numéro 250

N°250

Régénérations baroques

Par Fabien Cavaillé, Judith le Blanc, Claire Lechevalier, Caroline Mounier-Vehier

Ce dossier porte sur les mises en scène actuelles des œuvres baroques, mais il s’est élaboré dans l’ombre portée d’une œuvre fondatrice pour la « génération Atys » : l’Atys de Lully et Quinault (1676), recréé à Florence en 1986 et repris en France en 1987.

Si ce dossier porte sur la scène actuelle, il s’est élaboré dans l’ombre portée d’une œuvre fondatrice pour la « génération Atys » : l’Atys de Lully et Quinault (1676), recréé à Florence en 1986 et repris en France en 1987. Cette production en forme de « célébration du Grand Siècle »[1], mise en scène par Jean-Marie Villégier et chorégraphiée par Francine Lancelot avec les Arts Florissants sous la direction de William Christie, s’érige alors en canon scénique, au diapason duquel certaines productions du répertoire baroque sont encore évaluées aujourd’hui. La reprise de cette mise en scène en 2011 atteste de sa valeur de manifeste. Elle témoigne aussi de l’attachement que lui portent ses premiers spectateurs, parmi lesquels le mécène Ronald P. Stanton, qui a sollicité ce retour sur scène en s’engageant à le financer. Mais comme le souligne Patrick Foll, directeur du Théâtre de Caen, dans l’entretien qui suit (p. 28-31), cette reprise ne recrée pas « le choc esthétique de la création en 1987 ». Dans une formule frappante, Renaud Machart parle d’une production « devenu[e] un spectacle posthume dès son vivant » [2]. C’est qu’en près de quarante ans les choix esthétiques, les conditions de production, comme le rapport à la dimension patrimoniale associée au répertoire baroque, ont profondément évolué, dans un mouvement d’ouverture, de diversification et de réinvention constant. C’est aussi qu’une attente, celle des retrouvailles ou d’une rencontre avec un spectacle érigé au rang de mythe, a remplacé la surprise, d’où la déception de certains spectateurs amenés à confronter la reprise non au spectacle originel, mais au souvenir qu’ils en ont gardé ou aux récits qu’on leur en a faits.

en finir avec la « génération atys »

En dépit ou en raison du succès du spectacle des Arts Florissants, Atys n’a pas fait l’objet de nouvelles productions avant la fin des années 2010, comme si ce succès avait intimidé, paralysé ou inhibé les artistes au lieu de contribuer à faire entrer l’œuvre dans un répertoire baroque aux côtés du Dido and Æneas de Purcell ou des opéras de Monteverdi. Il faut attendre 2009 pour une version de concert (La Simphonie du Marais, dir. Hugo Reyne, en Vendée), puis 2015 pour une production scénique (direction Rubén Dubrovsky, chorégraphie Lucinda Childs, Opéra de Kiel). Cependant, aujourd’hui, on ose enfin remonter Atys, toucher à l’icône : il semble que l’on en ait fini avec la sacralisation et la fascination. En 2022, Atys retrouve le chemin des scènes d’opéra, avec une production du chef Leonardo García Alarcón (Cappella Mediterranea) et du chorégraphe Angelin Preljocaj (Grand Théâtre de Genève, Opéra royal de Versailles). En 2024, un nouveau projet des Ambassadeurs – La Grande écurie, avec le chef Alexis Kossenko et le chorégraphe Victor Duclos, verra le jour dans le cadre d’une résidence croisée du Centre de musique baroque de Versailles et de l’Atelier lyrique de Tourcoing. Cette production, qui s’appuiera sur les sources de la création à la Cour en 1676 et sur les avancées de la recherche historique, musicologique et organologique, entend proposer une lecture inédite et renouvelée de l’œuvre, tout en montrant l’intérêt de la collaboration entre monde de la recherche et interprétation, sans pour autant verser dans le fantasme de reconstitution. Par ailleurs, Les Talens Lyriques de Christophe Rousset donneront en 2024 à Versailles Atys en version de concert et l’enregistreront pour le label Château de Versailles Spectacles. Le fait qu’autant de nouveaux Atys voient le jour témoigne du renouvellement des goûts et d’un changement de paradigme.

Mais Atys — qui fut suivi d’autres réalisations du duo Villégier-Christie, dont Le Malade imaginaire, de Molière et Charpentier, en 1990 — ne fut pas le seul jalon marquant dans l’histoire des spectacles baroques. Si l’on parle de « génération Atys », on pourrait tout aussi bien parler de « génération Tous les matins du monde » (1991). Nombreux sont les baroqueux à être tombés dans la marmite après avoir vu le film. Celui-ci a fait naître une vocation chez toute une génération d’instrumentistes. Il y eut aussi le duo du chef René Jacobs et de la chorégraphe Trisha Brown aux commandes d’une mémorable production de l’Orfeo de Monteverdi, créée au Théâtre de La Monnaie en 1998. Il y eut le « moment » Benjamin Lazar-Vincent Dumestre, avec les deux spectacles emblématiques que furent Le Bourgeois gentilhomme, de Molière et Lully (2004) — plus de 50 000 spectateurs dans vingt-deux villes et sept pays, et un exceptionnel succès pour le DVD issu du spectacle paru chez Alpha — et Cadmus et Hermione, de Lully et Quinault (2008).

En 2013, le public découvrait une autre façon d’aborder le répertoire baroque : Le Crocodile trompeur, d’après Didon et Énée, de Purcell, de Samuel Achache et Jeanne Candel faisait entrer le matériau baroque dans une nouvelle ère : celle du théâtre musical[3]. En 2019 enfin, le choc des Indes galantes, de Rameau et Fuzelier, électrisé par le trio Leonardo García Alarcón-Clément Cogitore-Bintou Dembélé déplace les lignes et les attentes : pour la première fois dans l’histoire de l’opéra, les chanteurs lyriques se confrontent aux virtuoses du voguing, du krump, du flexing, du hip-hop, du waacking et de l’electro[4]. Symboliquement, c’est une nouvelle « génération » qui prend la scène de la Bastille[5], faisant du tube des Sauvages son étendard[6]. L’aventure est immortalisée par Philippe Béziat dans un documentaire magistral[7].

Aujourd’hui, si l’on tente de faire le portrait de l’époque, plusieurs tendances se dégagent. Le théâtre historiquement informé peine à trouver une place dans les programmations, il s’exprime dans des niches universitaires, à l’instar du Théâtre Molière Sorbonne, ou sur les scènes étrangères[8], tandis que « la parole baroque » de l’héritage greenien trouve refuge dans des théâtres de verdure où Alexandra Rübner, formidable interprète de Nicole et du maître de musique dans le mythique Bourgeois gentilhomme de Benjamin Lazar, déclame des contes de Perrault avec la complicité de la gambiste Claire Gautrot. La danse baroque peine à se frayer un espace dans les productions lyriques. La musique ancienne en revanche résiste et devient même le vecteur d’un certain renouveau au théâtre, comme en témoigne la réussite de Songs, d’Achache et Daucé, en 2019[9]. De nouveaux ensembles et festivals de musique baroque prolifèrent sur tout le territoire. La musique ancienne s’étend partout et à toutes les échelles, de l’Opéra royal de Versailles jusqu’à la vallée de La Roya qui a désormais son Festival de musique ancienne, en passant par le Petit Festival de Son ar Mein dans le Finistère, le Festival de musique baroque de Pontoise ou l’Académie et le Festival d’Ambronay. La musique baroque se dissémine dans les campagnes, dans les marges, comme si les baroqueux cultivaient une identité alternative qui fait aussi leur force, loin des fastes de Versailles. Le baroque se déploie dans des espaces démultipliés, s’invite dans les territoires reculés, quitte à prendre le bus[10]ou le vélo[11]. Or, à Versailles ou au fin fond du pays de Bray, ce sont parfois les mêmes artistes qui se produisent, témoignant davantage d’un continuum que d’une rupture entre ces différentes échelles et ces différents espaces. Les institutions culturelles qui offrent des lieux de résidence aux compagnies défendant le répertoire baroque se sont elles aussi diversifiées ; citons le Théâtre de l’Aquarium, dirigé par Jeanne Candel, où répète l’Ensemble Correspondances de Daucé, le château de Rosa Bonheur ou l’abbaye de Royaumont, qui accueillent régulièrement des artistes en résidence.

La production baroque est sortie des niches de connaisseurs ou de passionnés pour aller à la rencontre de nouveaux publics et de nouveaux espaces dans un mouvement largement encouragé tant par l’inventivité des artistes que par la volonté des directeurs de théâtre, d’opéra ou de festival, relayée par l’incessante activité des services de médiation culturelle. Les projets d’éducation artistique en témoignent aussi, à l’exemple du Hip Baroque Choc, mené depuis 2016 dans des lycées professionnels par Le Concert de la Loge (dir. Julien Chauvin), en collaboration avec des danseurs professionnels de hip-hop.

Bien loin des débats qui ont agité la renaissance de la scène baroque dans les années 1980, les spectacles actuels ne s’inscrivent plus dans le cadre d’une opposition codifiée et largement déclinée, voire périmée, entre restitution et actualisation ; ils jouent au contraire de la plasticité des multiples matériaux que peuvent constituer les archives ou les documents historiques, construisent des croisements, dans un geste créatif qui, loin de sacraliser le répertoire, le réinvente, le remodèle, le régénère… C’est peut-être que la notion d’œuvre est devenue elle-même problématique et que le travail de mise en scène n’est plus fondé sur la seule herméneutique. Ainsi, le spectacle baroque aujourd’hui relève peut-être moins de la lecture et de l’interprétation d’œuvres que d’un art qui construit des objets singuliers en déployant un imaginaire de l’hybridation et du métissage.

hybridations, déconstructions, circulations

En ce sens, Le Crocodile trompeur/Didon et Énée, que crée en 2013 le collectif La vie brève, « d’après l’opéra de Henry Purcell et d’autres matériaux », a montré que l’on peut, pour reprendre le mot de Vitez, « faire théâtre » avec les œuvres baroques de mille manières. Les deux metteurs en scène assument l’écart de leur démarche par rapport à l’œuvre de départ : « Nous n’avons pas l’intention de chercher à être fidèles au style de l’époque ni à une quelconque origine. Nous interprétons une œuvre du XVIIe qui est elle-même la réappropriation par Purcell d’éléments plus anciens. »[12] En revendiquant la liberté des musiciens de jazz qu’ils comparent à celle des acteurs, Achache et Candel entendent « bricoler l’opéra », le faire dévier ou divaguer de sa course normale. L’œuvre de Purcell explose en mille fragments, est entrecoupée d’interludes burlesques ou métaphoriques qui diffractent et commentent la mélancolie amoureuse où sombre Didon. Le succès du spectacle ouvre la voie à d’autres réécritures, aussi bien au sein du collectif La vie brève (par exemple, Orfeo/Je suis mort en Arcadie, en 2017) que chez d’autres jeunes artistes, comme Jeanne Desoubeaux qui, dans Où je vais la nuit (2020), fait se rencontrer l’Orphée et Eurydice de Glück et la chanson française — à commencer par Philippe Katerine, qui donne le titre du spectacle. Cette liberté d’usage se retrouve partout, dans les champs les plus divers du spectacle vivant, aussi bien dans les productions théâtrales et chorégraphiques que dans les productions lyriques. Elle permet la rencontre entre artistes de la scène contemporaine et ensembles de musique ancienne et renouvelle les programmations, comme le montrent les collaborations des Cris de Paris, dirigés par Geoffroy Jourdain, avec Benjamin Lazar, François Chaignaud ou Aurélien Bory. Depuis une décennie, une nouvelle dramaturgie des œuvres anciennes se forge et invente un rapport à la mémoire spectaculaire caractérisée par l’éclatement et le métissage, et plus seulement par l’actualisation. Les artistes s’émancipent par là d’une perception monumentale des œuvres, cherchent les points de contact entre passé et présent, créent des consonances ou des résonances entre les temps : ils font leurs des langages, des figures, des affects venus d’autrefois.

Cette hybridation prend des formes plurielles selon le regard que les équipes artistiques portent sur les histoires — et sur l’Histoire. Il peut ainsi s’agir de raconter pour aujourd’hui l’œuvre ancienne, d’en reprendre le récit avec des corps et des mots contemporains et, ce faisant, de s’inscrire dans la chaîne des conteurs qui font vivre les figures de Didon ou d’Orphée, pour reprendre les exemples mentionnés plus haut. D’autres positions consistent à s’insérer dans les interstices d’une œuvre qui sont bien souvent les vides laissés par le temps. C’est ce que font Sébastien Daucé, Jean Bellorini et Wilfrid N’Sondé avec David et Jonathas, de Marc-Antoine Charpentier (1688)[13], en donnant aux passages musicaux l’encadrement dramatique qui manque depuis la disparition de la pièce originelle, jamais publiée par son auteur, Étienne Chamillard. Dans ce vide, ils peuvent raconter du point de vue d’aujourd’hui le pouvoir fou du roi Saül et le courage de l’amitié. Les marques que le temps laisse sur les textes et les partitions, les fissures des œuvres, voire leurs décombres lorsqu’il n’en reste que peu de choses, offrent autant d’espaces où l’imagination contemporaine peut se déployer. Les fictions, les récits eux-mêmes comportent des interstices que les artistes investissent volontiers : il s’agit alors de mettre au jour les silences d’une histoire ou les non-dits d’une époque. En 2017, à l’Opéra-Comique, Katie Michell, Raphaël Pichon et Cordelia Lynn réinventent avec Miranda un semi-opéra anglais contemporain à partir de musiques de scène de Purcell. En mettant au centre de l’attention le personnage féminin, ils imaginent une autre version de La Tempête de Shakespeare, marquée par la violence et le secret. L’éclatement et la réécriture de l’œuvre première servent alors à déconstruire les fictions inventées à une époque, ils en font apparaître les illusions ou les préjugés, mais font aussi entendre les combats du présent. L’hybridation met en place une lecture critique du passé à l’usage d’aujourd’hui.

La transformation des œuvres anciennes en un matériau disponible au réemploi abolit les frontières des répertoires : la distinction du sacré et du profane, de la cérémonie et du spectacle tombe, comme dans Stabat Mater, que met en scène Maëlle Dequiedt à partir du Stabat Mater de Domenico Scarlatti joué par l’ensemble La Tempête que dirige Simon-Pierre Bestion. Fragmentation et décloisonnement entraînent une circulation inédite d’airs, de figures et de tropes poétiques, qui s’immiscent dans les spectacles contemporains. Le fragment musical agit alors comme un foyer d’émotion et de sens, tantôt affect cristallisé dans un
timbre étrange, tantôt fenêtre ouverte sur la profondeur temporelle. Dans La Force qui ravage tout, sa comédie musicale de 2023, David Lescot fait résonner à travers les personnages les impressions variées, bouleversées ou ennuyées, que provoque en eux un lamento d’Antonio Cesti (« Addio Corindo », emprunté à L’Orontea, un opéra italien de 1656). La diffusion à une large échelle de la musique baroque par le disque, le succès de certains artistes ou de certains ensembles a vu l’émergence d’un nouveau répertoire de « tubes » baroques dont se saisissent certains metteurs en scène. Le Lamento della Ninfa, un des plus célèbres madrigaux de Monteverdi, composé en 1638, traverse ainsi plusieurs productions récentes, comme Un sacre, de Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix, en 2021. Dans ce spectacle, qui n’a rien à voir avec le XVIIe siècle ou l’Italie, le lamento sert la catharsis d’une cérémonie collective où les vivants pleurent leurs morts. Ainsi se disséminent dans le paysage spectaculaire contemporain des fragments d’œuvres passées, réemployés au sein de nouvelles constructions qui leur redonnent vie et sens.

Ces opérations de démontage et de réécriture ne relèvent pas de l’iconoclasme, même si l’irrévérence caractérise certaines entreprises salutaires contre la monumentalisation des répertoires anciens. Il faut rappeler combien les œuvres des XVIIe et XVIIIe siècles ont une plasticité et une souplesse intrinsèques, combien, du point de vue historique, l’écriture des textes comme des partitions de cette époque est souvent le fruit d’interventions multiples et de strates différentes. La liberté d’usage des artistes, l’hybridation et la circulation n’ont donc rien d’impropre. Elles rendent même possible la découverte de pans oubliés du répertoire, qui ne sont jamais entrés dans le processus de patrimonialisation qui institue les « classiques ». Concevoir des mélanges appropriés qui rendent accessibles et pertinentes des œuvres sorties de scène depuis plusieurs siècles, telle peut être la voie notamment pour les opéras-comiques mêlés de vaudevilles, dont on méconnaît encore la richesse et la capacité à interpeller le public contemporain. La dramaturgie de ces spectacles repose, en effet, sur la culture musicale d’une époque. On appelle alors « vaudeville » une chanson « sur l’air de », sur laquelle on greffe des paroles inédites ; certains vaudevilles sont de véritables tubes, et le plaisir du public repose sur le plaisir de la reconnaissance musicale et le jeu intertextuel[14]. Comment recréer la connivence avec les spectatrices et les spectateurs ? Peut-on la transposer ? C’est pour tenter de répondre à ces défis que Marco Horvat, avec son ensemble Faenza et le metteur en scène Léo Cohen-Paperman, a eu l’idée de faire intervenir Les Goguettes en trio (mais à quatre) dans le processus de re-création de L’Île des Amazones (Lesage et d’Orneval, 1718) lors d’une résidence à l’abbaye de Royaumont en avril 2023. Dans le même esprit, le festival Automne baroque de Bourges a programmé le 13 octobre 2023 au Théâtre Jacques-Cœur la recréation des Animaux raisonnables, opéra-comique de Legrand et Fuzelier de 1718, auquel sont mêlés des tubes de Brel, Balavoine, Dalida, Renaud, Gainsbourg ou Juliette[15]. Les nouvelles dramaturgies que la scène contemporaine invente offrent des langages pour étendre, ouvrir et diffuser les répertoires anciens. Être « baroque au présent », c’est finalement cultiver un goût pour le mélange, l’irrégularité, le bizarre et l’indiscipline.

rien de grave ?

L’effervescence qui caractérise la scène baroque contemporaine ne doit cependant pas masquer les difficultés que rencontrent les artistes et la dureté de leurs conditions, ce dont rendent compte plusieurs entretiens réunis dans ce dossier. Une première difficulté concerne la transmission. Si l’enseignement de l’interprétation musicale sur instruments d’époque s’est désormais largement répandu dans toute l’Europe et en Amérique du Nord, il n’en va pas de même du théâtre et de la danse baroques, maintenus à la marge des principales formations professionnalisantes, comme le montre l’article de Céline Candiard sur « L’enseignement du jeu baroque » en France (p. 42-45). Le risque est celui d’une rupture de la transmission des savoir-faire historiquement informés, dès lors que les connaissances réunies et les pratiques élaborées au cours du dernier demi-siècle ne trouvent pas de nouveaux praticiens ni de nouveaux publics.

Une autre difficulté est celle de la précarité des compagnies et ensembles indépendants, acteurs essentiels de la richesse de la scène baroque. Pour être nombreux, ils n’en sont pas moins vulnérables. Même les plus reconnus d’entre eux doivent continuer à se battre pour développer leurs projets artistiques, saison après saison. Ils sont directement touchés par la crise du réseau lyrique, dont les principales institutions sont des partenaires nécessaires, notamment pour monter des productions scéniques d’envergure. Or ces institutions, théâtres et maisons d’opéra, doivent aussi trouver les moyens de faire face à l’inflation, à la hausse des coûts de l’énergie et à la réduction des aides publiques, dont les conséquences ne se sont pas fait attendre : en janvier 2023, l’Opéra national du Rhin annonçait devoir renoncer à une production scénique et adapter sa programmation de l’année à ses nouvelles contraintes budgétaires, tandis qu’au début du mois de février le conseil d’administration de l’Opéra de Rouen décidait de fermer ses portes pour six semaines et de déprogrammer pas moins de six spectacles de sa saison 2022-2023. Certains lieux font le choix de réduire le nombre de productions scéniques, comme l’Opéra de Lille qui ne propose que trois titres — dont deux nouvelles productions néanmoins — pour la saison de son centenaire en 2023-2024. On observe aussi une concentration sur des œuvres réputées plus aptes à remplir les salles, des Noces de Figaro à Carmen, en passant par La Traviata, reléguant le répertoire baroque aux formes scéniques plus modestes et aux concerts.

Les baisses de subventions affectent tout le secteur et suscitent l’inquiétude, comme en témoigne la vivacité des réactions à l’annonce des coupes drastiques dans les aides culturelles décidées par le conseil régional d’Auvergne – Rhône-Alpes en 2022, puis 2023. Pourtant, les politiques culturelles menées en France depuis les années 1980 ont contribué à l’émergence et au développement d’une scène baroque à la fois décentralisée, avec de forts ancrages régionaux, et à rayonnement international : les ensembles et les spectacles traversent les frontières, qu’il s’agisse de Français invités à l’étranger ou d’étrangers programmés en France. Cependant, le désengagement progressif de l’état comme des collectivités locales fragilise un écosystème artistique qui n’est pas rompu aux pratiques du mécénat privé et dont l’équilibre économique dépend beaucoup des aides publiques, soutiens jusqu’ici d’une indépendance et d’une liberté de création rares. Si la période du Covid-19 a été celle d’un statu quo qui a permis d’éviter un effondrement catastrophique, celle qui a suivi a mis en évidence la fragilité d’un secteur qui se perçoit comme « la variable d’ajustement de la politique culturelle » française[16].

Un court-métrage de 2020, intitulé Rien de grave, pourrait offrir une image saisissante de ce que vivent en ce moment artistes, ensembles et structures. En pleine pandémie, Marguerite Bordat et Pierre Meunier s’emparent avec leur compagnie La Belle Meunière de la célébrissime « Marche pour la cérémonie des Turcs » du Bourgeois Gentilhomme, véritable tube du baroque[17]. Cette musique de Lully incarne la quintessence du Grand Siècle louis-quatorzien. Pendant près de quinze minutes, huit danseurs et huit danseuses s’efforcent coûte que coûte de danser une chorégraphie inspirée par les codes de la danse baroque sur un sol couvert de boue, s’effondrent, se redressent, glissent, s’étalent, s’entraident et de plus en plus maculés recommencent, tandis qu’un maître à danser avec fraise et costume éructe le mot « dignité ! » en marquant les temps avec un balai enrubanné dans un seau à ménage. Cette performance tragi-burlesque qui dévie le canon baroque tout en en faisant un étendard est une percutante allégorie de notre temps et témoigne à la fois de la résistance d’une société déterminée à se relever en dépit de tout et de son obstination à vouloir à tout prix continuer comme avant, comme si le sol ne se dérobait pas sous nos pieds. Spectacle de circonstance autant qu’allégorie, Rien de grave donne à voir ce que peut être l’art au présent : un art caractérisé par l’imprévu de la représentation théâtrale, la liberté du geste créatif, la solidarité entre artistes.

Notes

[1] Laura Naudeix, « Atys en 1987 : invention de l’opéra français », in Agnès Terrier et Alexandre Dratwicki (dir.), L’Invention des genres lyriques français et leur redécouverte au XIXe siècle, Lyon, Symétrie, 2010, p. 478.

[2] Voir Renaud Machart : « On pourrait voir dans cette reconstruction un Phénix salvateur. Pour notre part, c’est avec tristesse qu’on a vu se refermer sur ce songe – notre songe, peut-être – une bien lourde pierre tombale », dans « Le retour sur scène d’Atys, spectacle mythique de Christie et Villégier, déçoit », Le Monde, 13 mai 2011.

[3] Voir « Comment faire un opéra précaire ? », entretien avec Jeanne Candel, Samuel Achache et Florent Hubert, réalisé par Laura Naudeix, Théâtre/Public, no 228, « La Scène lyrique, échos et regards », 2018, p. 33-38.

[4] Voir Thaêtre, « Baroque is burning! », dossier dirigé par Pénélope Dechaufour et Marine Roussillon, http://www.thaetre.com/2022/01/07/baroque-is-burning-sommaire/

[5] Clarisse Fabre, « Indes galantes, ou comment Clément Cogitore a réalisé un choc esthétique et politique avec l’œuvre de Rameau », Le Monde, 23 juin 2021, http://www.lemonde.fr/culture/article/2021/06/23/indes-galantes-ou-comment-clementcogitore-a-realise-un-choc-esthetique-et-politique-avec-l-uvrede-rameau_6085322_3246.html

[6] Indes galanteshttp://www.youtube.com/watch?v=9h9HP-VOJv4

[7] http://distrib.pyramidefilms.com/pyramide-distribution-a-laffiche/indes-galantes.html

[8] À Drottningholm, en Suède, ou au Boston Early Music Festival, par exemple.

[9] Voir Caroline Mounier-Vehier, « Les “grotesques” de Songs », Théâtre/Public, no 243, « Musique ! », 2022, p. 43-44.

[10] Voir le projet culturel défendu par l’ensemble Harmonia Sacra (dir. Yannick Lemaire) dans la région de Valenciennes : http://www.operabus.fr

[11] www.ensemblecorrespondances.com/programs/tournee-avelo-2022/

[12] Samuel Achache et Jeanne Candel, « Bricoler l’opéra/écrire au plateau. Note d’intention pour Le Crocodile trompeur ». Disponible sur le site de l’Aquarium : http://www.theatredelaquarium.net/media/pages/festival-bruit/bruit-du-15-juin-au-4-juillet-2021/lecrocodile-trompeur/3496640444-1621326104/dossierproduction_lecrocodiletrompeur_vf_180521.pdf

[13] Le spectacle a été créé au Théâtre de Caen le 9 novembre 2023. David et Jonathas, musique de Marc-Antoine Charpentier, livret du père Bretonneau, Ensemble Correspondances, direction musicale : Sébastien Daucé, mise en scène, scénographie et lumières : Jean Bellorini, livret théâtral : Wilfrid N’Sondé.

[14] Voir Judith le Blanc, « Redonner vie au répertoire en vaudevilles du XVIIIe siècle : contraintes, béances et libertés », in Véronique Lochert et Anne Réach-Ngô (dir.), Littératures d’hier, publics d’aujourd’hui, Presses universitaires du Midi, 2016, p. 173-186. www.cairn.info/revue-litteratures-classiques-2016-3-page-173.htm

[15] Sous la houlette d’Elena Bayeul-Gertsman au clavecin et de Judith le Blanc à la dramaturgie et à la mise en jeu.

[16] « Nous, directeurs articles d’ensembles de musique classique indépendants, refusons d’être la variable d’ajustement de la politique culturelle », tribune des ensembles indépendants portée par la Fevis et publiée dans Le Monde le 17 juin 2023, www.lemonde.fr/idees/article/2023/06/17/nous-directeursartistiques-d-ensembles-de-musique-classique-independantsrefusons-d-etre-la-variable-d-ajustement-de-la-politiqueculturelle_6178070_3232.html

[17] Rien de grave, https://vimeo.com/486320374 Une photo de Rien de grave a été choisie comme couverture de ce numéro © Jean-Pierre Estournet. Rien de grave est devenue une performance en 2021. www.labellemeuniere.fr/performances/rien-de-grave


Pour citer cet article

Fabien Cavaillé, Judith le Blanc, Claire Lechevalier, Caroline Mounier-Vehier, « Régénérations baroques », Théâtre/Public, N° 250 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp250-regenerations-baroques/

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