numéro 250

N°250

Lucile Richardot, magicienne baroque

Par Caroline Mounier-Vehier

La mezzo-soprano Lucile Richardot est devenue en quelques années une figure de la scène baroque.

Une voix aux reflets moirés, un timbre d’un grave lumineux, une remarquable capacité à varier les affects et les émotions du tragique absolu (Cornelia dans Giulio Cesare in Egitto[1]) au comique le plus truculent (rôle-titre de la parodie de Médée et Jason[2]) : Lucile Richardot est devenue en quelques années une figure de la scène baroque. Après la découverte du chant au sein de la manécanterie des Petits chanteurs à la croix de Lorraine, la mezzo-soprano fait ses premières armes dans le Chœur du Palais royal et celui de l’Orchestre de Paris, poursuit sa formation à la Maîtrise de Notre-Dame et au Conservatoire à rayonnement régional (CRR) de Paris, renonce à son premier métier de journaliste et collabore depuis avec plusieurs ensembles indépendants, dont Pygmalion (dir. Raphaël Pichon), Correspondances (dir. Sébastien Daucé) ou Le Poème Harmonique (dir. Vincent Dumestre). La choriste devient soliste pour incarner la Nuit du fameux Ballet royal de la nuit[3], ou les magiciennes baroques avec le claveciniste Jean-Luc Ho, sans s’interdire d’autres répertoires : la Cléopâtre de Berlioz sous la direction de John Eliot Gardiner en 2018, Gertrude dans Hamlet d’Ambroise Thomas[4], ou encore Hippolyta dans A Midsummer Night’s Dream de Benjamin Britten[5]. Interprète à la présence intense, recherchée tant pour ses qualités musicales que pour ses talents d’actrice, Lucile Richardot excelle sur scène, que ce soit à l’opéra ou pour du théâtre musical (Songs, mise en scène Samuel Achache[6]). Portrait d’une chanteuse charismatique et passionnée.

trouver sa voix

Si la mue de l’adolescence la conduit au pupitre d’alto, Lucile Richardot chante encore plusieurs années d’une « voix naturelle, voix d’enfant, droite, forcée », sans chercher à atteindre des aigus dont elle n’a pas l’usage dans les parties choristes qu’elle interprète alors : « Pendant dix ans, je n’ai pas du tout exploré cette partie de la voix. Je pensais que je ne l’avais plus, cela me faisait presque peur. Je n’avais plus l’habitude de l’entendre, cela pouvait être désagréable et il a fallu que je retrouve des sensations. »
Celle qui riait au nez d’un de ses premiers professeurs de chant, au conservatoire du 5e arrondissement de Paris, Roger Soyer, lui donne aujourd’hui raison : il faut dix ans pour faire une voix. Le temps de « trouver un rythme de croisière », qui n’empêche pas d’être toujours en recherche : « Cela fait presque vingt ans que je cherche comment vibrer de façon saine, pour que ce soit naturel, organique, d’une oscillation parfaite et régulière sans être trop large, comment être capable d’arrêter le vibrato quand il faut créer une tension pour faire une dissonance et vibrer ensuite pour la détente, que tout soit conscientisé, mais naturel en même temps. » Le temps aussi de comprendre sa voix : « Cela reste une grande question : que suis-je ? Que puis-je chanter ? Qu’ai-je la légitimité de chanter ? Parce que, certes, j’ai les graves, mais je ne suis pas contralto. Avec le temps, la voix monte un peu, je suis plus à l’aise dans le registre aigu et j’ai plus de mal dans les extrêmes graves. […] Je crois qu’on reconnaît un vrai contralto à l’agilité des vocalises dans le grave, ce qui n’est pas mon cas. » Pas de pyrotechnie dans le grave donc, mais un vaste mezzo-soprano : si elle doit renoncer à Bradamante dans Alcina de Haendel, Lucile Richardot relève haut la main les défis de John Eliot Gardiner qui lui confie à la fois la Messagère dans L’Orfeo, Pénélope dans Il ritorno d’Ulisse in patria et Vénus et Arnalta dans L’incoronazione di Poppea, avant La Mort de Cléopâtre de Berlioz.

passions baroques

La musique baroque est son répertoire de prédilection : « C’est mon premier contact avec de la musique émouvante quand j’étais aux Petits chanteurs à la croix de Lorraine. […] Il y avait des harmonies qui me procuraient une telle émotion, même a cappella, même sans parler de la beauté des instruments anciens, du son, de cette acidité qu’on reproche au violon baroque, mais qui me fend le cœur en deux. La corde en métal ne me touche pas comme la corde en boyau. J’ai chanté aussi très tôt du Palestrina, du Byrd, du Roland de Lassus. C’est comme si tous les siècles qui nous séparaient de cette époque-là nous traversaient d’un coup. […] Il y a une façon de pleurer de l’époque qui n’a rien à voir avec le romantisme, même si c’est très beau aussi. »
Avec le répertoire viennent des pratiques auxquelles la chanteuse se forme avec autant d’intérêt que de plaisir : au CRR de Paris avec la danseuse Irène Ginger et la chanteuse Sophie Boulin, à la Fondation Royaumont avec le metteur en scène Benjamin Lazar, plus tard avec la linguiste et chanteuse Nicole Rouillé, la mezzo-soprano découvre la danse et la gestuelle baroques, ainsi que différentes écoles de prononciation restituée. Elle en garde notamment un goût pour la danse baroque, si « athlétique » et « impressionnante » quand elle est bien interprétée, une danse qui lui a ouvert des horizons : outre la découverte d’un répertoire, une meilleure compréhension en particulier de l’importance d’une coordination qui allie souplesse et régularité pour les musiciens qui accompagnent les danseurs. Lucile Richardot a su faire son miel de cette formation très complète qui a contribué au développement d’une maîtrise du corps et d’une capacité à en jouer par-delà la seule scène baroque.

métamorphoses et renouvellements

Le parcours professionnel de la chanteuse, l’une des rares à mener une carrière de soliste sans agent, témoigne du fonctionnement en réseau de la scène baroque : c’est au sein de l’ensemble Pygmalion, dirigé par Raphaël Pichon, qu’elle rencontre Sébastien Daucé, directeur musical de Correspondances, tandis que sa participation au projet d’intégrales de madrigaux mené par Paul Agnew avec Les Arts Florissants lui vaut d’être repérée par Václav Luks et John Eliot Gardiner. Au gré de ces rencontres, Lucile Richardot s’est fait connaître d’un plus large public, tout en faisant l’expérience d’un continuel renouvellement : « Nous avons cette chance, dans la musique baroque, de découvrir toujours du nouveau répertoire. Je suis en prise de rôle permanente, quand je fais de la scène. […] Il est impossible de se reposer sur ses lauriers. »
Son expérience en la matière nourrit aussi son travail d’interprète jusqu’à imprégner d’autres répertoires, en dépit de chefs de chant qui lui reprochaient de tout chanter « comme si c’était du baroque » : « Chanter baroque, pour ceux qui n’ont pas l’habitude de ce répertoire, c’est peut-être chanter un peu détaché, sans continuité, avec des moments où la voix se détimbre un peu parce qu’on est plus sur le texte ou qu’on chante comme dans un récitatif. » Mais la chanteuse s’est émancipée de ces anciennes injonctions : « Avec le temps, j’ai compris que je pouvais imposer aussi ma façon de faire. C’est pour cela que je me suis enhardie à faire de la mélodie française, qui offre la marge pour avoir un peu de souplesse, pour dire plutôt que de vociférer. » Elle se réjouit aussi de chanter Debussy ou Poulenc et s’essaie volontiers au contemporain depuis le début : « Le traitement de la voix droite, des éclats de voix, le fait de faire attention au texte, de faire un peu de Sprechgesang ou de parlar cantando, c’est une approche très baroque, comme le fait de savoir déchiffrer, de lire des manuscrits ou de chercher une interprétation un peu inhabituelle vocalement. » Du baroque au contemporain, la mezzo-soprano poursuit ainsi une quête artistique que caractérisent l’expérimentation et l’exploration de nouveaux territoires musicaux.

Notes

[1] Giulio Cesare in Egitto, de Haendel, mise en scène Damiano Michieletto, Ensemble Artaserse, direction Philippe Jaroussky, 2022.

[2] Médée et Jason, mise en scène Pierre Lebon, ensemble Les Surprises, direction Louis-Noël Bestion de Camboulas, 2023.

[3] Ballet royal de la nuit, mise en scène Francesca Lattuada avec Correspondances, 2017.

[4] Hamlet, d’Ambroise Thomas, mise en scène Cyril Teste, direction Louis Langrée, Opéra-Comique, 2022.

[5] A Midsummer Night’s Dream, de Benjamin Britten, mise en scène Robert Carsen, direction Ben Glassberg, Opéra de Rouen, 2023.

[6] Songs, mise en scène Samuel Achache, Correspondances, direction Sébastien Daucé, Lyon, Théâtre de la Croix-Rousse, 2018.


Pour citer cet article

Caroline Mounier-Vehier, « Lucile Richardot, magicienne baroque », Théâtre/Public numéro 250 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp250-lucile-richardot-magicienne-baroque/

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