Mais les médias s’intéressaient beaucoup plus à Kim Kardashian, « victime du vol d’un collier très cher à ses yeux » ! Les performeurs ont fait émerger des nouvelles figures empreintes de cette actualité : discours exaltés et postures décomplexées d’hommes et de femmes politiques ; peur de l’autre et repli sur soi ; culte de l’apparence et place exponentielle prise par les réseaux sociaux. Se sont ainsi formés de nouveaux Haoukas, des figures à la fois grotesques, ridicules et terrifiantes. En quelque sorte, les figures du pouvoir colonial de l’époque des Haoukas filmés par Rouch ont cédé la place à d’autres animées par les symboles d’un capitalisme exubérant et se moquant clairement de toute autre forme de vie à part la leur.
Nous avons également cherché à intégrer des éléments spécifiques au cinéma de Jean Rouch dans la performance. Au même titre que Rouch filmait les Haoukas, un vidéaste filme les performeurs. Caméra au poing, l’anthropologue Baptiste Buob a filmé systématiquement toutes les improvisations préparatoires et les représentations en plans-séquences. Sa présence sur le plateau et les images réalisées ont joué un rôle important tout au long de la création.
Ces images ont permis au chorégraphe et metteur en scène, Jérémy Demesmaeker, d’éclairer ses retours et ses directions. La composition de la performance est ainsi le fruit d’un dialogue entre Jérémy, les images de Baptiste et les ressentis internes des performeurs Nathalie Masséglia, Michael Allibert, Laurence Maillot et Allister Sinclair, l’artiste sonore. Puis progressivement la caméra est devenue, pour certains performeurs, un catalyseur et déclencheur d’état, reprenant en cela certains ingrédients de la « mystérieuse » notion de cinétranse inventée par Jean Rouch[8]. Le vidéaste et son outillage sont ainsi devenus partie prenante et agents de la performance[9].
Pour souligner, par l’image, que la performance à laquelle assistent les spectateurs est elle-même une forme de reenactment qui s’est élaborée par improvisations successives, nous projetons sur trois écrans, durant la performance, trois partitions filmées des trois performeurs, effectuées à mi-parcours de la création et qui ont servi de « référence » aux « partitions » des performeurs. L’immersion des spectateurs au milieu de l’espace de jeu se trouve amplifiée par la présence de ces trois écrans et de ces images qui à la fois délimitent l’espace et produisent un trouble entre le virtuel et le réel de la situation, le présent de la performance et son inscription dans une autre temporalité.
À la fin de la performance, le film qui vient d’être tourné est projeté à son tour. Tous les participants, performeurs et spectateurs, regardent une partie du plan-séquence qui rend compte de l’expérience qui vient de se dérouler. Le film apporte alors un regard différent, affirmant la subjectivité et soulignant l’impossibilité d’une appréhension totalisante de la performance, au même titre que le film Les Maîtres fous propose un point de vue subjectif, en l’occurrence celui de Jean Rouch.
Cette performance est ainsi progressivement devenue un lieu où la danse et le théâtre, le corps et la parole, la chorégraphie et le cinéma se sont mêlés. Dans cet espace partagé avec les spectateurs, encadré de trois écrans de vidéo-projection, trois performeurs se laissent submerger par des figures monstrueusement contemporaines, suivis par l’objectif d’un cinéaste en mouvement, la musique électro-bruitiste d’un artiste sonore et une « sentinelle » veillant au bon déroulement de la performance. Si chacun dispose d’un script général qui balise son parcours, les marges de manœuvre et d’improvisation sont importantes. Dans cette confusion apparente, chaque spectateur a la possibilité d’appréhender l’événement à l’aune de l’une ou de plusieurs de ses dramaturgies. Marc Rochette, qui a assisté à la première performance qui se déroula à la Bibliothèque nationale de France, en a fait une lecture politique en phase avec notre intention initiale :
« […] une femme s’offre de façon indécente devant une caméra et mime sans retenue les postures du glamour people dans toutes ses absurdités. Un homme surgit nu, secoué de spasmes, puis revient le visage couvert d’un tissu qui lui entrave les yeux et la bouche comme un masque hideux. Il s’empare d’un micro où il bave un discours de mots et de sons gutturaux vers une foule qu’il est le seul à voir. Une autre femme vêtue de fripes semble traverser un désert en prenant appui péniblement sur des jerricans en plastique, se plaint de la soif et assène des paroles confuses qui parfois résonnent avec une lucidité prophétique : « Dans les grottes de Lascaux, n’était-il pas déjà arrivé quelque chose de magnifique ? » Par-delà les archétypes, l’homme nu et la femme sauvage semblent enfin libérés, enfin eux-mêmes. Ils éreintent le monde contemporain et ses conventions avec leurs corps et ses étranges postures, bousillent ces misérables cérémonies profanes déversées continûment par flots d’images sur nos écrans. Va-et-vient vertigineux où le corps se montre dans toutes ses possibilités d’aliénation : politique, libidineuse, dans la banalité du quotidien… Si ces personnages pathétiques semblent vivre leur corps douloureusement, c’est qu’ils s’esquintent dans cette modernité qui nous est commune, frappés par la violence des images qu’ils cherchent à imiter vainement et qui ne les renvoient finalement qu’à leur néant fantasmatique. »[10]

En utilisant les procédés que nous avons tirés du film Les Maîtres fous, en nous appropriant les formes oppressantes du monde d’aujourd’hui, nous avons tenté de mettre en place un « espace du délire » où nous pouvons dire dans l’après-coup que nous avons compté sur une forme d’agentivité vivante en dialogue avec nos désirs, nos angoisses pour « conjurer le sort ».

les maîtres et maîtresses du désordre

En 2022, nous avons été invités aux Beaux-Arts de Marseille – Inseamm[11] afin de partager le processus de création de cette performance lors d’un workshop d’une semaine. Cette fois-ci, sans la présence de la caméra et de Baptiste Buob, nous avons mis l’accent sur le rapprochement que nous faisons entre cérémonie de possession et performance. Nous avons partagé la genèse du projet de nos Maîtres fous porté par Jérémy Demesmaeker et la pratique de l’improvisation en danse menée par Laurence Maillot. Cette expérience fut pour nous l’occasion de mettre ce processus à l’épreuve des préoccupations d’une jeunesse en prise avec les idées de « déconstruction ». Comment partager un processus de création de l’ancien monde avec le nouveau monde que ces jeunes sont en train de construire ? Comment les accompagner à lutter de la manière la plus vivante possible ? Comment leur redonner de la chair pour éprouver leur propre corps et construire des mondes ouverts et non des mondes refermés sur eux-mêmes ?
Nous avons très vite pris conscience d’une liberté et d’une fluidité dans la parole. Chaque étape de la transmission a généré des débats intéressants. Toutes ces prises de parole singulières après chaque expérience nous ont permis de prendre soin de l’espace que nous étions en train de construire ensemble, par l’écoute, les discussions, les désaccords, les changements de point de vue, les nouvelles perspectives sur des points saillants débattus dans notre société aujourd’hui.
Au-delà de la parole, il s’est surtout agi de travailler à partir de l’intime pour parler collectivement de ce qui nous anime, nous détresse, nous complexifie. Durant ces moments nécessaires, nous avons été amenés à déconstruire progressivement une « autocensure » corporelle que la plupart semblaient s’imposer, forme de contrainte qui nous est apparue intrinsèquement liée à la radicalité qu’imposent les mouvements de déconstruction visant à mettre à terre un modèle « patriarcal » dominant. Le fait de toucher ou d’être touché a provoqué des échanges intimes inattendus pour nous.
En effet, progressivement, nous avons compris que leur rapport au corps et leurs corps eux-mêmes condensaient une part importante de leurs préoccupations. Les corps de ces jeunes portent les traces d’une société en transition, à travers leurs corps se manifestent certaines tensions du monde actuel, de leurs luttes et déterminations. La place essentielle qu’occupent pour eux les questions du genre (plusieurs sont en « transition ») et celles relatives au « harcèlement », imposant des contraintes sur leur corps, nous a conduits à adapter notre façon de penser et de faire. Impliquer l’auditoire dans des pratiques qui demandent d’engager son corps et d’entrer en contact physique avec les autres ne s’est pas fait sans réticences et résistances mais, très vite, un certain enthousiasme a gagné le groupe.
La reconnexion avec leur corps et leur peau a rapidement conduit à une sensation de bien-être et à remettre en question les idées relatives au « regard de l’autre ». Comme nous travaillons sur l’intime, le regard spectateur était pensé par la majorité comme une « intrusion dans un espace inviolable ». Mais les étudiantes et étudiants ont très vite pu constater que cette position spectatorielle participait à ce qui se déployait dans l’espace. Leurs interprétations, comme les intentions de celles et ceux qui se trouvaient en action sur le plateau, coexistaient et participaient à la création dans son ensemble. La relation qui unit les personnes qui regardent à celles qui sont regardées forme un lien interpersonnel qui favorise le partage d’une expérience et donne à la performance une certaine efficacité. Les reconnaissances opérantes chez les spectatrices et spectateurs de ce qui est en train d’être acté par le corps dansant et parlant sont aussi des manières d’exorciser et d’exulter[12].
Il s’est donc agi de trouver des moyens de créer ensemble et de prendre soin d’un espace commun qui pourrait permettre aux corps de trouver une forme d’agentivité, dans le sens de Butler. Comment retrouver une liberté face aux prescriptions dictées par la société en plein bouleversement ? Quel état et quelles énergies peuvent permettre d’accéder à une sorte de catharsis à l’intérieur du collectif, du groupe que nous formions à l’occasion de cette semaine de workshop ? De quel regard sur nous-mêmes et sur les autres devons-nous nous débarrasser dans un acte vivant, joyeux ?
Après toutes ces discussions, ces débats, ces remises en question et surtout ces expériences dansées, les improvisations proposées ont été époustouflantes. Tout le monde s’est emparé de cet espace performatif et du reenactment comme outil d’agentivité. Le workshop est devenu l’espace même à partir duquel développer une revendication, une lutte, une « puissance d’agir transformatrice », un espace de transgression où ont surgi des maîtres et maîtresses du désordre actuel. Nous ne pouvons pas traduire ici la force, l’intensité, l’engagement corporel de ces performances mais, pour nous, un reenactment des Maîtres fous a bien eu lieu. Le travail à partir du processus de création de notre performance leur a permis de trouver une certaine forme de liberté, de reprendre possession de leur corps et d’échapper à leur propre autorité le temps d’une performance improvisée.
Si la proposition du reenactment des Maîtres fous a résonné dans leurs corps, elle nous a aussi amenés à réfléchir sur notre position face à ces jeunes. Ayant été traversés par un sentiment de responsabilité, il nous semble que nous avons tout intérêt à saisir les enjeux de la « déconstruction » afin de les accompagner à lutter de la manière la plus vivante possible. L’intime nous a donné à voir les problèmes de société de notre époque. Le confinement, le mouvement #MeToo, la place des réseaux sociaux et la mise en scène permanente de soi, la succession de crises mondiales dramatiques ont un impact sur les modes de subjectivation de cette jeunesse, et leurs corps en portent les stigmates. Notre responsabilité pendant ces cinq jours était de veiller à ce que leur monde reste poreux aux autres et que ne s’y développe pas une culture de la victimisation et un cloisonnement faisant barrage à des possibilités de dialogue et d’interactions pourtant indispensables. Lors de ce workshop, nous avons essayé de les accompagner en nous mettant à leur disposition par l’écoute, la peau, la chair, la présence. Dans ce cas précis, le reenactment des Maîtres fous s’est révélé un outil de dialogue puissant pour remettre en mouvement le vivant à l’intérieur des participantes et des participants, et entre nous.

jellyselfish

Nous développons actuellement une nouvelle performance, intitulée Jellyselfish, qui constituera une nouvelle proposition de variation dans la lignée du rituel des Haoukas, du film documentaire de Rouch et de notre première performance[13]. Jellyselfish pour « gelée d’ego » ou « gelée de moi », un drôle de mot qui contracte jellyfish (« méduse, personne veule » ) et selfie (« ego-portrait »). Jellyselfish sera une performance chorégraphique filmée et filmante qui visera à interroger la place de l’image dans notre rapport au monde aujourd’hui. Comment l’attachement à l’image et à la mise en scène permanente de soi s’infiltre en nous et façonne nos corps ?
Dans un dispositif qui fait appel à l’imaginaire des réseaux sociaux, balisé d’anneaux de lumières (des ring light utilisés pour les selfies et le vloging), trois performeurs se retrouvent au cœur d’une scène circulaire face à l’objectif d’une caméra. Tour à tour, seuls et ensemble, dans le champ comme le hors-champ, s’entremêlent des regards et des corps engagés dans une forme de pas de deux. Nous sommes dans une arène, un ring, tel un taureau et son torero, à la recherche d’un instant (de grâce) commun, une communauté de l’instant présent. Il s’agira de faire émerger des figures paradoxales, burlesques et terrifiantes, construites à partir des nouvelles forces de pouvoir à la fois oppressantes et porteuses de fantasmes qui gouvernent notre société contemporaine. Et, peut-être, de parvenir à un point de bascule : faire surgir des figures construites sur nos forces de désir, faire émerger des figures qui ne seraient pas uniquement oppressantes mais qui offriraient des potentialités nouvelles, des figures d’un futur possible, des figures qui portent en elles un potentiel émancipatoire, un potentiel de transformation du monde, de résonance avec le monde : invoquer les figures de résistance pour trembler avec le monde.

Nous avons donc traversé, depuis 2015, plusieurs façons de reenacter le film Les Maîtres fous, lequel est déjà le produit d’une complexe combinaison mimétique[14]. Notre intuition de départ s’est précisée avec le temps et se révèle aujourd’hui résonner avec le concept d’agentivité de Butler. De la même manière que les Haoukas reenactent un rituel traditionnel, le reenactment des Maîtres fous procède de pratiques par lesquelles les individus développent des formes d’agentivité qui leur permettent de reprendre une prise sur leur environnement social et culturel.
Reenacter Les Maîtres fous est pour nous, performeurs et chorégraphes, une manière de créer des espaces d’improvisation et de composition dansées comme autant d’espaces de résistance, afin d’ouvrir intimement et collectivement des potentiels de transformation. En rentrant en vibration avec ce qui nous affecte dans le monde actuel, nous réactualisons un instrument d’agentivité. Les crises sociales, politiques, migratoires, économiques, écologiques, sanitaires, climatiques, psychiques sont des souffrances face auxquelles nous faisons front ou tentons d’échapper par la mise en place de ces « espaces du délire ». Nous ne pensons pas que ces pratiques soient une réponse, mais elles permettent peut-être de nous mettre en mouvement à l’intérieur, de résister, d’accepter qui nous sommes, même notre folie, et de chercher d’autres manières de se mettre en relation avec nous-mêmes, les autres et les choses, pour que puissent surgir des manières d’agir qui échappent aux forces qui nous gouvernent.

Notes

[1] Anne Bénichou, Rejouer le vivant. Les reenactments, des pratiques culturelles et artistiques (in)actuelles, Dijon, Les presses du réel, 2020, p. 19.

[2] Ibid., p. 42.

[3] André Lepecki, « Moving as thing : Choreographics Critiques of the Object », October, vol. 140, 2012, p. 75-90.

[4] Dodescaden est une compagnie de danse contemporaine basée à Marseille, portée par Laurence Maillot et Jérémy Demesmaeker.

[5] Il faut bien distinguer ici le film du rituel. Si le film de Jean Rouch propose sans ambiguïté une lecture politique et satirique du rituel, l’application de cette grille de lecture au rituel filmé relève très probablement d’une forme de « surinterprétation » (Jean-Pierre Olivier de Sardan, « La surinterprétation politique : les cultes de possession hawka du Niger », in Jean-François Bayart (éd.), Religion et modernité en Afrique noire. Dieu pour tous et chacun pour soi, Paris, Karthala, 1993, p. 163-214).

[6] Finn Fuglestad, « Les Hauka. Une interprétation historique », Cahiers d’études africaines, n° 58, 1975, p. 203-216.

[7] À l’instar d’une lecture « politique », la lecture « cathartique » du rituel filmé par Rouch et de ses effets est à manier avec précaution (voir Jean-Paul Colleyn, « La leçon des Maîtres fous (Jean Rouch, 1957) », Décadrages [en ligne], nos 40-42, 2019, https://doi.org/10.4000/decadrages.1414). Cependant, cette lecture politique et satirique du rituel haouka est celle qui a guidé la plupart des artistes qui ont été influencés par ce film (voir Baptiste Buob, Jérémy Demesmaeker et Camille Noûs, « Essai sur quelques avatars mimétiques des Maîtres fous. Art politique, rituel chorégraphique et performance filmique », in Gilles Remillet, Julie Savelli et Maxime Scheinfeigel (dir.), Jean Rouch. Passeur d’images, passeur de mondes,
Paris, Téraèdre, 2021, p. 331-354).

[8] Baptiste Buob, « Splendeur et misère de la ciné-transe », L’Homme, nos 223-224, 2017, p. 185-220.

[9] Baptiste Buob et Jérémy Demesmaeker, « Dans les pas des Maîtres fous », Techniques & Culture, no 71, 2019, p. 202-221.

[10] Marc Rochette, « Sagesse des possédés. Les Maîtres fous en 2017 », Camera, n° 17-18, spécial centenaire de Jean Rouch, mai 2017, p. 111.

[11] Institut national supérieur d’enseignement artistique Marseille-Méditerranée.

[12] Pour Jerzy Grotowski, il y a « théâtre » dès lors qu’il y a un auditoire qui regarde tout en étant actif, le reste (décor, lumière, scénographie) n’est pas nécessaire (Jerzy Grotowski, Vers un théâtre pauvre [1968], Lausanne, L’Âge d’homme, 1971).

[13] Jellyselfish se développe dans le cadre du projet « (Re)play it again », avec le soutien du Labex « Les passés dans le présent », qui réunit des artistes et de chercheurs autour de la question du reenactment. Cette performance sera présentée au printemps 2024 à Glasgow et à Marseille.

[14] Michael Taussig, Mimesis and Alterity: A Particular History of the Senses, Londres, Routledge, 1993, p. 241.


Pour citer cet article

Laurence Maillot, Jérémy Demesmaeker, Baptiste Buob, « Reenacter Les Maîtres fous : des formes d’agentivité », Théâtre/Public numéro 249 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp249-reenacter-les-maitres-fous-des-formes-dagentivite/

Où trouver la revue Théâtre/Public ?

À chaque numéro, une grande thématique esthétique, culturelle ou politique en lien avec la scène actuelle.

Acheter un numéro

Théâtre/Public

Consultez les archives de Théâtre/Public

Retrouvez les sommaires de tous les numéros et les articles bientôt numérisés !

Accéder à nos archives