Pas de rencontre émerveillée avec Atys, ni d’émoi devant Tous les matins du monde, mais une enfance bercée par Rossini et la voix d’or d’un grand-père adoré, avant une adolescence portée par la musique romantique. Pour Stéphane Fuget, le baroque est une découverte tardive. Plus qu’un répertoire, ce sont des pratiques qui le séduisent : il retrouve à l’orgue et au clavecin le goût de l’improvisation et d’une liberté d’interprétation que le monde du piano ne lui offrait plus. il poursuit son chemin en terres baroques d’abord avec Christophe Rousset et Jean-Christophe Spinosi, puis, en 2018, avec son propre ensemble, Les Épopées. avec ses musiciens, comme avec ses élèves, il développe une approche de la parole et du chant en quête d’émotions.
CAROLINE MOUNIER-VEHIER : Dans votre parcours, à quel moment avez-vous découvert la musique baroque ?
STÉPHANE FUGET : C’est une découverte tardive. Je jouais du piano, mais avant de commencer l’orgue à 18 ans, puis le clavecin vers 21 ou 22 ans, je n’avais aucune idée de ce qu’était le répertoire baroque : cela m’était complètement étranger. Hormis les cantates de Bach du dimanche matin dans l’émission de Jacques Merlet sur France Musique, je n’écoutais jamais de baroque.
C. M.-V. : Cela peut sembler paradoxal pour un musicien qui s’est fait connaître dans ce répertoire.
S.F. : Ce n’est pas par le répertoire que je suis venu à la musique baroque. Ce qui m’intéresse, c’est ce qu’on fait avec la musique, qu’elle soit baroque, romantique ou autre. Au XIXe siècle, les pianistes improvisaient beaucoup, même sur leurs propres œuvres. Liszt a laissé de nombreuses versions différentes des mêmes œuvres, par exemple. Ce caractère très improvisé, cette vision dix-neuviémiste de la musique romantique m’a beaucoup plu à l’adolescence. Mais au piano, les années 1980 étaient l’époque des éditions Urtext, avec l’idée d’une partition sacro-sainte qu’il fallait absolument respecter, en jouant en mesure. Ce n’était pas du tout mon idée de la musique, et c’est quand je suis arrivé au clavecin que j’ai renoué avec ce monde de l’improvisation qui m’avait tant plu au piano et dont la disparition me frustrait tant dans le style interprétatif de ces années-là.
C. M.-V. : Vous avez ensuite travaillé de nombreuses années comme continuiste et chef de chant, auprès de Christophe Rousset (Les Talens Lyriques), mais aussi avec Jean-Christophe Spinosi (Ensemble Matheus) ou Marc Minkowski (Les Musiciens du Louvre), avant de fonder Les Épopées en 2018. Pourquoi avoir attendu si longtemps avant de créer votre ensemble ?
S.F. : Quelques années après avoir commencé à travailler avec Les Talens Lyriques, j’ai été appelé pour candidater au poste que j’occupe encore au CRR de Paris : il s’agissait, d’une part, de former les clavecinistes chefs de chant, c’est-à-dire ceux qui font travailler les chanteurs solistes, notamment sur des questions de style et d’interprétation, et, d’autre part, d’être le chef de chant des chanteurs du département de Musique ancienne. Au CRR, j’ai proposé de monter des opéras avec les étudiants : l’opéra est un véritable accélérateur pédagogique parce qu’il réunit les étudiants autour d’œuvres tellement puissantes et d’une théâtralité telle que chacun est amené à se dépasser. J’ai alors commencé à questionner plus personnellement le geste interprétatif dans le répertoire baroque, ce que je n’avais jamais fait auparavant de manière aussi précise. Et plus j’ai forgé ma propre idée de l’interprétation, plus je me suis éloigné de celle des autres, jusqu’à ce que le dilemme devienne intenable. J’ai donc fondé Les épopées pour exprimer avec des professionnels ce que je faisais jusque-là avec des étudiants.
Fonder un ensemble à 48 ans, cela peut paraître un peu tard, mais je ne voulais pas le faire si ce n’était pas pour proposer un projet personnel et différent de ceux qui existent déjà. L’avantage est que j’ai du métier et un réseau professionnel, ce qui a contribué au développement rapide de l’ensemble.
C. M.-V. : Comment définiriez-vous le projet artistique que vous défendez avec Les Épopées ? Quelle est sa spécificité ?
S.F. : Les Épopées sont nées d’une nécessité interprétative qui se structure autour de trois grandes idées musicales : le rubato, la déclamation et l’ornementation. Le rubato, tel qu’il se pratiquait avant la Seconde Guerre mondiale, s’exprime assez clairement chez les chanteurs par l’idée de la déformation de la longueur de la syllabe. Il y a des syllabes longues et des brèves, des mots plus importants que d’autres. Si le chanteur est légèrement avant le temps ou s’il prend du temps après, il retrouve des longueurs de texte déclamé. Être ensemble verticalement en respectant la mesure n’a aucun intérêt : c’est simplement restituer la partition, mais la partition à l’époque baroque est un schéma qui n’a pas la possibilité d’offrir toutes les finesses de la réalisation finale. Il faut recréer ce que pouvait être la musique au-delà de la pauvreté de la notation musicale. De plus, si on pense aux comédiens et qu’on imagine une langue plus proche d’une langue parlée, dans les récitatifs comme dans les airs, il faut flotter au-dessus de la pulsation, créer une non-verticalité qui enrichit le discours musical. On peut citer par exemple l’interprétation des Dichterliebe de Schumann par Charles Panzera et Alfred Cortot : la notion de verticalité ne les intéresse pas et ils ne sont pratiquement jamais ensemble, mais ils sont dans la même énergie.
La deuxième idée est celle de la déclamation : il s’agit de travailler à une déclamation qui soit la plus proche possible du parlé, avec un débit et sur des rythmes et des hauteurs de notes qui soient ceux du parlé, tout en laissant le chanteur dans sa voix chantée. Le premier témoignage sur lequel je m’appuie, cité par Nino Pirrotta dans Li due Orfei (Turin, 1975), porte sur l’interprétation du rôle de Cléopâtre dans l’Alessandro d’Alessandro Piccolomini
(1554), à Naples en 1558 : un témoin de l’époque parle d’une interprétation entre parlé et chanté qui allait merveilleusement avec les instruments. Il y a ensuite la préface de l’Euridice de Jacopo Peri en 1600, l’article « Récitatif » du Dictionnaire de musique de Rousseau en 1768, les indications d’Antonio Salieri pour les récitatifs de Tarare, créé en 1787 sur un livret de Beaumarchais, le témoignage du même Beaumarchais sur le travail fait par Salieri avec les chanteurs pour retrouver les finesses de la déclamation d’un acteur[1]. Pourquoi dépasser la longueur et la hauteur des notes écrites ? C’est que le discours émotionnel, quand il est extrêmement chargé et qu’il s’appuie sur la parole parlée, ne se construit plus sur des hauteurs de note, mais sur l’idée de la hauteur de déclamation. Ce travail se poursuit au-delà du baroque, avec la tradition de l’opéra bouffe dont fait preuve encore la préface de L’Heure espagnole, de Ravel, en 1907. Entre l’Alessandro de 1554 et L’Heure espagnole de 1907 existe un fil conducteur : la déclamation. Tant que le chanteur est contraint par une lecture trop scrupuleuse de la partition, l’interprétation ne peut pas être juste ; le discours émotionnel doit pouvoir dévorer la partition.
La troisième idée est celle de l’ornementation, qui à mon avis était surabondante à l’époque baroque, notamment dans le répertoire français. L’ornementation est une espèce de loupe : elle agrandit considérablement le geste vocal et le geste du texte. On n’a pas d’enregistrements pour l’époque baroque, mais il y a quelques sources, comme des pendulettes faites pour Marie-Antoinette à Versailles, qui jouent des musiques truffées d’ornements, ou les transcriptions d’œuvres de Lully au clavecin par d’Anglebert.
La partition est un canevas. C’est après-guerre qu’on perd de vue cette idée et qu’on joue la partition telle qu’elle est écrite. C’est peut-être lié à la multiplication des montages dans les enregistrements, qui se développent à cette époque et ne sont alors possibles que si tous les musiciens jouent ensemble.
C. M.-V. : À partir de ces trois grandes idées musicales, dans quelle mesure revendiquez-vous une démarche historiquement informée ?
S.F. : Nous jouons sur instruments d’époque, mais, comme toute chose, les pratiques historiquement informées doivent être intelligemment pensées. Prenons l’exemple de la basse continue à l’Académie royale de musique. Si on connaît son effectif global à une période donnée, mais qu’on n’a pas retrouvé de partition donnant des indications d’instrumentation précisant quel instrument joue à quel moment, cela ne signifie pas pour autant qu’ils jouaient tous ensemble tout le temps.
Il faut aussi prendre en compte le lieu. Le continuo d’opéra est pensé pour un théâtre où les chanteurs sont placés sur un proscenium et les musiciens dans une fosse. Le rapport sonore est donc différent de celui d’une version de concert d’aujourd’hui, où les instrumentistes sont placés sur scène derrière les chanteurs. Faut-il, sous prétexte d’historiquement informé, reprendre l’effectif de l’Académie royale de musique quels que soient le lieu et les conditions dans lesquels on donne l’œuvre aujourd’hui ? À mon avis, la réponse est non. Il faut s’adapter aux lieux et aux conditions de représentation, comme ils faisaient à l’époque.
On peut s’appuyer sur des sources historiques, mais il ne faut jamais oublier qu’on n’a pas toutes les sources et qu’on ne les comprend pas tous de la même façon. L’historiquement informé est intéressant pour donner des informations, mais on ne peut pas réduire l’interprétation aux informations dont on dispose et considérer que ce qu’on ne connaît pas n’existe pas. Au contraire, ce qu’on ne connaît pas est possible. C’est pourquoi je peux proposer de chanter des hauteurs de déclamation plutôt que des hauteurs de note, par exemple.
C. M.-V. : Avez-vous un répertoire de prédilection avec Les Épopées ?
S.F. : Le point commun de tous nos projets n’est pas le répertoire baroque, mais le refus d’être emprisonné dans une interprétation qui ne restituerait que la partition. Il ne faut pas me faire dire ce que je ne dis pas : je ne passe pas mon temps à rejeter ou modifier la partition. Je trouve insupportable d’ajouter des parties de flûte à bec soprano dans une partition de Rameau là où il n’a rien écrit par exemple, alors que ce compositeur est le plus grand orchestrateur de son temps et que, si on s’amuse à réorchestrer ses œuvres, on est forcément moins bon que lui. De même, ce n’est pas acceptable de transformer un récitatif en air en ajoutant des contreparties dans tous les sens dans une partition de Monteverdi, parce que Monteverdi sait écrire différemment des récitatifs ou des airs. Or le rapport entre les airs et les récitatifs a des incidences à la fois musicales et dramatiques. En revanche, j’essaie de me rapprocher le plus possible de la liberté d’interprétation qui a pu exister à toutes les époques. Je citais tout à l’heure Cortot et Panzera, mais il y aurait aussi Rachmaninov jouant du Rachmaninov, Adelina Patti chantant « Casta diva » ou Joseph Joachim jouant une danse hongroise de Brahms : ce qui m’intéresse est de retrouver la liberté d’interprétation de ces artistes.
Je cherche dans le répertoire baroque la même charge émotionnelle que dans du Wagner, même si cette charge émotionnelle n’a pas la même forme. Oui, la charge émotionnelle est peut-être le maître-mot. C’est dans ce sens que nous travaillons aux épopées, que ce soit pour des concerts de musique de chambre, pour des grands motets ou pour des opéras comme la trilogie Monteverdi que nous avons donnée au Festival de Beaune avec Il ritorno d’Ulisse in patria en 2021, L’Orfeo en 2022 et L’incoronazione di Poppea cette année.
C. M.-V. : Est-ce aussi cette approche que vous souhaitez transmettre à vos étudiants ?
S.F. : Ce que je transmets en tant qu’enseignant, c’est la nécessité de questionner, le plus possible. Je partage mes idées, mais l’important n’est pas seulement de refaire ce qu’on vous a appris : c’est de continuer à s’interroger. Le travail le plus efficace de recherche est fait par l’étudiant, c’est ce qu’explique Jacques Rancière dans Le Maître ignorant (1987). Si on donne la becquée aux étudiants, ils ne savent rien en sortant du cours parce qu’ils sont incapables de travailler seuls. Il faut qu’eux-mêmes aillent étudier les sources, se posent des questions et les remettent en cause. Il y a des sources que je lis et que j’étudie depuis vingt ans et, à chaque fois que je les relis, seul ou avec d’autres personnes, je constate que la compréhension que j’en ai évolue avec le temps. Cela me fait très plaisir quand je me rends compte en reprenant une interprétation que je ne suis pas d’accord avec ce que j’avais fait et que je suis sur un geste différent. Au même titre, je pense être très perméable aux propositions d’un artiste. Cela m’intéresse même davantage de recevoir ce qui vient en profondeur de l’autre plutôt que d’imposer une idée de l’extérieur — à partir du moment où cela correspond à l’image sonore de ce que je cherche. C’était le cas par exemple avec la mezzo-soprano Isabelle Druet, qui interprétait Néron dans L’incoronazione di Poppea et qui est vraiment force de proposition. Il faut d’abord entrer dans ma maison, parce que je n’ai pas fondé un ensemble pour ne pas être chez moi avec cet ensemble, mais une fois qu’on est entré, on peut prendre des initiatives et peindre les murs en bleu si on en a envie.
C. M.-V. : Vous invitez de nombreux étudiants ou anciens étudiants à rejoindre les projets des Épopées. Cela fait-il partie pour vous d’une mission de transmission dans la continuité de votre mission d’enseignement ?
S.F. : Depuis que j’ai créé la classe d’opéra au CRR de Paris, on y donne deux ou trois opéras tous les ans. Mes étudiants, dont certains ont participé à plusieurs de ces projets pédagogiques, connaissent bien mon travail et sont formés à l’idée que j’ai de la musique. Il me semblait donc intéressant de les inviter à participer aux projets de l’ensemble. Quand nous nous sommes demandé quel pourcentage des musiciens que nous employons dans l’ensemble avaient suivi une formation avec moi, que ce soit au conservatoire ou dans divers stages (à Royaumont, par exemple), nous nous sommes aperçus qu’ils représentent 45 % de nos effectifs : c’est colossal et cela montre que nous contribuons à une véritable insertion professionnelle. C’est aussi intéressant dans le rapport d’énergies que cela crée. Aux épopées, les générations sont mélangées, ce qui amène un brassage de tempéraments porteur pour l’interprétation, générateur d’une puissance émotionnelle intense. Or ce dont j’avais le plus besoin finalement quand j’ai fondé cet ensemble, c’était de sortir d’un concert en ayant été profondément bouleversé par chaque note.
Notes
[1] Beaumarchais, « Préface de 1787. Aux abonnés de l’Opéra qui voudraient aimer l’opéra » [1787], dans Tarare. Mélodrame en cinq actes, avec un prologue, Représenté pour la première fois, sur le théâtre de l’Opéra, le 8 juin 1787. Troisième édition, Paris, P. de Lormel, 1790, p. 7-34.
Pour citer cet article
Caroline Mounier-Vehier, « « La charge émotionnelle est peut-être le maître-mot » », Théâtre/Public numéro 250 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp250-la-charge-emotionnelle-est-peut-etre-le-maitre-mot/