CHRISTOPHE TRIAU: Tu insistes toujours, lorsque tu parles de ton travail, sur le fait qu’il s’agit d’un processus, d’une recherche où les expériences se nourrissent pour développer une démarche sur le temps long et dans une continuité, même si celle-ci n’est pas forcément strictement linéaire. Pourquoi cette notion de processus est-elle si importante dans la manière dont tu travailles ? Et as-tu l’impression de t’être constitué, petit à petit, au fur et à mesure de ton parcours, un certain nombre d’outils et, derrière ces outils, une manière processuelle de concevoir ta manière de travailler, de créer ?
CHRISTIANE JATAHY: L’idée de processus est très importante pour moi à toutes les étapes du travail : avant de commencer, pendant les répétitions, après la première, après la dernière (car certains aspects du travail se développent d’un spectacle à un autre)… Toute la question du processus vient de l’idée qu’il y a toujours des choses à trouver, à changer, à mener plus loin pour aller au cœur de ce que nous cherchons dans chaque création. Il ne s’agit pas, bien sûr, d’une recherche aléatoire. Certains outils utilisés deviennent de plus en plus clairs et constituent un chemin de création. L’idée de processus a toujours été là pour moi, mais ma façon de travailler a beaucoup changé à partir du moment où j’ai commencé à réécrire des textes, à la manière de palimpsestes. Mes mises en scène sont très liées à l’élaboration de la dramaturgie, elles en sont même inséparables. Je ne conçois jamais une construction dramaturgique pour découvrir après ce que je vais faire au plateau : quand je commence à écrire, toute l’idée de la scène est déjà dans ma tête et, bien sûr, lorsqu’on passe au plateau, on découvre ce qui ne marche pas, d’autres espaces vers lesquels il faudrait aller, ce qui est insuffisant… Les textes de mes spectacles ne seront jamais les mêmes au début et à la fin d’un processus. Au début, je propose aux acteurs et actrices une structure qui peut être parfois vraiment fermée, comme c’est le cas en ce moment pour mon adaptation de Hamlet, mais en même temps je reste complètement ouverte pour ne pas être fidèle de manière trop rigide à une idée.
Pendant plusieurs années, j’élaborais des textes entièrement originaux pour mes spectacles — Conjugado, A falta que nos move ou Corte seco, par exemple. L’écriture partait des improvisations réalisées à partir d’un matériau littéraire ou d’un thème spécifique. J’écrivais la dramaturgie, qui se transformait en salle de répétition dans la rencontre avec les acteurs et actrices et, ensuite, je la reconstruisais. À ce moment-là, je travaillais déjà sur des systèmes dramaturgiques, pensés pour chaque spectacle, et non pas sur des improvisations libres. La construction dramaturgique émerge ainsi des relations, car ces « systèmes » sont des structures permettant de déclencher des improvisations qui provoquent la relation entre les personnes en s’appuyant sur la construction relationnelle de la pièce. Et je continue toujours ainsi, mais à partir de Julia, j’ai commencé à travailler sur des textes préexistants qui constituent une base pour la construction de la première couche d’une proposition dramaturgique, dans laquelle je change déjà quelque chose par rapport au texte original.
Le cinéma a également toujours été présent dans mon théâtre, même quand il n’y avait pas d’images filmées et projetées, mais lorsqu’il a commencé à s’inscrire d’une façon véritablement dramaturgique dans mon travail, les réflexions sur la maquette cinématographique et sur comment le cinéma va être mobilisé durant les répétitions sont devenues des parts essentielles du processus de création. Les outils sont là, je les ficelle, les noue et les dénoue, telle Pénélope qui tisse et défait son tissage, dans la tapisserie de la dramaturgie. Dans la manière dont je travaille aujourd’hui, cette structure préalable commence à être beaucoup plus fixée avant les répétitions, parce qu’au début de ma recherche j’avais six ou sept mois pour développer une création, et maintenant j’ai deux mois et demi : cela m’oblige à mettre en place plus vite une situation plus concrète pour définir des structures avant le début des répétitions.
C.T.: Est-ce que le terme de dispositif pourrait te sembler convenir aussi, pour définir ce que tu mets ainsi en place ?
C.J.: Oui. D’abord les dispositifs sont apparus comme une façon de provoquer les choses : des dispositifs provocateurs, comme au moment où j’ai fait le film A falta que nos move, pour l’élaboration du scénario et le tournage (en partie à partir d’improvisations) pour lequel j’ai inventé une série de dispositifs pour nous donner comme une structure ; mais il y a aussi la présence du dispositif sur scène ou le dispositif de la dramaturgie — quand on parle des « systèmes dramaturgiques », il s’agit aussi de dispositifs, bien sûr.
ANA WEGNER: Les improvisations dont tu viens de parler, basées sur ces « systèmes dramaturgiques », partent de canevas prédéfinis ?
C.J.: Il ne s’agit jamais d’un script fermé, il faut avoir la possibilité de l’accident et de l’errance ; d’ailleurs, quand je parle de processus avec les acteurs et actrices, je dis toujours que nous allons créer une structure pour pouvoir provoquer l’accident, provoquer quelque chose dont, ni eux ni moi, nous ne savons encore ce que c’est et où ça peut nous mener. Je tâche de construire un temps fluctuant de découverte, mais avec des îles où l’on sait qu’on peut atterrir, comme les balises d’un parcours. Pour Hamlet, par exemple, j’ai écrit la dramaturgie, nous avons lu cette structure comme un texte, nous en avons discuté, et j’ai demandé aux acteurs de choisir des éléments de cette dramaturgie qui ne leur semblaient pas assez développés, des situations qui pourraient être menées plus loin, ou encore des situations du Hamlet de Shakespeare qui n’étaient pas présentes dans ma proposition. Ces situations ne doivent pas forcément concerner le personnage que chacun ou chacune joue. Une fois qu’ils ont eu choisi ce qu’ils souhaitaient développer, je leur ai demandé d’exécuter ces dix consignes :
1. trois personnes sur scène,
2. durée minimale : dix minutes,
3. durée maximale : vingt minutes,
4. à un moment donné, les acteurs doivent exécuter une action commune,
5. quelqu’un doit raconter quelque chose, en utilisant la narration,
6. quelqu’un doit chanter,
7. il doit y avoir un silence significatif à un moment donné,
8. il doit y avoir un moment d’explosion de colère, de joie, d’amour ou de désespoir,
9. il doit y avoir au moins un moment d’adresse directe au public, et
10. aucun des trois ne peut terminer l’improvisation de la même manière qu’il l’a commencée.
Il ne s’agit pas là d’un système, plutôt d’une composition. Ils peuvent se mettre d’accord au préalable, mais ils n’ont pas beaucoup de temps pour préparer l’improvisation. Certaines solutions seront cherchées pendant la scène : c’est compliqué de préétablir un moment de colère, par exemple, il faut se laisser le temps de découvrir la progression de la scène pour y arriver. Et je ne mets pas en place de tels exercices seulement pour avoir du matériau pour la dramaturgie, mais aussi pour chercher une qualité essentielle dans le travail de l’acteur : être dans le moment présent et avoir la capacité de voir ce qu’on est en train de faire. Comme si l’acteur était le créateur et la créature en même temps, était en train de créer tout en contrôlant l’horloge pour répondre à la consigne temporelle. Le fait de savoir qu’ils ont un temps limité pour développer l’improvisation permet aux acteurs de prévoir ce qui va arriver. Mais je peux aussi proposer des improvisations qui durent trois heures : la durée de l’improvisation, ça change tout. Il s’agit toujours de mettre en jeu le temps et l’espace, ce qui implique une tout autre conception de l’improvisation.
Voici un autre exemple d’exercice que je peux donner. En ayant comme fil conducteur la question « sais-tu quel est son problème ? », les acteurs développent une expérimentation à partir des consignes suivantes :
— A parle de B à C,
— A ne s’adresse jamais directement à B,
— B écoute ce que A dit et lui pose parfois des questions,
— quand B demande quelque chose à A, A peut : 1) ne pas répondre, 2) dire quelque chose à C que nous n’entendons pas,
— C fait une action en écoutant A et communique avec A et B avec les possibilités suivantes : 1) répéter toutes les questions que lui pose A durant la scène (C peut faire ça autant de fois qu’il le souhaite pendant la scène), 2) interrompre le discours de A en faisant un court monologue sur l’action qu’il est en train de faire, 3) quitter la scène et revenir autant de fois qu’il le souhaite,
— lorsque C pose une question à A, A peut : 1) répondre comme il le souhaite, 2) ne pas répondre du tout,
— lorsque C quitte la scène, A et B ne se parlent pas, mais ils peuvent s’apercevoir l’un l’autre et être affectés par la présence l’un de l’autre,
— la dernière réponse de B est une action,
— la scène se termine lorsque A s’adresse directement à B.
Cet exemple donne la mesure de la quantité de dispositifs qu’il peut y avoir dans un système dramaturgique. Prenons un cas concret pour mieux en visualiser le principe : Gertrude parle du spectre à Ophélie. Le spectre est là mais Gertrude ne doit jamais lui adresser la parole. Ophélie est en train de faire une action, elle ne peut pas répondre directement à Gertrude et elle décrit l’action qu’elle est en train de faire. Le spectre est là et pose des questions à Gertrude, comme s’il était dans sa tête. Et ainsi de suite…
Ça, c’est un système. C’est le même principe que la dramaturgie : à la base, c’est très structuré, mais à partir de cela les acteurs peuvent faire dix minutes d’improvisation plus libres sans oublier tout ce qu’ils ont traversé ainsi que les intonations, les silences ou les tensions mobilisés durant la première étape du travail. À partir de là, je peux avoir un matériau que je n’aurais jamais obtenu dans une improvisation libre : les relations entre Gertrude, Ophélie et le spectre vont changer avec cet exercice, cela me donne des idées sur la relation entre Gertrude et Ophélie qui ne sont pas dans la pièce de Shakespeare mais qui peuvent être vraiment intéressantes sur scène. Tout cela va m’aider dans la construction de la dramaturgie et aussi dans la construction des relations entre les personnages et entre les acteurs. En effectuant ces exercices, les acteurs se construisent un passé. Mais il ne s’agit pas de plaquer ce passé sur scène. Toutes les questions arrivent au moment présent, c’est ça le véritable enjeu du travail. L’acteur va toujours travailler sur les réponses, les réactions, et jamais sur son idée de départ, parce que, à tout moment, l’action de l’autre peut changer sa réaction, et chaque réponse donnée va devenir une partie de son passé. L’acteur commence ainsi à construire un nouveau palimpseste sur une proposition dramaturgique où le passé va construire la structure mais n’est pas le pourquoi ni la motivation du personnage. C’est toute la question du théâtre : oublier le futur qui va nous arriver. Quand je parlais d’îles tout à l’heure, je me référais au texte. Tout ce que je viens de décrire là, ce sont aussi des îles, des points par lesquels les acteurs sont obligés de passer. Il y a cependant, entre chaque île, un espace à découvrir. Quand je parle de processus, il s’agit de cet espace, et de la construction du moment présent de la scène. Parfois, je déconstruis la dramaturgie pour qu’on puisse retrouver le moment présent dans la scène, et aussi le moment présent du temps que nous sommes en train de vivre. La question de la réalité et de la fiction, dans mes spectacles, ne concerne pas seulement le fait d’utiliser dans la dramaturgie du matériau tiré de la réalité : il faut également interroger la réalité de la scène et la réalité de ce que nous sommes en train de vivre dans le monde au moment du spectacle, et ces données peuvent changer la pièce.
Dans le cas d’Entre chien et loup, par exemple, la pièce que nous avons créée à la première n’est pas la même que celle qu’on vient de jouer au Brésil : bien sûr, on peut dire que c’est la même, mais il y a beaucoup de choses qui ont été changées, non pas parce que j’ai pensé qu’avant ce n’était pas bien mais pour retrouver la dynamique entre les comédiens, la dynamique du moment présent, la dynamique de l’improvisation. Nous ne vivons pas le même moment du monde en 2023 qu’en 2021 lors de la création ; présenter un spectacle au Brésil, ce n’est pas la même chose que le présenter à Avignon ; d’où la nécessité de rediscuter les processus de travail en toutes circonstances.
Un autre aspect qui rejoint l’idée de processus : pour moi, c’est extrêmement important de voir les pièces que je mets en scène durant toutes les représentations. Je trouve toujours une façon de justifier ma présence à chaque fois que je peux : dans What if they went to Moscow ? je faisais le montage du film en direct, pour Ithaque je sélectionnais les images filmées sur scène qui étaient diffusées… Mais même lorsque je n’ai pas à faire quelque chose de cet ordre, je prends des notes à chaque représentation. Ce ne sont jamais des notes pour dire à l’acteur « attention, tu n’as pas fait exactement ce dont nous avions convenu en répétition », c’est toujours pour découvrir quelque chose et trouver des chemins qui l’aident à garder la vivacité de la scène, retrouver la qualité qu’on peut avoir lorsqu’on fait une improvisation, comme si nous étions non pas en train de jouer mais de vivre la situation ; et ça c’est une sorte d’utopie, parce que cette qualité-là, on la trouve, on la perd, on la retrouve — c’est ça l’idée de continuer à chercher, c’est ça l’idée de processus.
C.T.: Dans ce que tu dis là sur le processus du travail, j’ai l’impression qu’on retrouve une des grandes questions de ton théâtre, qui est, pourrait-on dire, celle du présent et du passé : le présent qui devient fatalement du passé, et comment toujours maintenir une qualité de présent (et par là ouvrir vers un futur possible). Les relations entre théâtre et cinéma dans tes spectacles peuvent d’ailleurs souvent poser les mêmes questions : c’est le rapport entre le film et la représentation théâtrale dans What if They Went to Moscow ?, ou bien, dans Julia, comment sortir de ce passé préexistant dans la pièce de Strindberg, du passé également enregistré par l’image de la caméra, pour que le présent soit vraiment présent et contienne ainsi la possibilité d’un futur comme d’un changement. Ce serait là, d’une certaine manière, ce que tu cherches au théâtre ?
C.J.: Oui, c’est vrai, c’est présent dans les sujets que je traite. À la fin de What if They Went to Moscow ?, je pose la question : « Qu’est-ce qu’on fait pour changer ? » Et, en en parlant là, je pense, par esprit d’escalier, à une belle phrase de Merleau-Ponty : « C’est quoi qui change quand quelque chose change ? » Cette question est aussi liée à l’idée d’un processus. Changer la vie, changer le monde, mais aussi changer la structure du travail ; et même changer les films. Dans Le Présent qui déborde, le film projeté était déjà prêt et monté, mais on continuait sans cesse à en faire de nouveaux montages. Maintenant, on continue de changer la performance mais on a arrêté de changer le film ; pendant longtemps on le modifiait justement pour cette question de la rencontre avec le présent du spectateur. C’est important d’ainsi repenser le film, qui est forcément un enregistrement du passé, pour que la scène — les corps, la parole au présent, la présence du public — et lui puissent toujours dialoguer dans la même temporalité. Quand on a tourné ce film en 2018 et qu’on le montre en 2023, c’est important d’actualiser, de retrouver la sensation que nous sommes tous dans le présent, pour donner l’impression que le film a été tourné hier, même s’il l’a été il y a cinq ans. Prendre le risque de cette urgence est important au théâtre : l’urgence de ne pas avoir d’autre possibilité que d’être dans ce moment présent ensemble. C’est pourquoi les films continuent de changer aussi. Tout est d’ailleurs une question de point de vue : quand je change les scènes jouées devant la projection d’un film, je suis par là même en train de changer le film. Par exemple, si Julia sort de scène au moment où commence une séquence filmée qui représente le viol, c’est un film, si elle reste sur scène et regarde ce film, c’est un autre film, parce que le spectateur ne va pas voir les deux séparément, il va voir toutes les couches ensemble et va en produire une autre couche dans sa tête. Quand je change quelque chose sur scène, je sais que je suis aussi en train de changer ce que je suis en train de projeter. À la différence du cinéma, si le théâtre n’arrive pas dans le moment présent il n’arrivera jamais, c’est le propre de sa nature éphémère. Un film au théâtre (celui du Présent qui déborde, par exemple) devient un objet éphémère lui aussi, et non un objet qui aura un futur distinct de la pièce. Ce qui veut dire qu’il faut repenser l’idée de cinéma lorsqu’on réalise un film pour la scène.
C.T.: Le cinéma sur la scène, d’ailleurs, dans le jeu que tu viens de décrire et dans l’idée de relancer dans le présent le passé du film et la présence du « passé » sur la scène, redouble par contraste le présent de la scène.
C.J.: C’est pourquoi quand je commence un processus d’écriture dramaturgique et des répétitions où le cinéma est ancré dans la dramaturgie, toutes les décisions que je prends sur la forme du film sont déterminées au moment où j’écris, j’ai même avec moi une maquette de ce qu’on va faire. Parfois, cette maquette peut prendre forme plutôt durant les répétitions, comme c’était le cas pour What if They Went to Moscow ?, parce que nous avions eu plus de temps. Pour Entre chien et loup, cela a été déterminé avant le processus de répétitions ; pour Hamlet, nous avons déjà presque toutes les idées de ce qu’on veut filmer avant de passer au plateau. Mais le cinéma est, lui aussi, un processus : on arrive sur un lieu de tournage en pensant qu’on va faire ceci ou cela, et finalement on découvre d’autres choses qui arrivent et sont plus intéressantes, mais la base, la structure est là.
A.W.: Lorsqu’on parle de processus de création, il y a souvent une séparation entre l’avant et l’après de la première d’un spectacle. Quand tu décris comment tu trouves toujours un moyen d’être présente pendant les représentations pour continuer le processus, la frontière entre ces deux moments devient floue. Cette façon de changer le spectacle pendant qu’il a lieu, on la trouve chez d’autres metteurs en scène. C’est intéressant de parler de processus lorsqu’on ne peut pas identifier très clairement ce qui a été défini préalablement et ce qui se passe sur scène.
C.J.: Pour prolonger ce que tu dis, lorsque je suis en train de construire la pièce, de la répéter, j’essaye de me mettre à la place du spectateur. Le metteur en scène est toujours à la place du spectateur puisqu’il observe les répétitions du dehors de la scène, donc lorsque je regarde j’essaye toujours de me mettre dans cette position, pour confirmer ce que je pensais mais aussi pour voir où nous pouvons aller avec ce qui se passe sur scène. J’essaye, même si cela est presque impossible, de voir la pièce comme si je ne savais pas ce qui allait suivre. Cela dit, il y a de toute façon des aspects de ce que j’ai créé que je ne peux découvrir qu’au moment où je peux découvrir le regard du public. Le public va tout changer, parce que c’est à ce moment-là qu’il y a une vraie rencontre, et c’est ça le théâtre. Quand je réalise un film, je peux le montrer aux gens de mon entourage et le résultat ne changera pas, parce que c’est enregistré. Au théâtre, le fait d’être en représentation va changer la façon de faire des acteurs, la réaction de chaque comédien ou comédienne sur scène change aussi en fonction de la relation avec le public, et c’est pour ça qu’à chaque représentation commence pour moi un nouveau moment de rencontre : c’est dans la continuité, jour après jour, que je peux voir des choses qui sont vraiment invisibles durant les répétitions.
C.T.: D’autres potentialités ?
C.J.: Oui, ou des choses qui étaient peut-être pour nous très claires mais qui finalement ne le sont pas, ou le fait de comprendre que la pièce a besoin d’un temps qui n’est pas celui que l’on a instauré au départ. Et j’ai toute l’humilité de dire « OK, ça ne marche pas, on va changer ». Cela fait aussi partie du processus de sortir un peu d’une place où le metteur ou la metteuse en scène sont obligés de tout savoir. La mise en scène n’est pas le lieu du savoir, c’est celui de l’écoute, de la découverte, de la sensibilité… C’est parfois dur car les retours nous arrivent d’une façon toujours personnelle, ils peuvent nous blesser, ou au contraire nous faire nous enorgueillir, tout cela se mélange à qui nous sommes. Il est donc important de comprendre nos propres idées et aussi quand elles ne marchent pas, et de continuer à écouter les spectateurs après le spectacle, aussi. Le théâtre est un art vivant, où c’est aussi le regard de l’autre qui nous aide à identifier quand il faut passer à autre chose.
C.T.: Tu disais que tes notes n’étaient pas des notes de vérification, de rectification. Quelles formes ont-elles alors ?
C.J.: Je suis une metteuse en scène qui pense vraiment à travers le prisme de la direction des acteurs et actrices. C’est peut-être dû au fait que j’ai été actrice à un moment de ma vie, cherchant à comprendre ce que c’est d’être à cette place, avec la conscience qu’on peut devenir aveugle par rapport à ce qu’on est en train de faire. C’est comme inscrit dans mon corps. Les notes sont faites pour aider à découvrir quelque chose, repenser, pas forcément pour changer en soi, mais pour reconnecter à des choses qui se perdent, parfois c’est donc pour changer un élément et parfois c’est pour dire « regarde ça », « essaye de comprendre pourquoi tu parles d’une façon qui ferme la relation avec ton partenaire »… C’est toujours en rapport avec l’écoute, aussi. Lorsqu’un acteur entend sur scène quinze ou vingt fois la même chose, il peut bien sûr perdre l’écoute et avoir tendance à répondre de façon automatique. Démonter l’idée que l’on sait déjà ce qu’on va dire, c’est très important, dire à l’acteur : « redécouvre ». Redécouvrir la façon de répondre ou réagir, mais plus encore retrouver le fait d’être vivant, d’être dans le moment présent. Je dis toujours que la vérité au théâtre existe seulement parce les spectateurs et les acteurs sont en train de voir la même chose au même moment. À partir du moment où le public est en train de voir quelque chose et que celles et ceux qui sont sur scène donnent l’impression de ne pas la voir, là je me mets à ne plus y croire. Ce sont des choses subtiles : par exemple, si je parle avec toi et que tu me regardes toujours en faisant un signe de tête, et qu’un jour tu me regardes en faisant un autre geste, je ne pourrai alors pas te parler de la même façon, tandis que tout le public est en train de voir que tu fais ce nouveau geste. Pourquoi réagirais-je comme si tu étais toujours en train de faire le geste que nous avions décidé avant ? Cela va changer quelque chose dans notre relation, et dans la façon dont je parle avec toi — et cela arrive tout le temps. Être vraiment en train de regarder et d’écouter, et non de faire semblant, être en train de faire, de construire quelque chose qui s’ancre sur toi-même, c’est ça le combat et l’enjeu de mon travail avec les acteurs et les actrices. Je dis toujours d’aller dans le concret : sentir sa main sur la table, regarder l’autre, attendre sa réponse, ouvrir ses sens, écouter, voir… Les choses les plus simples sont les plus faciles à perdre, parce que je peux avoir trop de confiance en ce que j’ai trouvé ou je peux accepter de ne jamais le retrouver. Et je dis : « ne trouve pas, continue de chercher, cherche chaque jour, à chaque moment de la scène ! » On travaille les structures pour pouvoir aller dans cet espace du « entre » dont je pense que c’est là que tout arrive vraiment : entre toi et moi, entre le film et moi, entre les objets et moi, entre le public et moi. Cela oblige à sortir de soi-même et à avoir une plus grande disponibilité pour aller dans tous les endroits de réaction ; c’est ma méthode de travail.
C.T.: Parce que le présent, la présence, c’est la relation, ou la capacité ou la disponibilité à être en relation ?
C.J.: Et être en relation, c’est une disponibilité à changer en fonction de ce qui m’entoure. Par exemple, là, je te parle et je vois qu’Ana a envie de parler, et à chaque fois que je continue de parler et ne lui donne pas la parole, j’ai conscience qu’elle est en train d’attendre ; sur scène, je peux aussi faire l’opposé : faire semblant de ne pas la voir et continuer à parler avec toi. Les petites pauses, qui peuvent durer une seconde, où je pense « Ana veut parler » m’obligent à parler plus vite, et c’est quelque chose qui change tout et que le public peut voir.
A.W.: De quelle manière, en tant que metteuse en scène, te places-tu physiquement lors d’une représentation (en cabine de régie ? parmi le public ? en coulisses ?) pour accueillir ces réactions du public ?
C.J.: Ça dépend. Pour What if They Went to Moscow ?, je suis au fond de la salle de théâtre, en train de faire le montage du film en direct, et non dans la salle où il est projeté ; je vois la pièce et n’ai le film que sur un petit écran devant moi ; le montage que je fais dépend de l’énergie de la pièce que je peux sentir parce que je vois le public, les actrices et les réponses des actrices sur scène à ce qui se passe avec le public. Plus que voir le public, c’est la réaction sur scène à cette relation établie avec le public que je cherche à saisir. Je suis dans une position active, pas à distance du spectacle mais dedans, et je le vois de deux points de vue : l’écran sur lequel je fais le montage et la scène — ça m’aide aussi à construire ce cyclone de relations. Mais quand je ne suis pas en train de réaliser quelque chose pour le spectacle, je ne me mets jamais au milieu du public, pour ne pas le déranger par mes propres réactions. Je suis soit derrière lui dans la salle, la meilleure place pour tout voir, soit dans la cabine pour donner des indications aux régisseurs. Je peux, par exemple, demander au régisseur son de mettre la musique plus fort car je sens ce jour-là que le spectacle a besoin de plus d’énergie. Je participe ainsi à l’expérience de chaque jour du spectacle. Il m’arrivait même, à une époque, d’envoyer des messages sur le téléphone portable des acteurs quand ils étaient en coulisses pendant le spectacle, on en rigolait tous, mais maintenant j’ai arrêté.
L’acteur doit être présent et en même temps être capable d’avoir du recul, pour voir, écouter et comprendre la machine théâtrale, et ce même lorsqu’il n’est pas sur scène. Dans plusieurs de mes mises en scène, les comédiens sont tout le temps en scène, la responsabilité est ainsi partagée : même quand il n’est pas au centre d’une scène, à parler ou agir, chaque interprète en fait partie et ce qui se passe au plateau pourra changer la scène qu’il va jouer après. C’est important pour l’acteur d’avoir conscience des changements de dynamique de la scène précédente, quand c’est à son tour de jouer. C’est comme en musique : lorsque les musiciens sont en train d’improviser ou de jouer, ils ont conscience de tous les instruments ; pour l’acteur, il n’y a pas d’instruments mais il y a la scène, faite de son corps et des autres présences. C’est ça l’enjeu du training : développer la conscience et avoir la capacité de voir tout ce qui se passe sur scène, et en même temps avoir assez d’ouverture pour être en relation avec le public. Il y a des artistes qui disent parfois : « Aujourd’hui, le public était dur. » Pour moi, il n’existe pas de public dur, le public n’est pas une masse collective. Bien sûr, il y a des jours où ça rit beaucoup et d’autres où il est plus silencieux ; cela doit changer aussi le jeu, et on ne peut pas jouer comme si le public allait répondre au spectacle toujours de la même façon. De même, si derrière un acteur un autre passe sur le plateau, il faut que le premier ait conscience des changements éventuels que la présence du second a entraînés et il doit se laisser affecter par ces changements.
C.T.: Dans l’exemple d’exercice que tu as donné autour de Hamlet, avec la multiplicité des contraintes, l’acteur est toujours obligé de percevoir et d’anticiper. La multiplicité des contraintes implique une multiplicité de relations et de sensations à prendre en compte. Quand tu parlais de « l’entre », tu utilisais l’image des îles par lesquelles les acteurs étaient obligés de passer, et cela fait penser à un archipel, qui est divers mais assez restreint. Il s’agit d’une multiplicité de petits « entre », et non pas d’un grand espace ouvert à tout et n’importe quoi. C’est la multiplicité des contraintes qui crée des espaces où peut se produire quelque chose ?
C.J.: Quand j’étudiais la philosophie, une phrase de Nietzsche m’a marquée : « La liberté, c’est de savoir danser avec ses chaînes. » On peut aller jusqu’à un point, peut-être essayer d’aller un peu plus loin, mais on est limité à un espace. Quand on brise ses chaînes, ça provoque une explosion parce qu’on a besoin de liberté, besoin de commencer l’improvisation, d’avoir une réponse qu’on n’a jamais reçue auparavant. Je ne dirai jamais à un acteur : « Ah pourquoi, tu as fait ça ? » — il a vraiment l’espace pour le risque, mais la question c’est de ne pas jouer avec l’idée que le présent serait uniquement lié à l’improvisation. Et lorsqu’on travaille avec des sous-titres, c’est aussi le cas : l’acteur sait que s’il rajoute des répliques qui ne sont pas sous-titrées, ce qu’il dit ne sera pas compris mais il y aura une énergie qui peut être transmise. Le sous-titrage lui aussi est un dispositif. Dans What if They Went to Moscow ?, lorsque les comédiennes jouent leur deuxième représentation de la soirée, elles rajoutent souvent beaucoup de choses qui ne sont pas dans le texte, et je dois leur rappeler de revenir au texte, que le texte suffit, et de garder l’improvisation pour les moments où il y a une vraie nécessité — sinon on tombe dans la facilité de l’improvisation. C’est toujours drôle, le public peut voir quand les acteurs sont en train d’improviser, mais ce n’est pas ça que je cherche : le défi est de faire paraître en même temps que les choses arrivent au moment présent et que c’est une pièce répétée, avec le même texte et la même fin.
C.T.: Cela me fait penser à la scène de la transe de Santa Rita Pescadeira dans Depois do silêncio, où Aduni interrompt la représentation, ouvrant un moment de flottement, celui créé par l’ambiguïté dans laquelle le public est alors laissé entre scène jouée et accident scénique. L’acteur et l’actrice pouvaient étirer ce moment de flottement, jouer à le prolonger un peu, mais ne le pouvaient pas outre-mesure car il y avait le texte des surtitres qu’il fallait rejoindre, sans pour autant y coller mécaniquement car, justement, c’est dans la suspension qu’existait ce moment d’indécision.
C.J.: Oui, et des choses comme ça arrivent tout le temps — beaucoup dans Depois do silêncio, mais plus largement dans tous mes spectacles.
C.T.: Et ce que tu viens de dire des surtitres, on pourrait l’étendre au rapport à l’écran, lorsque les personnages jouent avec, s’inscrivent dans ou en rapport avec l’image filmée présente sur scène. Par exemple, dans Depois do silêncio encore, quand Bibiana et Belonisia sont sur scène puis se retrouvent avec les gens du village à l’écran, commentent les images du village et sont comme en relation avec elles ; et dans Hamlet, dans la première partie, entre les images projetées sur le tulle et les personnages sur scène derrière celui-ci, il y aura des jeux du même ordre. C’est la même possibilité de jeu, dans le sens où il y a à la fois de l’espace et la nécessité de quand même garder le contrôle et la structure.
C.J.: Et quand je rajoute une couche en faisant en sorte (peut-être le fera-t-on aussi avec Hamlet) que tout ce qui est sur scène soit réel et effectif, comme ce qui est mangé ou bu, par exemple si c’est de l’alcool c’est vraiment de l’alcool, cela active encore autrement cette relation à l’« entre ». Dans What if They Went to Moscow ?, nous avons travaillé avec l’alcool, comme j’avais pu le faire avec A falta que nos move ; pour Ithaque, c’était boire beaucoup d’eau, ça change les corps — et comment alors garder la relation même quand mon corps ne répond plus de la même façon, on arrive à la frontière de la performance, qui m’intéresse beaucoup : pouvoir dépasser le contrôle. C’est toujours un jeu entre avoir le contrôle et le perdre. Même boire un verre de vin, ça fait quelque chose, mais l’acteur va garder la relation de la scène et cela va en faire partie ; ou un personnage qui mange tout le temps, ça change aussi quelque chose ; ou être mouillé, par exemple : ce sont des choses que je propose avec l’idée de concrétiser, de penser comment notre corps réagit dans la relation, et ce que notre corps nous donne comme possibilité d’être plus ouvert, plus disponible, et en prise de risque — le risque d’avoir moins le contrôle.
C.T.: Me vient en tête l’image du début de Before the Sky Falls, où les seigneurs de Macbeth, représentés comme de puissants hommes d’affaires ou politiques contemporains, boivent beaucoup. Je me suis demandé, en le voyant, si l’alcool était faux ou non…
C.J.: Nous l’avons fait parfois avec du véritable alcool, et d’ailleurs lors d’une répétition j’ai proposé aux acteurs de boire le plus qu’ils pourraient, vraiment comme ces mecs horribles qui sortent d’une fête, et c’était incroyable : ils ont découvert le temps de réponse qu’il y a lorsque le corps est alcoolisé, ce temps qui est une autre qualité de présent, aussi. C’est toujours la question de l’expérience de quelque chose qui provoque un changement, qui est aussi physique. C’est psycho-physique, ce n’est pas rationnel — finalement, il s’agit d’être moins logique. Parce que pour avoir une vraie réaction, si tu es logique, tu donnes une réponse logique ; or la vie n’est pas logique, on est toujours traversé de bruits et d’autres perceptions — mon chien qui aboie parce qu’il veut sortir, les messages WhatsApp qu’on reçoit… dans la vie cela arrive tout le temps, et sans qu’on interrompe nos relations. Au théâtre parfois on sépare la relation et ce qui se passe autour, et ce que je cherche à trouver c’est comment garder tout ça, tout le temps — et tout le temps, cela veut dire qu’il n’est pas possible de faire chaque jour exactement la même chose, parce que ce qui arrive n’est jamais identique.
A.W.: Le terme « maquette » nous renvoie à la fois à la scénographie et au cinéma. Quelles sont les conséquences de la notion de maquette sur le jeu et sur la dramaturgie dans ton travail ?
C.J.: La scénographie est très importante : quand je décide de travailler sur un texte, la première chose qui arrive est la scénographie. Même si parfois je ne signe pas la scénographie, l’idée qui préside à la conception vient toujours de moi. L’espace est la première chose dont j’ai besoin pour pouvoir écrire un spectacle : je ne suis pas capable d’écrire la dramaturgie si je n’ai pas la trame sur laquelle travailler, le dessin du spectacle — la scénographie. La scénographie est dramaturgique. Tout est dramaturgie, mais je dis « dramaturgique » en ce qu’elle va m’aider dans l’écriture de l’histoire. Quand j’écris un texte, j’ai déjà cette image, pour toutes les pièces. Quand j’ai commencé à travailler sur Depois do silêncio, il y avait déjà l’idée du triple écran et des deux tables, parce qu’il y avait l’idée de la conférence et donc la question de comment on allait établir la relation avec les images et de comment celles-ci allaient se mettre à gagner les écrans. C’est une scénographie très simple, mais avant que je commence à écrire elle était déjà là. Quand les répétitions commencent, nous connaissons déjà l’espace. Et toute la maquette qui peut être élaborée pour les développements filmiques procède aussi du questionnement scénographique : où je vais projeter les séquences filmées, combien d’écrans il y a… La conception de la mise en scène naît donc avec ma proposition scénographique ; ensuite, il y a tout un développement, une discussion avec la personne qui va vraiment la réaliser. Pendant de nombreuses années, j’ai travaillé en collaboration avec Marcelo Lipiani pour créer les décors, et depuis huit ans c’est Thomas Walgrave, mon compagnon et collaborateur artistique, qui la développe, fait des propositions, des changements, jusqu’à la scénographie finale.
Cela engage aussi le point de vue du spectateur. Pour Hamlet, je veux qu’un tulle recouvre tout le devant de la scène, et tout se passera, derrière, dans un appartement hyper réaliste. Comment Hamlet peut-il avoir lieu dans un appartement de 2024 ? Comment est cet Hamlet qui ne sort jamais, qui reste toujours entre les murs de cet appartement, ne va jamais voir dehors ? Les fenêtres sont une projection de sa tête. Mais c’est quoi, ces fenêtres ? Sont-elles réelles ? Etc. Entre chien et loup, avec son écran en fond de scène, s’inspirait de Dogville, le film de Lars von Trier, mais un Dogville de la collectivité et non de l’individualité : c’est pour cela que tous les meubles bougent dans le spectacle, et cette idée de déplacer les meubles jusque, à la fin, à construire une montagne de meubles, était là depuis le début, parce que je réfléchissais à comment les pensées collectives peuvent changer la pensée individuelle et comment les pensées individuelles construisent la collectivité qui va aboutir à la pensée aveugle de l’extrême droite — et ça c’est lié au mouvement des meubles, à la construction de l’image et du mouvement de cette dévoration de l’individualité, qui est représentée à travers les meubles. L’écran au fond, c’est un peu comme l’inconscient. Le théâtre est devant et l’écran au fond : c’est l’inverse de Julia où le théâtre est au fond et l’écran devant, parce que l’idée dans Julia est qu’on commence avec le film : les acteurs sont là pour faire un film qui raconte l’histoire d’une petite fille qui a une relation particulière avec la caméra, et par ce biais avec son père. Puis l’écran s’ouvrira et le théâtre arrivera, le public sera face à la chair des acteurs, et la présence de cette chair viendra perforer l’image cinématographique, pour prendre la parole — ce qui est lié aussi à l’évolution des personnages, comme si la réaction de cette jeune fille et de cet homme ne relevaient plus des personnages de Strindberg mais des acteurs sur scène (même s’il s’agit là aussi d’une fiction). C’est ça l’écriture de la scénographie, de l’espace. Et la maquette vient comme une matérialisation, une concrétisation de ces idées.
A.W.: Et, concrètement, tu travailles avec une maquette au sens premier du terme, c’est-à-dire avec une miniature de la scène, ou ces maquettes prennent-elles la forme de dessins ?
C.J.: Cela change beaucoup d’une création à l’autre. Pour Hamlet, par exemple, on travaille à partir de dessins ; ils sont aussi en 3D et cela me suffit. Pour Entre chien et loup, j’utilisais de petites poupées. Pour What if… ?, des meubles en papier. Pour A floresta que anda, j’avais vraiment une maquette physique sur laquelle je pouvais faire bouger l’écran, reproduire son mouvement. Dans Le Présent qui déborde, je n’avais besoin de rien de tout ça parce que les acteurs étaient parmi le public. Pour Depois do silêncio, je plaçais les volumes dans la petite salle de répétition que j’ai chez moi, je faisais des sortes de prototypes de l’espace. J’ai eu beaucoup de temps pour créer Depois do silêncio qui, en plus de Torto arado et Cabra marcado para morrer, repose beaucoup sur la parole des acteurs et des actrices, qui est une troisième source dramaturgique. J’ai en effet travaillé avec trois actrices noires qui connaissent l’histoire que nous racontons, c’est une connaissance qui vient de leur corps, de leurs ancêtres, de leur passé et de leur présent et de la lutte qu’elles mènent tous les jours pour survivre, et cela fait partie de la dramaturgie. Nous avons donc beaucoup travaillé sur la construction des moments qui viennent des actrices et sur ce dont elles éprouvaient la nécessité de parler. Pour Hamlet, c’est différent : même s’il y a des choses qui viendront des acteurs, il y a avant tout Shakespeare et ce que j’ai écrit à partir de la pièce, il y aura une part moindre de création durant le temps de répétition, la dramaturgie est donc plus concrète et, dans ce cas, la maquette aide à cette concrétisation.
C.T.: On le voit avec ce que tu viens de dire à propos de Depois do silêncio, dans ton travail de construction dramaturgique il y a plusieurs couches : le texte préexistant (pour Depois do silêncio : Torto arado qui est un roman, sans compter l’autre référence inscrite dans le spectacle, le film Cabra marcado para morrer, de Coutinho) ; ce qu’apportent les acteurs et les actrices de leur vécu social et personnel (qui est déjà du matériau documentaire, en fait) ; ce que tu ramènes, aussi, de ta propre histoire ; et tout ce qui est de l’ordre des « matériaux documentaires », ce que l’on pourrait désigner comme des enquêtes de terrain. Entre le contenu précis de Utopia.doc et ce qui peut en rester ou en transparaître dans What if… ?, il y a un grand écart, mais il y a un vrai lien. Dans Le Présent qui déborde, le texte serait l’Odyssée mais c’est surtout tout le travail documentaire que tu fais dans différents pays qui nourrit le film et le spectacle… La part visible de ce travail d’enquête est plus ou moins grande selon tes mises en scène, mais il est de toute façon important. Comment doses-tu ou comment réinvestis-tu cette recherche dans la dramaturgie et en répétitions ?
C.J.: C’est juste, ce panorama que tu fais, il y a en effet toutes sortes de sources documentaires. Pour Ithaque, pour prendre un autre exemple, j’ai travaillé préalablement avec plusieurs réfugiés pour récolter des témoignages, qui sont pour certains explicitement présents dans le spectacle et pour d’autres ont servi juste d’inspiration. On pourrait aussi mentionner mes rêves, ceux que je fais vraiment dans mon sommeil : dans presque tous mes spectacles, il y a des scènes qui viennent de certains de mes rêves. Il y a aussi beaucoup de références personnelles. Et le mélange dépendra de l’aboutissement du processus, je ne peux pas savoir au préalable la part de chaque élément dans l’ensemble final, il y a une alchimie qui change en fonction de chaque spectacle, de son sujet et son « pourquoi », et du chemin fait au fil du travail de création. Pour Hamlet, nous avons aussi des références à Virginia Woolf, à Lacan, au Hamlet-Machine de Heiner Müller, qui sont des textes qui seront présents dans ma mise en scène.
Une autre chose importante concernant cette idée de processus : Utopia.doc est un documentaire lié à What if… ? mais qui existe indépendamment. Et les deux font partie d’une même grande trajectoire de travail, qui se prolongera ensuite dans A floresta que anda. Des gens que j’ai rencontrés en faisant Utopia.doc se sont ainsi retrouvés dans les vidéos documentaires par lesquelles commence A floresta que anda, par exemple : ainsi Prosper, un réfugié congolais qui habite au Brésil, qui raconte dans la vidéo son voyage et les circonstances qui l’ont obligé à fuir le Congo pour le Brésil. Et quand j’ai fait, en 2021, une installation intitulée « Re-connaître (Se souvenir pour ne pas oublier) » au Mucem, à Marseille, après A floresta que anda, c’était aussi la continuité d’une recherche qui n’apparaissait pas dans le spectacle mais avait fait partie du processus. Ce sont alors des entretiens, des documentaires, des installations vidéo, des formes qui peuvent sortir de la salle de théâtre et aller vers l’audiovisuel, le musée, l’exposition… Dans ce projet à Marseille, j’ai rencontré des gens dont les ancêtres sont arrivés en France comme anciens esclaves. Je me suis intéressée à la mémoire de ces gens. Quelle mémoire ont-ils de ce passé ? C’est quoi d’être la troisième ou quatrième génération après l’histoire de l’esclavage ? Et là on touche à la question du racisme structurel. Tout cela a à la fois nourri Depois do silêncio et abouti à l’installation que nous avons créée au Mucem. Et l’idée est de prolonger l’expérience : nous allons faire une nouvelle version de « Re-connaître » au Holland Festival, qui ne portera pas uniquement sur le sujet du racisme et sur l’esclavage et le génocide des peuples africains, mais aussi sur la question de l’immigration et sur la progression de l’extrême droite. Le projet aura un autre nom, mais il est dans la continuité de ce processus de recherche qui pourra éventuellement être lié à la dramaturgie d’un autre spectacle. Mes recherches sortent des murs du théâtre pour aller à la rencontre des gens, d’autres pays ou territoires (Liban, Afrique, Amazonie…). Dans Le Présent qui déborde, par exemple, j’ai parlé des indigènes Kayapós et durant la recherche pour cela j’ai établi une relation avec un peuple de cette ethnie qui se prolonge encore aujourd’hui. Nous avons fait la dernière partie du tournage du film utilisé dans Le Présent qui déborde là-bas et nous avons décidé de leur laisser tout le matériel de tournage, les caméras, les ordinateurs. Nous leur avons donné quelques cours sur des logiciels d’édition et le montage pour qu’ils puissent faire leurs propres films avec ce matériel. Cela fait partie de l’idée de processus. Et cela fait partie aussi de la recherche, car quand je vais revenir chez les Kayapós cinq ou six ans après notre rencontre, ils vont me raconter ce qu’ils ont vécu et ce qu’ils ont fait depuis. Et si je dois représenter à nouveau Le Présent qui déborde en 2026, ces nouveaux récits seront eux aussi convoqués dans le spectacle, et cela changera le monologue de la fin. Parce que des choses se seront passées entre-temps : c’est comme un livre dont les premiers chapitres sont toujours là, même si on continue à en écrire d’autres. C’est aussi comme un archipel, où les îles se connectent.
C.T.: Comment les acteurs et actrices sont-ils impliqués dans ces recherches ?
C.J.: Ça dépend. En Amazonie, chez les Kayapós, j’étais seulement avec l’équipe de tournage ; mais pour l’étape de travail que nous avons faite à la Chapada Diamantina pour Depois do silêncio, les acteurs étaient avec nous pour s’imprégner de l’environnement. La recherche cinématographique, même quand elle ne fait pas partie du spectacle, va nourrir les participants du spectacle. Utopia.doc est fait avec les trois actrices de What if… ? : l’idée était que celles-ci, comme si elles étaient les trois sœurs de la pièce, aillent chez les gens — comme si les personnages allaient à la rencontre de ces gens, pour découvrir et écouter. Et quand nous improvisons, écrivons ou jouons, cette mémoire est la nôtre, elle va donc resurgir.
C.T.: Au fil de tes créations, tu as progressivement créé un langage commun, comme une grammaire de travail théâtral, avec certaines actrices et certains acteurs. Avec l’internationalisation de ton travail et tes invitations à créer des mises en scène avec différentes troupes d’Europe, comment transmettre l’esprit de ta recherche et cette notion de processus quand tu arrives, par exemple, à Zurich pour créer avec une troupe d’acteurs et d’actrices qui ont d’autres habitudes de travail, et peut-être d’autres attentes, et avec moins de temps de création ?
C.J.: La première fois, c’était très difficile. C’était au Thalia Theater, à Hambourg, où j’ai mis en scène un texte de Koltès, Dans la solitude des champs de coton. Je découvrais comment mener un processus de création dans un temps beaucoup plus court que ce dont je pouvais avoir l’habitude, et comment expliquer une proposition singulière de langage scénique. La première chose était de trouver dans mon discours la manière la plus claire possible de la formuler pour qu’on ait le même vocabulaire, le même langage. Et je suis consciente que faire comprendre une chose ne veut pas forcément dire que ce sera facile de la réaliser pour autant. Mais la compréhension est tout de même le premier des impératifs, car si nous ne sommes pas d’accord sur la même proposition, rien ne sera possible. Selon les backgrounds des acteurs, il leur sera plus ou moins difficile de répondre au type de proposition que je peux faire. Mais cela peut arriver même avec des groupes avec lesquels je travaille depuis déjà longtemps : il y a toujours des différences, mais je joue avec la différence aussi, il n’y a pas d’autre possibilité. Je vais tout faire pour mettre à profit les différences que je trouve. Je préviens d’ailleurs toujours : « Attention, tu vas me donner quelque chose, et je vais en profiter. » Ensuite, il y a des exercices et des procédés sur lesquels je travaille pour aider à la compréhension psycho-physique de ce que je cherche. Par exemple, dans la dernière mise en scène que j’ai faite à Zurich, Le Garçon du dernier rang, de Juan Mayorga, j’ai proposé de tout fixer presque comme une chorégraphie, pour avoir une structure et ensuite avoir un mois pour travailler sur les relations. Habituellement, je ne fais pas cela. Nous avons bien entendu réajusté et refixé des choses à la fin, mais c’est toujours la question de savoir ce qu’on va faire tout en restant attentif à ce qui va se produire entre nous et, à partir de cela, de pouvoir changer ce qui a été préalablement fixé. Je propose ça au lieu de passer longtemps à discuter, alors que les acteurs allemands ont l’habitude de passer un mois à la table à parler de la pièce, sont toujours focalisés sur la compréhension. Les acteurs allemands jouent d’une manière, les brésiliens d’une autre et les français encore d’une autre. Ils peuvent arriver à un même endroit mais les chemins sont complètement différents. Au Brésil, les acteurs se lancent au plateau pour essayer, ensuite, de comprendre, c’est d’abord la disponibilité et après l’organisation, alors que pour les acteurs allemands, c’est : j’organise, j’organise, j’organise, et maintenant je peux jouer. Ils passent beaucoup de temps à interroger le pourquoi, et c’est après que vient le corps. Et moi, je leur propose de faire d’abord et de discuter après, cela les oblige à sortir de leur habitude d’une construction fondée sur une compréhension initiale.
A.W.: C’est aussi une affaire de confiance, pour emprunter d’autres méthodes de création.
C.J.: Lorsque je suis invitée à faire une création quelque part, la première chose que je demande aux acteurs, c’est s’ils ont déjà vu l’un de mes spectacles précédents. Le fait de connaître le travail aide beaucoup. Une autre chose qui aide, c’est quand il y a dans le groupe quelqu’un avec qui j’ai déjà travaillé. Par exemple, il y a un acteur allemand, Daniel Lommatzsch, avec qui j’ai déjà travaillé trois fois (il est actuellement dans l’ensemble du Schauspielhaus Zürich, après avoir travaillé dans celui du Thalia Theater à Hambourg) ; c’est un acteur incroyable, et dès la première fois que nous avons travaillé ensemble il a immédiatement compris ce que je proposais. Il a joué dans tous les spectacles que j’ai créés en langue allemande et cela m’aide beaucoup. C’est comme une clé de confiance et de compréhension. Et bien sûr qu’on apprend aussi en travaillant, en voyant, en écoutant — quand on parle de langage théâtral, c’est ça, c’est comme apprendre une nouvelle langue. C’est un langage qui part de moi, mais qui va rencontrer des personnalités. Et cela va construire une troisième langue qui va surgir de cette rencontre. Quand j’ai monté Entre chien et loup, l’équipe était composée d’interprètes venus d’horizons très divers, et le fait d’avoir Matthieu Sampeur et Julia Bernat dans l’équipe m’aidait beaucoup, parce que ce sont des acteurs qui sont en train d’écrire une histoire de théâtre avec moi, on commence à avoir un collectif de personnes qui connaissent ma recherche et cela se réverbère dans un groupe au-delà des mots. Encore une fois, c’est la question du « entre ». Et puis, bien sûr, j’affine mon discours progressivement avec le temps et cela aide à aller plus vite. C’est l’avantage du temps.
C.T.: N’as-tu pas, quand tu crées ces productions européennes, comme une nostalgie de la possibilité de développer un processus collaboratif, qui nécessite un plus long temps de travail ? Ou chaque projet entraîne-t-il son propre type de processus ? Cherches-tu comment, dans d’autres durées et d’autres conditions de création, réintégrer quelque chose du processus collaboratif tel que tu as pu le connaître dans tes créations au Brésil ?
C.J.: Oui, c’est quelque chose qui me stimule, car je pense que le théâtre est un endroit de rencontre. De toute façon, c’est toujours l’idéal, le processus collaboratif. La possibilité d’avoir un dialogue créatif de cet ordre m’intéresse, même quand je viens avec une dramaturgie très construite initialement, comme pour Hamlet par exemple. Bien sûr que la présence, la discussion, une semaine d’improvisations, cela rejaillira dans la dramaturgie. Les actrices et acteurs sont toujours artistes-collaborateurs. Mais c’est vrai qu’il y a des créations où nous avons plus de temps pour avoir vraiment un processus de discussion, du matériau qui va venir par les improvisations… Depois do silêncio était aussi un processus collaboratif : pas complètement, mais beaucoup de choses viennent de la parole des actrices. Pour Ithaque, pour lequel je retrouvais, avec d’autres acteurs nouveaux pour moi, les trois actrices de What if… ?, nous avons essayé de retrouver quelque chose d’un tel processus, mais c’était difficile car nous n’avions pas beaucoup de temps ; c’est d’ailleurs un spectacle qui a continué à se développer, y compris dans sa dramaturgie, après la première. Un vrai processus collaboratif, c’est pour moi vraiment lié au fait d’avoir du temps. Mais je ne pense pas que ce soit mieux ou pire, je pense que ce sont juste deux façons différentes de travailler. Aujourd’hui, les deux m’intéressent mais je suis consciente que je ne peux pas faire la même chose, pas utiliser la même méthode de travail si j’ai deux mois devant moi ou si j’en ai cinq. C’est quelque chose que j’ai appris. Au début, j’avançais en me disant qu’on pouvait, mais non : c’est le temps disponible qui va déterminer si l’on a plus de liberté ou la nécessité de commencer les répétitions avec une structure plus fermée.
C.T.: Le fait non pas d’avoir forcément théorisé, mais de savoir nommer davantage ce que tu cherches et de pouvoir transmettre plus rapidement ces outils au fur et à mesure dans ton travail se traduit-il par un arsenal d’exercices divers, comme ceux que tu nous as décrits au début de cet entretien, que tu peux reconvoquer pour telle ou telle situation ?
C.J.: Je les réécris toujours. J’ai une sorte de base, une structure, des exercices sur lesquels j’ai travaillé et dont je sais qu’ils fonctionnent, mais je les adapte en fonction de la dramaturgie, de la situation et du projet. Il ne s’agit pas de training au sens de la préparation de l’acteur, ce sont des exercices conçus pour servir à une dramaturgie. J’ai aussi une démarche de préparation de l’acteur qui reste plus établie, mais pour la construction dramaturgique je transforme toujours les exercices. Pour le training à proprement parler, j’ai un grand répertoire d’exercices ; plusieurs d’entre eux mobilisent la question de l’espace, pour travailler la disponibilité et une manière de penser qui ne passe pas seulement par la raison, permettre des réponses synesthésiques, des réactions qui engendrent des actions et pas seulement la parole, et qui peuvent aider à constituer une cohésion de groupe au-delà de la dramaturgie. J’ai commencé à enseigner très jeune, et je l’ai fait pendant vingt ans, j’ai donc l’habitude de construire des exercices, de faire des essais pour aider à ce développement et ce training, qui est de groupe et également individuel. Lorsque je travaille dans un cadre de formation d’acteurs, c’est aussi pour moi un temps de recherche, où je ne suis pas uniquement en train d’enseigner mais aussi en train d’apprendre. L’espace de l’école peut être un véritable espace de recherche pour la direction d’acteurs, et durant tout ce temps, j’ai vraiment développé une méthode.
Mon travail de mise en scène est indissociable de la direction d’acteurs, il se construit à partir de la relation avec les comédiens et comédiennes. Sans fausse modestie, je pense avoir une certaine aisance dans la capacité à « voir » la personne que j’ai en face, la comprendre, et en fin de compte, dans un collectif, ce dont chacune ou chacun a besoin ; car ce qu’on peut dire à un acteur ne fonctionne pas forcément pour un autre, les personnes, les difficultés et les fragilités ne sont pas les mêmes. Les questions du mélange entre l’acteur et le personnage et de la prise de risque qui sont au cœur de mon travail exigent de le prendre en compte. Un groupe est composé de personnes qui se mettent en relation de différentes manières, ces relations vont se retrouver sur scène, je n’ai pas envie de faire comme si elles n’existaient pas. Si je veux avoir la personne et non pas un personnage sur scène, c’est avec elle que je dois travailler, et chaque personne a ses propres difficultés liées à son vécu. Des acteurs extraordinaires peuvent rencontrer des difficultés particulières, une réaction qui arrive trop tard, par exemple. Il y a toujours une raison. Je vais donc chercher des mots pour l’aider, pour dépasser la peur de ne pas faire les choses bien… C’est aussi un travail quasi psychanalytique : regarder l’autre et accueillir ses difficultés, ses fragilités, sa subjectivité. Ce n’est pas une méthode, c’est continuer à être dans un espace d’écoute. Si je demande à l’acteur d’être une chair vivante, je dois aussi prendre soin de cet aspect.
C.T.: Et ces relations entre les personnes peuvent aussi être comme imbibées des personnages que ces acteurs sont en train de jouer ?
C.J.: Toujours, c’est indissociable. Nous sommes en train de raconter une histoire, il y a une fiction. J’ai vu des acteurs se marier, se séparer, et tout faire ensemble pendant la création et les représentations d’un spectacle, sans que je provoque cela — c’est la vie, tout simplement —, et si, par exemple, un couple ne va pas bien, cette tension peut rejaillir sur scène, et si les acteurs changent, je ne pourrai pas espérer reconstituer cette tension, car elle vient d’une relation spécifique. C’est aussi jouer avec ce qui existe. Si deux acteurs qui jouent une scène ont déjà une intimité physique, il y a tout un espace qui est donné d’emblée, mais si nous n’avons pas une telle relation, lorsque nous cherchons à l’établir, il en résulte une autre relation. Et je joue de tout ça : si on veut avoir des choses réelles sur scène, il faut travailler avec la réalité des relations. Je ne provoque pas des choses réelles : elles sont là. Pour donner un exemple : si ta mère est à l’hôpital et que tu es triste et que tu dois jouer, cette tristesse, cette mélancolie sera présente même si tu fais quelque chose de très comique sur scène. Il ne faut pas faire comme si la tristesse n’était pas là, car elle est là. On va tout de même raconter une fiction, mais cette fiction est perméable à toutes ces choses invisibles. Cela n’est pas une vérité absolue, c’est spécifique à mon travail : il est impossible pour l’acteur de laisser complètement de côté ce qu’il est. Le personnage n’existe pas, c’est une construction. Un personnage seul ne raconte pas une histoire, l’histoire est dans tout ce qui se passe sur scène. C’est quoi, par exemple, l’histoire de Roméo et Juliette ? Ce sont deux jeunes gens qui sont tombés amoureux. L’acteur doit se soucier de tomber amoureux, et non pas de raconter toute la tragédie. La tragédie arrivera, mais l’idée c’est d’avoir l’espoir que la tragédie n’aura pas lieu. Si l’acteur monte sur scène en se disant qu’elle aura lieu, Roméo et Juliette ne peut pas exister. La question, pour l’acteur et l’actrice, c’est de savoir comment retomber amoureux ou amoureuse à chaque représentation et que la tragédie arrive comme une surprise, même si je sais que c’est difficile depuis le début, que les parents ne sont pas d’accord, etc., mais l’histoire existe car tous deux ont l’espoir de vivre cet amour. Et, bien sûr, il n’y a pas un seul Roméo ni une seule Juliette, il y a beaucoup de manières différentes de vivre cette histoire. C’est pourquoi c’est aussi difficile pour moi de remplacer un acteur. Je dois presque réécrire la pièce quand je dois le faire, parce que pour moi c’est toujours la relation entre un acteur et un personnage qui est en jeu sur scène.
C.T.: Avec, par exemple, cet espoir sans cesse renouvelé que la tragédie puisse changer même par rapport à la pièce telle qu’elle est écrite, tu poses presque comme une opposition structurelle, pour l’acteur et ce que raconte la scène dans le temps de la représentation, entre personne/personnage et histoire/fable…
C.J.: C’est savoir et oublier. Savoir que chaque jour va être différent. C’est le fait d’aller jusqu’à la fin du développement de l’histoire, mais non d’anticiper cette fin. Peut-être Œdipe ne veut-il pas tuer Laïos. Peut-être Roméo et Juliette vivront-ils un happy end. C’est la même chose avec l’improvisation : si j’arrive dans une improvisation en sachant déjà ce que je vais faire, alors que je ne connais pas la réaction, la réponse qui va être celle du partenaire, je risque de ne pas intégrer celle-ci. Si mon idée initiale était d’être méchante et que quelque chose que l’autre a dit ou fait ne me fait pas changer, alors il n’y a pas improvisation. Mais il y a des acteurs qui entrent en scène en se disant qu’ils seront méchants et le resteront jusqu’à la fin. Et je leur demande : « Mais pourquoi as-tu continué ainsi ? » Et ils répondent : « Parce c’était mon idée. » Oui, mais quelque chose s’est passé ! Je demande toujours aux acteurs de ne pas être fidèle à une idée. Sinon, ils ne vont travailler qu’à justifier leurs choix initiaux. On fait des choix, mais il faut savoir que ces choix pourront toujours changer. Même si on ne va pas oublier que le personnage a été méchant au début. C’est la conscience qu’on ne comprendra toute l’histoire qu’à la fin qui permet à l’acteur d’effectuer cet exercice. Sinon, il ne fera que justifier l’histoire. Si l’acteur oublie qu’il va raconter une histoire, le public aussi va l’oublier, et là nous serons au présent, en train de la découvrir même si nous la connaissons déjà. Bien sûr, ce n’est pas facile à faire, découvrir chaque jour, ça demande du travail. Tomber amoureux chaque soir, c’est éprouvant.
En ce sens, What if… ? était un défi très intéressant. Les actrices jouent deux fois de suite, chaque soir, la même pièce : la première fois la pièce n’a pas de passé ; la deuxième fois, il y a le passé de la première représentation jouée. Parfois cela se manifeste par de très petites choses, comme une actrice à qui on a coupé la parole et qui n’a pas aimé ça, à qui la deuxième fois ce souvenir revient et qui va alors parler plus vite car elle ne veut pas être coupée. Cela construit une mémoire. Elle n’anticipe pas ce qu’elle va faire, comme cette accélération, mais la mémoire lui sert pour construire le futur. Et comme le public a vu deux fois la même séquence, il a lui aussi une mémoire et va avoir en tête le souvenir de la première représentation lorsqu’il voit la deuxième. Jouer avec d’autres éléments théâtraux, par exemple l’ordre des répliques, peut aussi ajouter d’autres couches qui complexifient cette relation.
C.T.: Tu convoques souvent des strates de temps différentes et multiples : un passé sur un autre passé, des mémoires collectives sur des passés historiques et des présents individuels… Depois do silêncio, par exemple, est assez vertigineux de ce point de vue. Tu aimes agencer et faire jouer ensemble des couches qui s’imbriquent et complexifient le passé aussi bien que le présent, des passés comme des spectres dont il faudrait se libérer, ou encore comme une constellation de passés qui pourrait exploser dans le présent et faire bouger des choses… Autrement, quand tu joues Macbeth au présent, avec Before the Sky Falls à Zurich, le texte devient à un moment du spectacle une sorte de passé pour l’acteur, vécu par celui-ci sur scène comme quelque chose qui lui reviendrait de loin, une mémoire en lui par rapport à laquelle il ne sait se situer. J’ai l’impression que ce que tu viens de dire sur What if… ? opère également dans d’autres spectacles.
C.J.: Utiliser des textes classiques est aussi une façon de jouer avec l’idée que, même si on ne peut pas changer le passé, on peut travailler à faire en sorte que ce que nous avons vécu ne devienne pas une sorte de modèle que l’on répète, que l’on rejoue indéfiniment. Il y a là une dimension psychanalytique, et cela fait aussi écho à l’étude du système familial par Paul Watzlawick qui a débouché sur le principe de la constellation familiale, que j’ai beaucoup étudiée. L’idée, c’est qu’on ne va pas changer le passé mais que peut-être on peut changer les modèles de réitération qui ont été créés dans le passé : Macbeth qui entend tout le temps la même chose, attaché au passé, parce qu’il est pris dans le passé ; pour Hamlet, le passé qui revient comme une mémoire traumatique ; le passé comme une obsession qui empêche le présent d’aller vers un autre avenir… C’est toute la lutte de et dans Entre chien et loup avec Dogville, par exemple. Ces questions m’intéressent beaucoup, dans leur dimension individuelle (on fait une psychanalyse parce qu’on veut se libérer d’un passé qui n’est pas dans le passé, car quand le passé est révolu on n’est plus pris au présent dans la répétition de ses modèles) et dans sa dimension collective : comment est-il possible que nous soyons encore une fois en train de retomber dans le cauchemar de l’extrême droite ? Comment, comme collectif, peut-on en être revenu là ? C’est parce que nous avons oublié le passé. Donc il faut faire le récit du passé, non pas pour être dans la mélancolie mais pour avoir la possibilité que le présent puisse construire un autre avenir. Dans la vie, c’est pareil, on se demande tout le temps : « Comment est-ce possible que je sois encore dans cette situation ? »
A.W.: Tout ce dont on a parlé m’a fait penser au mot « recul ». Les exercices décrits, faire que l’acteur ait du recul tout en ayant un rapport avec sa propre histoire personnelle sur scène, le fait de se mettre à la place du spectateur comme metteuse en scène (il y a là aussi un exercice de recul)… ; et tu parles là du récit du passé, de l’histoire d’un passé collectif, et pour moi il y a dans cela quelque chose de très fort de cet ordre-là.
C.J.: C’est aussi l’idée des plans au cinéma : le plan ouvert, le plan fermé, les gros plans… C’est aussi comme la caméra qui recule : plus tu recules, plus tu ouvres ton regard, plus le cadre devient profond et large — c’est aussi un langage cinématographique.
Entretien réalisé en décembre 2023
Pour citer cet article
Christophe Triau, Ana Wegner, « Processus », Théâtre/Public, N° 251 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp251-processus/