Andreas Linos, à la fois violiste, scénographe et metteur en scène, cultive un parcours singulier dans un milieu où musiciens baroqueux et artistes de la scène ne se confondent pas. Après une enfance à Athènes, loin de la mythologie française du XVIIe siècle, il arrive à Paris pour faire des études d’architecture, mais bifurque vers la musique en se formant à la viole de gambe au CRR de Boulogne-Billancourt. Depuis, il joue dans plusieurs ensembles (Le Baroque Nomade, L’Achéron, Le Poème Harmonique, La Camera delle Lacrime), met en scène et construit des scénographies pour l’opéra et le concert[1] : « J’ai fait de l’architecture et de la musique baroque, et ça s’est mis ensemble », nous expliquait-il en mars 2023 lors d’un entretien préparatoire. Nous lui avons alors demandé ce que voulait dire scénographier la musique baroque au théâtre et au concert.
« mettre en condition » : espace, chanteurs et public
Pour Andreas Linos, l’espace permet la concentration. S’il se donne du mal pour scénographier ses propres concerts, c’est « pour nous mettre nous-mêmes, les musiciens et le public, en condition d’écoute. Je crois que cela passe beaucoup par l’espace. C’est plus que travailler sur l’acoustique parce que, dans l’écoute, la part psychologique, psycho-visuelle, est incroyable. » Les références qu’il cherche chez les grands scénographes du XVIIe siècle, chez Inigo Jones ou Sabbattini, lui servent parce que « la scénographie ancienne, c’est la grande école de ce travail. Comment faisait-on une scénographie quand il n’y avait pas de noir salle ? Il fallait mettre en condition ». Ce n’est pas qu’une question d’écoute : cela vaut aussi pour les acteurs et les chanteurs. Un décor bien conçu, espère Andreas Linos, peut rendre à ces artistes une autonomie dans l’interprétation qui leur permettrait de se passer de mise en scène : « À chaque fois qu’on m’a demandé de faire un décor et une mise en scène, je voulais surtout faire un espace dans lequel les gens évoluent et où la confrontation avec l’environnement crée des tensions, entre eux et avec le public. Plus l’espace que tu crées résonne avec l’œuvre, plus il se passe quelque chose entre l’espace et l’œuvre, moins le chanteur va se retrouver sur scène en se demandant ce qu’il fait là. Il va être pris dans un flux. » L’espace agit sur les interprètes parce qu’il crée un problème de physique. « En physique quantique, précise-t-il, on sait que tout n’est que manifestation dans un champ donné ; mais s’il n’y a pas de champ, il n’y a rien. Un décor, pour moi, joue ce rôle-là : c’est un champ qui traverse la scène et la salle. Et toi, tu te retrouves là-dedans, que tu sois musicien, chef d’orchestre, chanteur, auditeur. Je n’imagine pas faire un décor sans avoir compris tout l’espace du spectacle, même l’entrée des spectateurs, même les escaliers. C’est très important pour créer ce champ. »
La position des participants est alors capitale. Marqué par l’expérience d’épidaure, Andreas Linos rappelle la force de l’amphithéâtre : « Amphithéâtre, pour faire de l’étymologie grecque, c’est voir de part et d’autre. Quand tu te mets en U, tu vas me voir en train de te voir et moi te voir en train de me voir, etc. Et puis à un moment donné, des choses vont se passer devant nous et nous allons les regarder tous les deux. » Il évoque la réussite du mask anglais The Triumph of Peace, présenté dans un lieu privé en 2020. La magie et la fluidité de la représentation ont tenu à peu de choses : le déplacement des interprètes ou le surplomb des violons par rapport au plateau ont eu des effets directs sur l’écoute et sur le jeu. « Dans le mask, explique-t-il, les êtres mythologiques ou allégoriques apparaissent en hauteur sur la scène, puis ils en descendent pour arriver vers toi : c’est magique et en même temps, ce n’est rien comme moyen. Un soliste qui vient chanter près de toi, pour toi, c’est l’équivalent du gros plan au cinéma, mais en vivant. Tu ne peux pas avoir cet effet si tu ne mets pas tout en condition. Ce qui a été écrit autrefois n’a pas été composé pour n’importe quel endroit, pour n’importe quelles conditions. Un scénographe ne peut pas toujours le faire à l’identique, mais il peut travailler pour s’en approcher. »
manipuler : la fraîcheur de la toile peinte
Les sources anciennes sont pour Andreas Linos un matériau stimulant, qui inspire et interroge. La toile peinte, en particulier, occupe une place privilégiée dans son travail sur l’espace. C’est un dispositif qu’il aime explorer pour son efficacité et l’émotion immédiate qu’il peut susciter : « La toile peinte et les techniques associées ont une très grande fraîcheur. On a beaucoup loué la spontanéité de la musique baroque en raison de ses pratiques d’improvisation, mais la toile peinte a la même fraîcheur dans l’exécution, la fixation, l’effet que l’évidence de la musique improvisée. » Recourir à un tel dispositif demande cependant connaissance scientifique et maîtrise technique : « Bien connaître ces techniques et leurs effets est une première étape. Les effets de la perspective accélérée peuvent être décodés dans de nombreux décors contemporains : ils ont été tellement consommés par notre œil, de la Renaissance à aujourd’hui, qu’ils se cachent partout. Il faut faire confiance aux vieilles recettes qui établissent des liens directs avec les spectateurs, et ces vieilles recettes, c’est toujours pareil, il faut les faire et les refaire, jusqu’à ce que cela devienne naturel. Une fois que c’est devenu naturel, la question de l’innovation se pose autrement. » Le risque de sombrer dans une pratique muséale et l’appréhension de ne susciter aucune émotion sont alors déjoués par la fraîcheur de la toile peinte, qui prend le pas comme dans la production du Triumph of Peace avec le Pôle supérieur Paris Boulogne-Billancourt.
L’élaboration de la toile peinte s’accompagne d’un travail sur le cadre, qui crée les conditions d’une manipulation du regard : « J’ai commencé par le cadre. J’ai fait des scénographies sans cadre, mais il y avait toujours un cadre sous-jacent. C’est important parce que c’est la porte vers l’imaginaire. C’est comme cela que tu concentres les gens. C’est de la manipulation et je suis pour la manipulation, mais de façon douce. Même la lumière est un cadre et, en musique, c’est pareil : la façon dont tu commences le concert pose le cadre. » Andreas Linos s’attache donc à refaire le cadre et à le montrer tout en jouant sur l’illusion de la perspective. Passionné par les savoir-faire anciens, il s’intéresse aussi aux innovations technologiques les plus récentes et à leurs pouvoirs, comme l’intelligence artificielle appliquée aux images. Celle-ci repose aussi sur une manipulation qu’il considère, cependant, avec circonspection : « Il se passe ce qui s’est passé en architecture quand on a commencé à dessiner à l’ordinateur : cela donne en apparence la plus grande liberté, mais c’est une fausse piste parce qu’on s’oriente soi-même vers la forme la plus alléchante que l’ordinateur propose. Nous ne sommes pas libérés, mais de plus en plus conditionnés. » La manipulation douce que prône Andreas Linos évoque plutôt Méliès que l’intelligence artificielle : c’est celle du magicien et de l’artisan.
émerveiller
Le travail mené par Andreas Linos repose sur le désir de partager ce qu’il a ressenti devant l’œuvre de certains décorateurs anciens, celle d’Inigo Jones en particulier : « un vrai choc », « une émotion immédiate ». Cette émotion s’ancre dans l’enfance de tout spectateur : « Il faut faire confiance à ces effets qui sont très directs et qui dialoguent avec notre âme d’enfant. Quand les toiles peintes sont bien mises en ordre et bien dessinées, parce qu’il s’agit quand même d’une science et qu’on ne peut pas faire n’importe quoi, elles suscitent des réactions qui ne passent pas par l’intellect. » Andreas Linos recherche cependant le point d’équilibre entre recherche historique, goût personnel et prise en compte du public contemporain pour éviter un effet de « commande muséale » et préserver l’émotion. Il s’est confronté à la question dans son activité de metteur en scène et scénographe dès La Pellegrina. Une fête florentine, en 2014 à l’Opéra de Dijon. Pour ce spectacle, il s’est appuyé notamment sur un traité de Sabbattini[2]. L’objectif n’était pas de recréer à l’identique un décor comme ceux que décrit Sabbattini, mais de retrouver l’effet produit par ces décors sur les spectateurs de l’époque. « L’impression de se retrouver devant un miracle frappait les spectateurs. C’est comme cela qu’ils consommaient la pièce. Mais aujourd’hui, notre capacité à rester sensibles à la merveille est réduite à rien : le miracle dure quatre secondes, un truc de TikTok. » Comment retenir l’attention des spectateurs pendant deux heures, à l’ère de TikTok et de l’intelligence artificielle ? Une solution peut être de déjouer leurs attentes et de les surprendre par la découverte de ce qu’ils avaient sous les yeux sans le voir : « En construisant le décor pas à pas selon le traité de Sabbattini, on commence par des éléments très abstraits : les premières formes sont contemporaines, c’est du cubisme, des épures qui se chargent au fur et à mesure. On commence donc dans un monde qui, pour un public d’aujourd’hui, apparaît encore comme une scénographie avec des cubes blancs. Cela s’enrichit au cours du spectacle. Pendant une heure et demie, le décor est construit à vue, sans que rien ne soit caché. À un moment donné, arrive le cadre de scène et là, ça y est : les spectateurs sont émerveillés. » Plus qu’un concepteur, Andreas Linos est un constructeur qui s’enthousiasme de la fabrique du décor autant que du décor lui-même. C’est peut-être pourquoi le geste créateur qu’il défend mêle si étroitement science, artisanat et émotion.
Notes
[1] Notamment : La Pellegrina, une fête florentine, avec Les Traversées baroques, dir. Étienne Mayer et Judith Pacquier (Opéra de Dijon, 2014) ; Venus and Adonis, de John Blow, avec l’Armonia Atenea-The Friends of Music Orchestra, dir. Markellos Chrysikopoulos (Athènes, 2015) ; Dido and Aeneas, de Purcell, et Il combattimento de Tancredi e Clorinda, de Monteverdi, avec La Grande Écurie et la Chambre du Roy, dir. Jean-Claude Malgoire (Tourcoing, 2016) ; King Arthur, de Purcell, avec Alia Mens, dir. Olivier Spilmont et David Swinson (Boulogne-sur-Mer, 2023).
[2] Nicola Sabbattini, Pratica di fabricar scene, e macchine ne’ teatri, Pesaro, Flaminio Concorda, 1637 ; Pratica di fabricar scene, e macchine ne’ teatri. Ristampata di nuovo coll’Aggiunta del Secondo Libro, Ravenne, Pietro de Paolo et Gio. Battista Giovannelli, 1638. Édition moderne, en français : Nicola Sabbattini, Pratique pour fabriquer scènes et machines de théâtre [1638], traduit de l’italien par Maria et Renée Canavaggia avec la collaboration de Louis Jouvet, Neuchâtel, Ides et Calendes, 1970.
Pour citer cet article
Fabien Cavaillé, Caroline Mounier-Vehier, « Dans l’atelier d’Andreas Linos
Musique baroque et scénographie », Théâtre/Public numéro 250 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp250-dans-latelier-dandreas-linos-musique-baroque-et-scenographie/