numéro 250

N°250

Que faire du merveilleux ?
À propos de quelques mises en scène d’opéras baroques

Par Stéphane Hervé

La réapparition du répertoire opératique baroque sur les scènes européennes, depuis le mitan du XXe siècle, a donné lieu à des esthétiques théâtrales diverses, voire opposées, de l’actualisation radicale à la reconstitution historiquement informée.

La réapparition du répertoire opératique baroque sur les scènes européennes, depuis le mitan du XXe siècle, a donné lieu à des esthétiques théâtrales diverses, voire opposées, de l’actualisation radicale à la reconstitution historiquement informée. Cette diversité s’explique en grande partie par l’effacement progressif des codes de la représentation baroque concomitant de celui des partitions du répertoire des maisons d’opéra : on a pu substituer à ces codes manquants ou lacunaires des codes plus contemporains, on a pu extrapoler à partir d’indices ou de vestiges, découverts dans les bibliothèques et dans les archives, des rêves de reconstitution de théâtre baroque. Cette réapparition est maintenant ancienne, et le répertoire, certes toujours minoritaire dans les programmations à l’exception de quelques lieux ou festivals, a pourtant droit de cité dans la majorité des théâtres lyriques. Progressivement, à partir des mises en scène fondatrices, souvent amputées de leur propos interprétatif, de Jean-Pierre Ponnelle, Pier Luigi Pizzi ou encore Jean-Louis Martinoty, et peut-être plus encore à partir des quelques films au succès commercial avéré, comme Farinelli, s’est sédimenté le mythe du « spectacle baroque » dans l’imaginaire collectif. Gommant la diversité des pratiques et les spécificités dramaturgiques de chaque genre (dramma per musica, opera seria, semi-opéra, tragédie lyrique…), ce mythe résume deux cents ans de théâtre lyrique à son aspect merveilleux, du moins dans sa partie scénique. Assurément, le merveilleux est au fondement du théâtre lyrique baroque. Mais le merveilleux en question dans le « spectacle baroque », dépourvu de son arrière-plan théorique, esthétique ou politique, se réduit à un décorum, défini par une splendeur visuelle, les effets de machinerie, le luxe des costumes et perruques d’époque, des danses élégantes. En bref, un nouveau code est né, un merveilleux mutilé.

Soyons justes : ce mythe ne connaît que de rares actualisations scéniques, souvent louées pour leur esthétisme rassurant. De fait, il apparaît davantage dans des discours critiques réactionnaires, qui fantasment le retour à une période antérieure à la modernité scénique. Au-delà de son utilisation journalistique, il semble peu pertinent pour analyser les pratiques scéniques d’aujourd’hui. Et pourtant, il a le mérite de poser une question cruciale pour la mise en scène des opéras baroques : que faire du merveilleux ? Comment traiter scéniquement cette dimension essentielle de l’esthétique opératique des XVIIe et XVIIIe siècles ? Je voudrais ici avancer et décrire trois hypothèses de réponse qui se sont dessinées au gré des différentes représentations d’opéras des XVIIe et XVIIIe siècles auxquelles j’ai pu assister, en tant qu’amateur du genre, ces quinze dernières années. Ces hypothèses, puisqu’elles s’appuient sur de simples évocations de mises en scène et des analyses un peu plus développées de spectacles symptomatiques, ne prétendent ni à l’exhaustivité ni à une quelconque systématisation rigoureuse : elles nécessitent d’être contestées, corrigées, complétées.

le dramma per musica vénitien et le théâtre populaire

La redécouverte et la fortune manifeste des opéras de Cavalli ces dernières années sur les scènes européennes, et plus largement du dramma per musica vénitien, s’expliquent en grande partie par le rôle moindre joué par le merveilleux dans son économie spectaculaire, davantage marquée, au moins à ses débuts, par l’influence de la commedia dell’arte. Au-delà de l’attrait de l’inédit ou de la redécouverte, synonyme d’élargissement du répertoire opératique, une certaine nostalgie pour les origines populaires du théâtre lyrique sourd dans quelques productions récentes. L’Ormindo, mis en scène par Kasper Holten au Royal Opera House (vu lors de la reprise en février 2015), en est l’exemple le plus flagrant : joué à la Sam Wanamaker Playhouse, reconstitution d’un théâtre jacobéen du XVIIe siècle, le spectacle s’inspire ouvertement de formes théâtrales populaires anciennes, par le jeu outré, et par moments improvisé, des chanteurs, les toiles peintes volontairement naïves, les interactions complices avec le public, favorisées par la proximité spatiale.

Les recréations, au Festival d’Aix-en-Provence, d’Elena (2013, mise en scène de Jean-Yves Ruf) et d’Erismena (2017, mise en scène de Jean Bellorini), dans le cadre intime du Théâtre du Jeu de paume, aspirent également à exalter la part théâtrale de ces œuvres, sans toutefois convoquer de modèle historique, comme L’Ormindo londonien. Il est frappant que les deux metteurs en scène français affirment, de façon assez semblable, que les œuvres de Cavalli relèvent du « théâtre chanté » plus que de l’opéra. Ils en distillent un théâtre humain, très humain, allégé de l’apprêt du spectacle baroque. Délestée du merveilleux, la scène devient le lieu des affects des hommes (et des dieux rendus humains), des gestes et des réactions physiques, une aire de jeu donc, un espace abstrait, intemporel où s’exposent les vicissitudes des comportements sociaux et des sentiments intimes. De fait, le populaire dont se réclament ces productions provient d’une autre tradition, plus récente, datant de Copeau ou de Vilar pour le dire vite, qui fait de l’exigence de lisibilité de la fable et de la vitalité des incarnations les ferments d’un plaisir partagé. Dans les deux cas, l’exaltation de la part théâtrale se traduit dans des dispositifs autoréférentiels : l’arène d’Elena est le lieu d’exhibition spectaculaire des travestissements et des aveuglements comiques des personnages, la pauvreté et l’artisanat revendiqués de l’appareil scénique d’Erismena rendent manifeste la puissance ludique du théâtre. Toujours à propos de cette exhibition au carré du théâtre, il faut mentionner l’accent récurrent porté à la dimension collective, à travers la mise en scène aux marges de l’action d’une troupe de comédiens-chanteurs, présents sur scène même s’ils ne sont pas impliqués dans l’action.
À ce propos, outre les exemples cités, deux productions du Couronnement de Poppée de Monteverdi, un autre dramma per musica vénitien beaucoup plus joué que les œuvres de Cavalli, me viennent à l’esprit : celle de Jean-François Sivadier (Opéra de Lille, 2012), où la querelle du prologue (qui de la Vertu, de la Fortune ou de l’Amour tient les fils des existences ?) se déroule non pas entre allégories, mais entre membres d’une troupe de théâtre, qui semblent décider ensemble de jouer le drame pour répondre à la question ; celle de Ted Huffman (Festival d’Aix, 2022) qui se développe sur un plateau nu, sur lequel tous les chanteurs sont constamment présents en habits contemporains.

Il serait alors tentant de considérer cette célébration du théâtre, expédient au problème du merveilleux, comme une spécificité du traitement contemporain du drame lyrique vénitien du XVIIe siècle. Mais cette hypothèse doit être remise en cause. D’une part, parce qu’une telle célébration est également à l’œuvre dans les mises en scène d’opera seria, comme dans celles de Christian Schiaretti, Giulio Cesare in Egitto, de Haendel (2011), et Orlando furioso, de Vivaldi (2017), pour l’Atelier lyrique de Tourcoing. D’autre part, parce qu’elle intervient même dans les déclinaisons contemporaines des pièces à machines de Cavalli, ou de ses contemporains.

Ainsi, La Finta Pazza, de Francesco Sacrati (livret de Giulio Strozzi), créée à Venise en 1641, avait suscité l’émerveillement des spectateurs, si l’on en croit les chroniqueurs de l’époque, stupéfaits de l’illusion d’être transportés sur l’île de Scyros grâce à la machinerie et aux décors, changés à vue, réglés par l’ingénieur-scénographe Torelli. C’est cet opéra vénitien, dont la partition a été redécouverte dans les années 1980, que Ruf, six ans après Elena, recrée à l’Opéra de Versailles en mars 2019. Or, bien que Jean-Yves Ruf se revendique, dans le programme de salle, des enchantements merveilleux de son lointain prédécesseur, il est difficile d’affirmer que sa mise en scène ressortit à l’esthétique baroque de la merveille qui régissait le déploiement spectaculaire au XVIIe siècle. Elle en prend même la direction inverse, en recourant aux « mouvements variés de différents tissus »[1] pour signifier les changements de lieu, et à de nombreux tombers et levers de rideau. Au-delà de leur fonction dramatique, ces derniers attestent et soulignent la dimension théâtrale de l’œuvre de Sacrati et de Strozzi, dessinant différents espaces de jeu, plus ou moins proches du public. D’ailleurs, il n’y a, à proprement parler, aucun décor dans la production : la scène n’est occupée que par quelques bancs sommaires et est close par un cyclorama éclairé de différentes teintes, chacune renvoyant à l’atmosphère d’un lieu spécifique (le rivage de Scyros, le gynécée du palais royal, une place ou encore un jardin). Seules de grandes frondaisons servent d’indices explicites, indiquant la nature bucolique de l’espace dramatique de l’acte III. Cette épure répond assurément à un souci de placer au premier plan la fable dramatique, par ailleurs relativement sobre au regard des canons du dramma per musica vénitien[2]. La gestuelle, toujours mesurée et jamais déconcertante des chanteurs, concourt à cette exigence de clarté, et le spectateur suit les péripéties sans difficulté. Autre point important : la conclusion du morceau de bravoure de l’opéra, la fameuse scène de folie simulée qui clôt l’acte II, rendue par les déplacements et gestes chorégraphiés de Mariana Flores, qui incarne Déidamie, successivement martiaux, sexuels, dansés, dolents, désespérés, au fur et à mesure des évolutions de la psyché soi-disant maladive de la femme abandonnée, se fait à l’avant-scène, devant le rideau, dans une recherche de connivence avec le public, puis dans la salle. C’est également dans la salle que commence l’acte suivant puisque la nourrice de Déidamie traverse les premiers rangs, entame une conversation avec certaines personnes. Le drame lyrique vénitien agit donc comme un laboratoire où peuvent s’expérimenter d’autres modes de relation au public, comblant l’abîme qui sépare scène et salle, tendant à créer les conditions d’une assemblée réunie autour de la joie, du plaisir du texte et de la musique, à rebours de l’illusion enchanteresse du merveilleux baroque.

On pourrait objecter que Ruf ne renonce pas totalement aux effets spectaculaires, en faisant voler les divinités du prologue ou celles qui interviennent dans l’intrigue. Seulement, au-delà de la citation explicite au spectacle baroque, ces vols semblent viser, aujourd’hui, non pas tant l’émerveillement du public que la célébration d’un certain artisanat théâtral, d’un savoir-faire ancien, aux antipodes des nouvelles technologies numériques qui pourraient prétendre à l’illusion. Une conclusion semblable peut être tirée de la production de l’Ercole amante de Cavalli, monté à l’Opéra-Comique en 2019 par Valérie Lesort et Christian Hecq. Afin de rendre accessible une œuvre dont les codes, jugent-ils, ont été oubliés, les deux metteurs en scène se sont essayé à trouver des équivalents familiers à la merveille baroque : un monde fantaisiste, similaire à celui d’un dessin animé, peuplé d’objets mouvants (comme ces colonnes humaines qui marchent à travers la scène) et de figures excentriques (la marionnette Bibendum du sommeil, le paon de Junon), qui suscitent parfois l’enthousiasme, plus souvent l’amusement. Mais, à travers la magie visuelle, version indéniablement prosaïque, voire parodique, du merveilleux baroque, le spectacle met à l’honneur essentiellement l’ingéniosité et la créativité théâtrales de Lesort et Hecq, et, partant, la puissance du théâtre à créer un monde exubérant à partir de savoir-faire artisanaux (machinerie, costumes, accessoires). Et ce d’autant plus qu’une fois encore la scénographie, représentant un amphithéâtre, ambitionne de créer un théâtre dans le théâtre. En définitive, malgré la multiplication des effets, les trouvailles illustratives des didascalies, l’intrigue herculéenne et le contexte de la création (les noces de Louis XIV) importent peu : c’est le théâtre qui se célèbre lui-même, joyeusement, ici. Nous pourrions aussi mentionner le Rinaldo réalisé par Claire Dancoisne (2019, vu à Avignon en novembre 2022) : la machinerie baroque trouve son équivalent dans les engins tubulaires spectaculaires, mais dont la structure est laissée volontairement visible, ainsi que la mise en scène par Omar Porras de la zarzuela de Sebastián Durón, Coronis (2019), qui enchaîne les effets spectaculaires flamboyants, mais confectionnés selon des techniques simples. L’illusion est sacrifiée au profit de la mise en évidence d’une facture artisanale. Par ailleurs, ces spectacles sont symptomatiques de deux tendances, repérables dans presque tous les spectacles en question, à savoir l’hétéroclisme, l’excentricité des costumes, proches de ceux présents dans certains films de science-fiction, comme signe indiciel de l’irrégularité et de l’impermanence, et l’intégration de tous les arts du spectacle (cirque, marionnette, danse) comme substituts de la totalité baroque.

le spectacle matérialiste de la parodie

Assurément, cette célébration de la matérialité du théâtre est à son comble dans la parodie, ou dans l’extrapolation contemporaine et bouffonne du spectacle baroque, comme le montre la production du Xerxes[3] de Haendel, réalisée par Stefan Herheim pour le Komische Oper de Berlin en 2012 et reprise au Deutsche Oper am Rhein (vu à Düsseldorf en avril 2015). Usant à l’envi du plateau tournant, le metteur en scène situe l’action du livret sur la scène et dans les coulisses du King’s Theatre, où a été créé l’opéra en 1738. Autrement dit, le spectateur contemporain assiste successivement à la reconstitution parcellaire d’un spectacle baroque, remarquable par les costumes, les décors, les effets et la machinerie qui, sans prétendre à l’exactitude, renvoient à l’esthétique du théâtre lyrique du XVIIIe siècle, et aux disputes et rivalités qui opposent les différents castrats et divas derrière les toiles peintes. Pour cela, Herheim imbrique les péripéties des intrigues amoureuses du livret à celles de la réalité supposée de la vie théâtrale londonienne. Ainsi, la rivalité entre les deux frères Xerxès et Arsamène pour la belle Romilda est aussi celle de deux castrats vedettes de la distribution pour la chanteuse qui l’incarne, comme la jalousie d’Atalanta envers sa sœur est aussi celle de la seconda donna vis-à-vis de la prima donna. Les dialogues des récitatifs comme les vers des différents arias prennent alors un double sens. Il y a donc porosité entre le monde de la représentation et celui du hors-scène : par exemple, dans le livret, la fiancée délaissée de Xerxès, Amastre, tente de s’approcher de celui-ci, travestie en guerrier. Dans la mise en scène, elle devient une chanteuse lyrique de second ordre, et son entrée, au milieu de l’acte I, a lieu d’abord dans les coulisses : elle y revêt une cuirasse factice de soldat, ce qui lui permet lors de la scène suivante de s’intégrer au chœur, pour se rapprocher non pas tant de l’empereur que du chanteur vedette. Seulement, gênée par son costume volumineux, elle bouscule dans ses déplacements qu’elle voudrait furtifs les autres membres du chœur, entraînant une série de chutes et une démolition partielle du décor.

Dans sa mise en scène, Herheim transpose de fait la trivialité des coulisses sur la scène prétendument merveilleuse du spectacle baroque. Il recourt certes à tout l’appareil spectaculaire baroque (des changements à vue de décor, une scénographie urbaine en perspective, des effets de machinerie pour simuler le mouvement de la mer ou l’assombrissement du ciel), mais multiplie dans le même temps les gags, qui viennent le mettre en déroute. S’appuyant sur les inflexions de la structure de l’opéra (la quasi-absence de da capo, le raccourcissement des airs, la présence d’un personnage bouffon, Elviro, entre autres) et sur les recensions de l’époque, Herheim et son dramaturge, Alexander Meier-Dörzenbach, voient dans le Xerxes de Haendel une prise de distance avec le modèle de l’opera seria, presque un pastiche « tragi-comique »[4]. Ils insèrent, parmi les moments d’éblouissements et les scènes pathétiques, des gags qui révèlent la nature fragile et fabriquée de la merveille baroque. Celle-ci, de fait, ne résiste pas vraiment aux nombreux éléments facétieux qu’ils introduisent. Quelques exemples : le célèbre « Ombra mai fu » qui ouvre quasiment l’opéra est chanté dans un décor de pastorale grotesque, au milieu de figurants déguisés en moutons, qui ne manquent pas de bêler, une fois l’air achevé ; pour punir sa sœur, la jalouse Atalanta fournit tout un arsenal d’armes à Xerxès pendant qu’il chante son air de bravoure « Se bramate d’amar chi vi sdegna », jusqu’à un canon qu’il déclenche et dont le boulet vient percer la toile de fond (l’effet est rendu visible pour une substitution de toiles) ; enfin, la tempête qui détruit le pont de bateaux sur l’Hellespont, ordonnée par Xerxès, se traduit par la démolition du décor, démolition peu maîtrisée car les machinistes, penauds, sont d’un coup visibles. Le spectateur assiste donc à la démolition de la merveille baroque : la représentation déraille ou montre des effets inappropriés.

Cette appétence pour le gag, ces incongruités comiques ont eu également un certain succès sur les scènes françaises. Je pense au King Arthur de Purcell mis en scène par Corinne et Gilles Benizio (2008, puis repris à de nombreuses reprises ; vu en 2016 à Versailles). Ce spectacle élimine les parties parlées du semi-opéra anglais, remplacées par les interventions clownesques de Gilles Benizio et du chef Hervé Niquet, toujours en décalage avec la trame du livret, traité par ailleurs de façon parodique à la manière des Monty Python. Ici, le comique naît non pas de l’échec du spectacle baroque, mais de la discordance entre l’action et les éléments anachroniques insérés (les skieurs, les pingouins, le chanteur de Mexico…), qui sanctionne, peut-être involontairement, la désuétude de cette œuvre, puisqu’il faut en passer par le décalage pour en savourer l’interprétation. Or le Xerxes de Herheim ne joue pas sur ces rapports anachroniques, mais sur le renversement de la merveille baroque dans une perspective matérialiste. En d’autres termes, il ne s’agit pas seulement de se gausser des effets spectaculaires dépassés ni d’en trouver un équivalent fantaisiste, mais d’insister sur les conditions matérielles de sa réalisation, d’en dévoiler la part impure et imparfaite. Et ce d’autant plus que le plaisir pris réside davantage dans un certain érotisme de la performance que dans l’enchantement des effets, affirme la mise en scène. érotisme qu’elle met en scène de façon outrancière durant l’air de Xerxès, « Più che penso alle fi amme del core » : alors que le luxueux rideau allégorique est remplacé par l’inscription « Sex Rex », anagramme du nom de l’empereur perse, et que la boule à facettes pendue au plafond de l’Opéra de Düsseldorf reflète des lumières rosées dans tout l’auditoire, Xerxès, incarné par Valer Sabadus, accomplit un véritable show exubérant, dont la fonction est littéralement d’exciter le public, représenté sur scène par Amastre, remuant de plaisir à chaque vocalise[5].

le merveilleux congédié

Le Xerxes de Herheim s’achève par le congé donné au spectacle baroque : le chœur final est chanté, en habits contemporains, devant le rideau rouge qui s’est fermé malgré les efforts des protagonistes pour le retenir. Ainsi, le spectacle baroque est renvoyé à l’imaginaire, réduit à une parenthèse fictionnelle faussement enchanteresse (nous venons de voir qu’il ne cessait de dérailler). Un retour au réel, donc, un désenchantement. Or un tel désenchantement participe fréquemment de l’économie dramatique de l’opéra baroque : les personnages échappent aux simulacres trompeurs et aux envoûtements vocaux, et chantent la victoire de la vertu, jusqu’alors malmenée. S’appuyant sur l’analogie évidente, faite dès l’époque, entre le sortilège des magiciennes et le théâtre, tous les deux capables d’enchantement, le désenchantement équivaut, dans nombre de mises en scène modernes, à une interruption du merveilleux baroque précisément : l’Armide de l’opéra de Lully finit, prostrée, dévêtue de sa robe à panier sur un plateau évidé de ses colonnes et autres éléments architecturaux figurant sur les toiles peintes, dans la production signée David Hermann (Nancy, 2015) ; dans le finale de l’Alcina de Haendel proposée par Pierre Audi (La Monnaie, 2015), les chanteurs n’ont plus qu’à s’asseoir, par désœuvrement, sur de grandes malles, dont la fonction supposée est de transporter le matériel scénique d’une troupe itinérante, puisqu’ils ne peuvent plus jouer dans les décors d’inspiration baroque retirés de la scène. En bref, les sortilèges cessent, le théâtre s’interrompt.

Si, dans ces deux spectacles, les sortilèges théâtraux et leur interruption trouvent leur origine dans l’intrigue du livret, d’autres productions font du spectacle baroque lui-même une illusion, le mythe évoqué en introduction, qui dissimule aux spectateurs contemporains la violence du monde et des sentiments. Il s’agit donc d’interrompre la belle apparence spectaculaire pour dévoiler le réel. C’est ainsi qu’aux deux premiers actes enjoués de l’Arsilda de Vivaldi, joués en costumes et perruques d’époque, entremêlés de ballets (la scène de chasse devient un spectacle chorégraphique pour la cour), dans un décor relativement neutre qui s’ouvre toutefois par intermittence sur un paysage champêtre, le metteur en scène David Radok fait succéder un troisième acte anémié, durant lequel les personnages errent désabusés, en habits contemporains, dans la pénombre. Le jeu cruel des travestissements, contraints ou voulus, n’a pas laissé indemnes les personnages, et après la révélation des identités (l’interruption), l’âpreté des rapports ne peut être oubliée. Il s’agit bien sûr, par là, de contredire le lieto fine de convention, mais aussi le raffinement mensonger du spectacle baroque.

De même, dans sa mise en scène d’Ariodante, donnée au festival de Pentecôte de Salzbourg en 2017, Christof Loy renonce au pittoresque écossais, qui émaillait les toiles peintes lors de la création de l’œuvre à Covent Garden en 1735, et aspire à faire d’Ariodante un drame psychologique, dans lequel sont démontés les ressorts moraux du rapport amoureux. Il situe l’intrigue de l’opéra de Haendel dans un salon bourgeois, seulement meublé d’un sofa, comme il en a l’habitude. La blancheur immaculée du décor manifeste la volonté du metteur en scène de disséquer les relations affectives, troublées par le mensonge et la jalousie entre les personnages habillés de costumes neutres, noirs ou blancs. Il est vrai que le livret, dépourvu de toute intervention surnaturelle, se concentre sur les effets de la mystification ourdie par le scélérat Polinesso, pour se débarrasser de son rival : il lui fait croire que Ginevra, la fiancée d’Ariodante, est éprise de lui-même, en mettant en scène une fausse rencontre nocturne. S’ensuivent des scènes de désespoir pour les deux amants séparés qui ne comprennent pas ce qui leur arrive, au moment même où leurs noces devaient être célébrées. Un drame de la jalousie, donc, à travers lequel est auscultée la moindre inflexion affective de l’œuvre, rendue visible par une gestuelle qui ne déparerait pas dans une mise en scène d’une pièce d’Ibsen : les corps s’enlacent de désir, tremblent d’inquiétude, s’affaissent de désespoir. Et pourtant, des résidus du spectacle baroque subsistent.

Pour Loy, Ariodante est aussi l’Orlando de Woolf, dont des passages sont lus lors de la symphonie d’ouverture et avant le début de l’acte III. Pourquoi ? Haendel comme Woolf suscitent de l’empathie avec « les sensibilités aussi bien masculines que féminines »[6] de leurs héros. C’est que les affects explorés par l’opéra transcendent la division des genres, ils n’ont rien de proprement masculin ou féminin, déclare le dramaturge du metteur en scène, Klaus Bertisch[7]. Et comme dans le roman de Woolf, ils transcenderaient également les époques. La mise en scène joue en effet avec des strates temporelles qui alternent dans le cadre bourgeois. De fait, si les références au Moyen Âge de l’intrigue de l’opéra sont rares, il en va autrement quant à l’esthétique baroque : des costumes portés, surtout à l’acte I, une toile peinte représentant un paysage bucolique, qui apparaît à deux reprises au lointain, et surtout les ballets qui accompagnent les premières arias des personnages. Il serait tentant de dire, avec Bertisch, que l’histoire d’Ariodante excède les contingences historiques. Mais alors pourquoi ces références à l’époque de Haendel s’évanouissent-elles progressivement ? De fait, les danses « baroques » semblent essentiellement correspondre à des moments d’allégresse, et les tourments provoqués par la machination de Polinesso les font disparaître, ainsi que les costumes.

À ce sujet, il est intéressant de comparer les ballets conclusifs des actes, davantage développés que dans les autres opéras de Haendel en raison de la collaboration du compositeur avec la troupe de danse dirigée par Marie Sallé, elle aussi liée au théâtre de Covent Garden. Le premier renvoie, de façon explicite, à l’époque baroque : en costumes d’époque, les six danseurs exécutent des pas et des figures issues du XVIIIe siècle, alors que s’annoncent les noces d’Ariodante et de Ginevra. Le deuxième au contraire nous ramène à l’époque contemporaine et figure l’effondrement affectif des deux fiancés. Il apparaît comme le cauchemar des deux victimes, en montrant Ginevra violentée, torturée par les danseurs, ou jouissant de leurs avances sexuelles, sous les yeux d’un Ariodante traversant, hébété, la scène. Le troisième ballet devrait, dans ce sens, venir célébrer dans l’euphorie, après la mort de Polinesso, les aveux de sa complice Dalinda et les retrouvailles des fiancés, la puissance de l’amour. Et de fait, les six danseurs revêtent à nouveau leurs atours baroques et entament une chorégraphie légère. Mais devant le chœur condamné à la prostration, ils ne cessent de tomber, de se figer au sol, de se relever, alors que s’enfuient les deux amants qui ont auparavant observé, perplexes, cette danse déréglée. Là aussi, ce ballet détraqué fait office de désaveu, assez commun et attendu, de la réconciliation inhérente au lieto fine de l’opera seria, là aussi, les turpitudes et les mensonges ne peuvent pas être effacés. Mais, au-delà, le désaveu touche également l’esthétique du spectacle baroque, en ce qu’elle n’est qu’un voile illusoire, incapable de répondre à la violence et la cruauté des relations intersubjectives. En aucun cas elle n’est une solution à l’effondrement et à la laideur du monde.

Et pourtant, malgré cette critique explicite et ce constat désabusé, le merveilleux baroque peut, ailleurs, aider à tisser ou à retisser les liens des hommes au monde, à la nature, à réinventer un merveilleux contemporain. Je ne pense pas à ces toiles peintes de pastorale qui dépeignent de charmants paysages, qui pourraient servir de refuge face aux dérèglements de la modernité, ces toiles qui enjolivent certaines productions nostalgiques. Davantage à une concordance généralisée des éléments naturels et de l’humain, synonymes de rapports renouvelés. Par exemple, les nombreux ballets qui interrompent l’intrigue ténue des Boréades de Rameau sont transformés en visions oniriques, confondant fantasmes des personnages et phénomènes naturels, par Barrie Kosky (Opéra de Dijon, 2019). Autre exemple : Benjamin Lazar réinscrit l’humain dans le flux naturel, en prenant à la lettre l’aria di paragone, dans la mise en scène du Tolomeo de Haendel à Karlsruhe (2020), transformée pourtant en drame psychologique de l’incommunicabilité. Les parois de la vaste salle du palais se relèvent dès le deuxième acte, laissant découvrir un paysage marin en vidéo, devant lequel se déroulent maintenant les conflits humains. Mais ce paysage ne sert pas de décor, il résonne avec les sentiments, morne lorsque les personnages sont reclus dans leur tristesse, illuminé quand quelques bribes de bonheur surgissent. Cette continuité entre mouvement de l’âme et mouvement du monde trouve son paroxysme, et sans doute son origine, dans l’air de comparaison « Son quel rocca percossa dal onde », développant la métaphore du rocher battu par la tempête pour dire le désespoir du personnage. Le paysage devient alors tempêtueux, les vagues déferlent sur les écrans, donnant l’illusion spectaculaire de submerger l’aire de jeu, et la nature et l’humain se rejoignent dans un nouvel accord.

Notes

[1] Jean-Yves Ruf, « Note d’intention », programme de salle des représentations de La Finta Pazza, Opéra de Versailles, mars 2019, p. 12.

[2] Ulysse et Diomède accostent à Scyros pour retrouver Achille, qui s’y est réfugié, déguisé en femme, pour échapper au destin funeste qui l’attend à Troie. Une fois celui-ci démasqué et convaincu de les accompagner à la guerre, sa femme Déidamie feint la folie pour le retenir.

[3] Nous donnons ici le titre de la production (et non le titre original de l’opéra, Serse). Je signale que, comme il est coutume au Komische Oper, l’opéra est donné en langue allemande (quelques airs célèbres sont chantés en italien).

[4] Alexander Meier-Dörzenbach, « The Rest is fiction: Brückenschlag in die Geschichte. Notizen zur Xerxes-Inszenierung durch Stefan Herheim », programme de salle des représentations, Deutsche Oper am Rhein, avril 2015, p. 12.

[5] Le show de Xerxès était aussi le motif que développe la mise en scène de l’opéra de Haendel par Max Emanuel Cencic au Festival Haendel de Karlsruhe en 2019 : l’empereur perse y devient un chanteur sosie de Liberace, et les intrigues amoureuses ont lieu dans l’univers du show-business à Las Vegas. Aucune référence au merveilleux baroque ici, mais une actualisation camp, faisant l’analogie entre le monde londonien de l’opera seria et celui de l’entertainment américain.

[6] Klaus Bertisch, « Im Wechsel der Zeiten », programme de salle des représentations d’Ariodante, Salzburger Festspiele Pfingsten 2017, p. 42.

[7] La traduction évidente de ce refus du partage genré des affects réside dans l’évolution de l’identité du personnage éponyme, incarné par Cecilia Bartoli. Loin du chevalier inventé par l’Arioste, Ariodante est d’abord un jeune bourgeois à l’acte I, avant de devenir, au début de l’acte III, une femme pourvue d’une barbe et, lors du finale, incontestablement une femme. Inversement, Ginevra se travestit en homme après la révélation de son innocence.


Pour citer cet article

Stéphane Hervé, « Que faire du merveilleux ?
À propos de quelques mises en scène d’opéras baroques », Théâtre/Public, N° 250 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp250-que-faire-du-merveilleux-propos-de-quelques-mises-en-scene-doperas-baroques/

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