Si le XXe siècle est celui de la redécouverte de l’opéra baroque, le XXIe siècle pourrait être celui de son triomphe, tant ce répertoire est recherché et promu sur la scène contemporaine. Aux côtés du grand répertoire (de Mozart au premier XXe siècle), qui a encore les premiers honneurs des principales maisons lyriques, et de la création contemporaine, plus rare et circonscrite, le baroque représente une troisième voie au succès toujours croissant. C’est aussi une voie hybride qui, pour porter sur scène des œuvres anciennes, n’en implique pas moins un geste d’interprétation qui confine à la création et ancre l’œuvre dans le temps de ses interprètes et de leur public. Le terme « baroque », à la fois commode et trompeur, est de fait ici un terme contemporain, aux contours flous selon l’usage qu’en font les programmateurs, les journalistes ou les praticiens eux-mêmes. Deux critères principaux caractérisent ce baroque d’aujourd’hui. L’un concerne le répertoire : les bornes chronologiques retenues sont généralement celles de la musique, entre la naissance de l’opéra à l’aube du XVIIe siècle et le milieu du XVIIIe siècle, qui voit l’abandon progressif de la basse continue. L’autre a rapport aux pratiques : la scène baroque est l’héritière d’un mouvement de redécouverte des musiques et pratiques spectaculaires anciennes qui se déploie au cours du second XXe siècle et se caractérise notamment par le développement de pratiques dites « historiquement informées ».
Pour comprendre la scène lyrique baroque contemporaine et le geste créateur qui la caractérise, il est nécessaire de prendre en compte les sources dont les artistes disposent pour aborder les œuvres anciennes et l’usage qu’ils en font, de manière à faire apparaître l’hybridité d’une pratique qui associe recherche et création pour conjuguer le passé au présent. Cela permet en outre de montrer comment les productions baroques d’aujourd’hui contribuent peut-être moins à transmettre qu’à remettre en circulation des œuvres dont il n’existe pas d’original fiable. En effet, sur la scène baroque, des spectacles contemporains sont créés à partir et au-dessus des traces de spectacles anciens, selon une logique qui peut évoquer le palimpseste : le spectacle originel ou plus exactement ses traces deviennent le support et le matériau de la création d’un nouveau spectacle, qui en témoigne tout en le réinventant.
sur les traces d’Œuvres du passé
Les œuvres musicales créées pour la scène aux XVIIe et XVIIIe siècles nous sont parvenues sous forme de traces. Selon les œuvres et leur contexte de création ou de reprise, ces traces ont donné lieu à différents types de sources, parmi lesquelles se distinguent celles qui correspondent au texte de l’œuvre elle-même (partition et livret) et celles qui portent plutôt sur le contexte de création et de réception (traités, gravures, relations de spectacle…). Conservées dans des bibliothèques, centres d’archives ou collections privées, les sources peuvent être diffiles d’accès ou leur localisation identifiée tardivement. Un exemple resté célèbre est la redécouverte des deux partitions manuscrites de L’incoronazione di Poppea (Venise, 1642-43) attribué à Claudio Monteverdi, l’une à la Biblioteca Marciana de Venise en 1888, l’autre dans le fonds de la bibliothèque du Conservatorio San Pietro a Maiella de Naples en 1930. Des œuvres qu’on pensait perdues peuvent ainsi reprendre vie sur scène, avec parfois un succès qui encourage à retrouver d’autres chefs-d’œuvre oubliés, ou prétendus tels.
Nous ne percevons donc plus que les échos de nombre de spectacles en musique des XVIIe et XVIIIe siècles. Les sources portant sur ces spectacles sont variées, mais aussi parcellaires, ce qui tient à la fois au passage du temps et aux pratiques d’une époque, comme une notation musicale qui laisse par exemple aux interprètes le soin de réaliser la basse continue et de proposer des ornementations. En outre, qu’elle soit manuscrite ou imprimée, la partition indique un état de l’œuvre qui n’est pas toujours celui de la création et qui dépend des conditions dans lesquelles elle a été établie. L’unique partition retrouvée
d’Il ritorno d’Ulisse in patria de Monteverdi[1] est ainsi un manuscrit conservé à Vienne, où il a probablement été envoyé pour une reprise et qui ne correspond pas aux représentations de la création en 1640 à Venise. Il est vraisemblable que l’opéra, dans son voyage, ait été adapté au nouveau public auquel il était destiné, selon l’usage de l’époque. Mais comme pour tant d’autres opéras vénitiens du XVIIe siècle, la circulation de l’œuvre après sa création a eu pour conséquence une dissémination des sources, tout en favorisant dans le même temps la persistance de traces, ici ou ailleurs. Les partitions retrouvées ne peuvent donc donner une idée exacte de ce qu’était l’œuvre à sa création. La redécouverte d’une version originelle ne saurait être qu’un fantasme et, qui plus est, un fantasme qui méconnaîtrait la réalité du spectacle vivant, par définition en constante évolution.
De fait, les sources témoignent souvent de représentations ultérieures à la création, présentent entre elles des variantes parfois importantes ou la trace de changements et de corrections qui peuvent être établis par plusieurs mains. Elles peuvent aussi indiquer des changements souhaités par le compositeur lui-même, comme dans les trois versions d’Hippolyte et Aricie de Rameau (1733, 1742, 1757), ou témoigner du choix de remettre sur le métier un ouvrage de jeunesse, comme Haendel qui reprend et adapte à Londres un oratorio romain de 1707, Il trionfo del Tempo e del Disinganno, successivement en 1737 avec Il trionfo del Tempo e della Verità, puis en 1757 avec The Triumph of Time and Truth. Au-delà des œuvres elles-mêmes, les sources conservées témoignent donc de pratiques de création et d’interprétation caractéristiques de l’époque moderne : des pratiques collectives et évolutives associées à des œuvres qui ne sont pas sacralisées, mais adaptées aux lieux, aux publics, aux contraintes et aux nécessités de chaque représentation[2]. Pour les répertoires spectaculaires anciens se pose ainsi la question du texte : la partition et le livret peuvent-ils être considérés comme le texte d’une œuvre qu’ils définiraient, ou relèvent-ils plutôt d’un matériau à partir duquel les interprètes feraient œuvre ? C’est cette seconde hypothèse que semble porter la scène baroque contemporaine et que portaient peut-être déjà, en partie du moins, les scènes de l’époque moderne. La notion même d’œuvre est à considérer avec prudence : que désigne-t-on comme œuvre quand il est question d’une forme spectaculaire qui est vouée dès sa création à des reprises avec variantes, dont la version originelle a été perdue et que nous redécouvrons sur la scène contemporaine sous un nouveau visage, celui que lui donnent des artistes d’aujourd’hui ?
recherche, pragmatisme et liberté de création
La nature et l’état des sources pour les spectacles musicaux des XVIIe et XVIIIe siècles peuvent demander une intervention de l’interprète, plus ou moins étendue selon les œuvres, et ce même lorsqu’il s’agit de pratiques dites « historiquement informées ». En effet, quand ces pratiques se développent au cours du second XXe siècle[3], l’enjeu est de proposer une interprétation plus juste des œuvres anciennes et plus proche des intentions de leurs créateurs en retrouvant les instruments, les techniques et les pratiques de leur temps. Nombre de praticiens engagent alors leurs propres recherches, aux côtés de luthiers et facteurs d’instruments, costumiers ou scénographes, en complément et parfois en parallèle de celles des chercheurs universitaires. Cela n’empêche pas de devoir faire des compromis, par exemple pour distribuer les rôles composés pour des castrats, ni d’intervenir dans la partition quand elle est restée incomplète ou que le passage du temps a créé des vides. Certains musiciens écrivent alors des parties manquantes dans le style de l’époque ou complètent la partition en empruntant des extraits d’autres œuvres. Si les pratiques historiquement informées se fondent sur des pratiques historiques, elles relèvent d’abord d’une démarche artistique et se nourrissent des sources identifiées sans poursuivre le fantasme d’une authenticité qui ne peut être qu’un mirage. Il est aussi fréquent de devoir élaborer le matériau d’une production à partir de sources multiples, divergentes ou incomplètes et de proposer ainsi une version de l’œuvre qui n’est pas une reconstitution, mais une nouvelle version, tant musicale que dramaturgique. Aucune production de L’incoronazione di Poppea ne propose une version semblable aux autres productions contemporaines, ni à l’une des versions historiques du XVIIe siècle, qui diffèrent elles-mêmes les unes des autres.
Les pratiques historiquement informées ont pu susciter des malentendus, relayés par les discours de communication de certains lieux de programmation ou de journalistes. Nombre d’entre eux filent la métaphore de la résurrection et s’extasient de pouvoir retrouver ce qui ne peut l’être : une expérience spectaculaire des XVIIe et XVIIIe siècles. Il est pourtant autrement plus intéressant de considérer les pratiques artistiques de la scène baroque contemporaine pour ce qu’elles sont : des pratiques d’aujourd’hui qui, pour être attentives aux enjeux des œuvres du passé, n’en proposent pas moins une interprétation au présent. Non seulement la plupart des praticiens ont conscience des limites de toute tentative de reconstitution, mais ils assument d’être de leur temps, marqués par une histoire et des goûts qui les séparent nécessairement des XVIIe et XVIIIe siècles, et ils entendent s’adresser à leurs contemporains. En outre, les choix qu’ils ont à faire leur demandent parfois d’arbitrer entre ce qu’ils savent d’une pratique historique, le projet artistique qu’ils souhaitent défendre et des conditions de production associées à des contraintes économiques et de réception. Autrement dit, leur démarche implique à la fois recherche, pragmatisme et liberté de création.
Le recours à la transposition en est un exemple récurrent : la partition peut être transposée, notamment pour mieux correspondre à la tessiture d’un chanteur, une pratique déjà en usage aux XVIIe et XVIIIe siècles. La contrainte peut aussi être économique : un budget restreint peut imposer de réduire l’effectif ou de renoncer à certains instruments. Le chef Jérôme Correas explique n’avoir pas pu inclure de cornets dans L’incoronazione di Poppea avec son ensemble Les Paladins et le metteur en scène Christophe Rauck au Théâtre Gérard-Philippe en 2010 pour des raisons financières. En revanche, il a fait appel à ces instruments dès qu’il a obtenu un budget suffisant, à l’Opéra royal de Versailles en 2011, puis pour Il ritorno d’Ulisse in patria en 2012. Paradoxalement, la restriction budgétaire en 2010 l’a conduit à respecter davantage l’effectif historique des premiers opéras vénitiens, qui ne comportait pas de cornets, comme il le reconnaît lui-même : « Dans les opéras vénitiens, il n’y avait pas toujours des cornets, mais ces instruments donnent un côté orchestral, du volume et de la couleur, et c’est important pour caractériser les personnages. »[4] Ce ne sont donc pas des connaissances scientifiques, mais son goût et des considérations dramaturgiques qui l’ont conduit à vouloir inclure ces instruments.
de l’interprétation à la réappropriation
L’intervention des interprètes peut cependant aller plus loin, jusqu’à une réappropriation qui conduit à modifier la structure même de l’œuvre, sans pour autant que soit revendiquée la création d’une nouvelle œuvre : le titre et le nom des auteurs sont conservés, mais le contenu change, parfois amplement. C’est le choix que fait le metteur en scène Klaus Michael Grüber en supprimant le personnage de la Nourrice d’Octavie dans L’incoronazione di Poppea avec Les Musiciens du Louvre sous la direction de Marc Minkowski au Festival d’Aix-en-Provence en 1999. La disparition de ce personnage modifie l’équilibre dramaturgique initial de l’opéra. D’une part, elle rompt le parallélisme entre Octavie, que Néron va répudier, et Poppée, qu’il va épouser, chacune accompagnée d’un personnage de nourrice. D’autre part, elle isole davantage Octavie, dont la solitude apparaît peut-être plus tragique encore. Il ne s’agit pas ici de remettre en cause de tels gestes artistiques : les praticiens proposent une interprétation des œuvres qui leur est propre et ne sont pas tenus de suivre les connaissances scientifiques sur le sujet. Mais pour que les spectacles baroques soient mieux compris et appréciés pour ce qu’ils sont, à savoir des spectacles contemporains, il importe d’éviter une confusion qui porterait les spectateurs à croire retrouver des œuvres anciennes telles qu’elles ont été créées et, autant que possible, d’avoir conscience de l’étendue des interventions possibles de la part des artistes. Le générique du spectacle peut y contribuer, comme pour El Prometeo, d’Antonio Draghi (1669), recréé dans une mise en scène de Laurent Delvert à l’Opéra de Dijon en 2018 : le chef Leonardo García Alarcón a complété la partition en composant la musique du troisième acte, qu’il a aussi signée, indiquant par là même son intervention dans l’œuvre, que justifiait par ailleurs l’état des sources conservées.
La démarche est plus ambivalente quand des œuvres sont altérées, mais présentées au public sans lui permettre de saisir la portée et l’ampleur de l’adaptation proposée. C’est le cas par exemple quand la signature historique est privilégiée, sans que soit précisée la teneur du geste artistique. Ainsi, pour recréer la Coronis de Sebastián Durón (vers 1701-1706), l’équipe du Poème harmonique, sous la direction de Vincent Dumestre, et celle du metteur en scène Omar Porras ont travaillé à une restructuration du livret somme toute classique pour ce type de répertoire. Cependant, le choix a aussi été fait pour certains passages du livret de conserver les paroles et de remplacer la musique de la partition par une autre musique, composée dans le style de l’époque par le violiste Lucas Peres. Cette production de la Coronis de Durón proposait donc moins une redécouverte qu’une adaptation contemporaine et, dans un certain sens, une recréation de la zarzuela espagnole du XVIIe siècle.
conclusion
Sur la scène contemporaine d’opéra baroque, les artistes et leurs équipes élaborent à partir de sources anciennes le matériau de productions contemporaines : ils mènent ainsi un travail dramaturgique de l’ordre du palimpseste. Pour appréhender leur démarche avec justesse, il convient cependant de prendre en compte le large spectre de leurs pratiques, de l’interprétation qui s’attache à servir l’œuvre, quitte à en respecter parfois l’esprit plutôt que la lettre, aux propositions qui tiennent plutôt de la réappropriation, voire de la création d’œuvres nouvelles. À cette extrémité du spectre se trouvent des « créations lyriques » qui s’assument comme telles, par exemple celles proposées par l’Opéra-Comique en 2017 avec Miranda, semi-opéra du XXIe siècle créé d’après La Tempête, de Shakespeare, et des musiques de Purcell, mis en scène par Katie Mitchell[5], ou, l’année suivante Et in Arcadia ego[6], sur des musiques de Rameau dont les paroles ont été remplacées par un livret d’éric Reinhardt, dans une mise en scène de Phia Ménard. Dans les deux cas, un spectacle contemporain est conçu à partir de musiques anciennes, interprétées par un ensemble sur instruments d’époque. On sort toutefois ici de la logique du palimpseste : plutôt qu’un travail dramaturgique d’adaptation ou de recomposition d’une œuvre ancienne à partir des sources qui en témoignent, les artistes reprennent certains codes de l’opéra baroque, mais s’affranchissent davantage des œuvres dont ils s’inspirent pour expérimenter de nouvelles formes spectaculaires.
Notes
[1] Claudio Monteverdi, Il ritorno d’Ulisse in patria, ms. Vienne, A-Wn 18763.
[2] Caroline Mounier-Vehier, « La scène lyrique baroque au XXIe siècle : pratiques d’atelier et (re)création contemporaine », thèse en Études théâtrales, soutenue à l’université Sorbonne-Nouvelle – Paris-III en 2020.
[3] Harry Haskell, Les Voix d’un renouveau. La musique ancienne et son interprétation, de Menselssohn à nos jours [1988], traduit de l’anglais par Laurent Slaars, Arles, Actes Sud, 2013.
[4] Entretien avec Jérôme Correas, le 1er avril 2013, à Paris, in Caroline Mounier-Vehier, « La scène lyrique baroque au XXIe siècle : pratiques d’atelier et (re)création contemporaine », op. cit., tome II, Annexes, p. 40.
[5] Sous la direction musicale de Raphaël Pichon (Pygmalion), avec la collaboration de Cordelia Lynn à la dramaturgie.
[6] Sous la direction musicale de Christophe Rousset (Les Talens Lyriques).
Pour citer cet article
Caroline Mounier-Vehier, « Dramaturgies du palimpseste
L’usage des sources dans les productions contemporaines d’opéra baroque », Théâtre/Public numéro 250 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp250-dramaturgies-du-palimpsestelusage-des-sources-dans-les-productions-contemporaines-dopera-baroque/