numéro 252

N°252

Cibles à abattre ?

Par Julie Gervais, Claire Lemercier, Willy Pelletier

Ce texte est constitué d’extraits réécrits de La Valeur du service public (Paris, La Découverte, 2021) et de La Haine des fonctionnaires (Paris, éd. Amsterdam, 2024).

Ce texte est constitué d’extraits réécrits de La Valeur du service public (Paris, La Découverte, 2021) et de La Haine des fonctionnaires (Paris, éd. Amsterdam, 2024).

En deux ans de discussions diverses autour de notre livre La Valeur du service public, organisées par des librairies, syndicats, MJC, partis, universités et même à France Stratégie (un service du Premier ministre), on nous a deux fois parlé de théâtres publics.

En 2022, c’était à Saint-Étienne-du-Rouvray, un peu moins de 30 000 habitants, en proche banlieue de Rouen, une commune populaire, historiquement une « banlieue rouge » et une mairie toujours communiste. Une tradition d’activités sportives, culturelles, de découverte, proposées en particulier aux enfants des écoles, à des tarifs très différenciés selon les revenus ; et un théâtre. Cette année-là, comme un peu partout, le budget municipal est pris en tenaille entre des baisses de subventions d’état et des évolutions souhaitées, mais qui coûtent : la petite hausse du « point d’indice » (la rémunération du personnel) et le remplacement des camionnettes trop vieilles par des modèles électriques. Le moral des équipes est en berne, la faute aussi au Covid et à ces discussions sur ce qui était « essentiel » ou pas — pas les piscines municipales, par exemple. Mais les responsables du personnel municipal organisent un « débat public citoyen », avec cent cinquante personnes, dont un des buts est de rappeler à la population que le service public ne va pas de soi, qu’il demande de l’argent et du travail. Les équipes sont sans illusions sur les dispositifs « participatifs » : elles savent que celles et ceux qui viennent à ce genre de débats sont plutôt âgés, éduqués, riches, qu’ils ont le temps, voire envie de se plaindre. Elles se sont préparées à des critiques sur le coût des services publics, le fait qu’ils ne bénéficieraient qu’aux pauvres ; ou dans le cas du théâtre, au contraire, qu’aux Rouennais et pas aux habitants de la commune. Or non. Ce qui est ressorti, c’est une fierté que Saint-Étienne-du-Rouvray propose des services absents dans les communes alentour. Même le théâtre. Personne n’a demandé qu’on arrête des dépenses publiques, sauf pour l’éclairage, peut-être. Une belle histoire finalement : où lorsqu’une équipe met à nu le service public, ses forces, ses valeurs, mais aussi ses difficultés, elle repart motivée, même si pas plus riche.

Moins belle histoire ? À France Stratégie (c’est l’ancienne administration du Plan), à l’automne 2023, des fonctionnaires et des universitaires sont invités à discuter de l’« attractivité de la fonction publique ». Le problème des salaires est évident pour tout le monde, mais il est aussi question d’autres manières de montrer de la reconnaissance aux travailleurs et travailleuses des services publics. Un haut fonctionnaire lance : « Si je suis animateur dans un musée, pour un théâtre, est-ce que j’ai le droit d’y entrer gratuitement pour mes propres loisirs ? Est-ce que je peux être membre du comité de programmation ? » Des questions posées dans l’intérêt du service public, mais qui mettent le doigt là où ça fait mal : c’est quoi, ce service public de la culture qui a besoin d’autres services publics (des profs, des animateurs sociaux, etc.) ou d’employés spécialisés en interne pour lui ramener du public ? Comme à Saint-Étienne-du-Rouvray, le soupçon de l’élitisme plane, et les moyens de l’éviter (l’élitisme effectif, ou même juste le soupçon) ne sont pas évidents.

Suspectés de coûter trop cher, de ne servir à rien, ou alors qu’aux riches, qu’aux urbains ; débattus depuis l’intérieur du monde des services publics pour savoir s’ils sont assez universels, assez démocratiques, ou pas. C’est le cas, en fait, de tous les services publics : en butte à une adversité ancienne, mais qui a pris des habits en partie neufs, et surtout gagné des alliés inédits, depuis une trentaine d’années. Pour leurs publics comme pour leurs personnels, les services publics sont également toujours insatisfaisants, car inachevés. La promesse d’égalité dont ils sont porteurs a peut-être vocation à toujours rester une promesse, une ligne d’horizon : toujours plus loin quand on avance. Encore faudrait-il qu’on ne recule pas…

adversités 1 :
les services publics ne vont pas de soi,
leur universalité encore moins

Années 1890 : Roubaix est une ville pauvre et a une des premières municipalités de gauche en France. Un quart de son budget est dépensé pour expérimenter de nouveaux services publics (malgré les embûches posées par les hauts fonctionnaires du Conseil d’état, qui affirment déjà que des entreprises feraient mieux). Parmi eux, des crèches, ainsi que des cantines, pas scolaires, mais ouvertes à tous. Assurées par des entreprises, merci le Conseil d’état, mais avec des repas presque tous gratuits, payés par la ville. Alors qu’auparavant les cantines étaient gérées par les patrons pour certains de leurs salariés, qui devaient payer, ou par des associations religieuses, qui n’acceptaient pas tout le monde. Ces nouvelles cantines municipales, le Journal de Roubaix les accuse de « détruire l’esprit de famille déjà affaibli dans les ménages ouvriers »[1].

1888 : le vicomte Georges d’Avenel, un économiste, peste à propos de la multiplication des bourses d’études en lycée. C’est que l’école publique de Jules Ferry n’est pas mixte socialement : l’école primaire, c’est pour les enfants des ouvriers et des paysans, avec éventuellement le « primaire supérieur » derrière et une petite minorité qui deviennent instituteurs ou institutrices, ou contremaîtres. Les enfants des bourgeois vont au lycée, et avant au « petit lycée », dès l’apprentissage de la lecture. Pas de mélange. Pourtant, le vicomte est déjà épouvanté : « Au fond, et de quelque nom qu’on le décore, le système gouvernemental qui a enfanté l’instruction gratuite et obligatoire est le pur socialisme d’état. » Il se montre particulièrement inquiet lorsqu’il est question d’envoyer des pauvres au lycée : « Pour l’instruction secondaire et supérieure, qui n’est ni un droit ni un devoir, il semble que l’on eût dû simplement obéir à la loi économique de l’offre et de la demande. […] Car si l’instruction primaire est une utilité, l’instruction secondaire est un luxe […]. De quel droit étendre [les bourses d’études secondaires] aux filles, qui ne rempliront aucun emploi public, et n’en feront ni plus ni moins d’enfants à la République ? »[2]

La fonction publique de l’époque n’est pas tellement mixte, à l’exception du métier d’instituteur (où l’égalité salariale femmes-hommes est conquise dès 1910). Et les classes des écoles et lycées ne le sont pas du tout. Mais les cantines de Roubaix, si. En tout cas, on voit à quel point ces crispations conservatrices mêlent l’angoisse d’une émancipation féminine à celle d’une égalisation sociale. La période est en effet à la prise de conscience, à gauche, que les services publics peuvent être un outil d’émancipation et d’égalisation. Cela n’avait longtemps rien eu d’évident. Les infrastructures publiques (routes, poste, chemin de fer, télégraphe, etc.) ont d’abord été développées pour les entreprises et pour l’armée, parfois pour la surveillance du territoire ou pour aider à l’élimination des langues régionales. Il y avait des services publics sous la monarchie et les empires ; ils n’étaient pas pensés pour libérer ou égaliser — ou plutôt seulement pour libérer et égaliser certaines formes d’accès au marché. Sous la République, cette ambiguïté des objectifs n’a pas brusquement disparu. Mais certains, à l’échelle locale d’abord, commencent à envisager le service public à la place de la révolution, ou comme sa première étape. Et c’est loin d’aller de soi.

adversités 2 :
services publics = fonctionnaires =
paresseux inefficaces

D’autant qu’autour de 1890 les allergiques à l’universalité s’appuient sur les critiques des fonctionnaires, qui sont déjà des lieux communs de la caricature[3]. Aujourd’hui comme à l’époque, chez certains cadres du privé et certains patrons, évoquer la fainéantise satisfaite des fonctionnaires inutiles, c’est comme rabaisser les filles dans des groupes de jeunes mecs : croire ensemble, l’exhiber et ainsi communier cimente la compagnie. Que les fonctionnaires soient inefficaces, paresseux, sans cesse à geindre, est dans certains espaces sociaux aussi réel que le pudding qu’évoque Marx. « La preuve du pudding, c’est qu’on le mange », la preuve de la fainéantise des fonctionnaires, c’est qu’elle alimente en « raisons d’être » et conforte une masse de cadres du privé, de chefs d’entreprise bien sûr, mais également toutes celles et ceux qui fantasment de leur ressembler. Comme le peuple croissant des auto-entrepreneurs par exemple, exclus du salariat, qui font de nécessité vertu en critiquant le confortable « mode de vie » salarié. La consistance et la force de cette idée fausse (fonctionnaire = glandos), convertie en évidence indiscutable, tiennent à ce que la soutiennent et la rendent entendable, la légitiment, des groupes sociaux très éloignés sous beaucoup de rapports — et qui en usent suivant leurs besoins chaque fois particuliers[4]. Autour d’elle, en plus des caricatures du XIXe siècle, se rencontrent trois mouvements longs, qui se renforcent mutuellement. D’abord la réévaluation des idées du marché sur le marché des idées, à l’œuvre depuis quarante ans, depuis Alain Minc ou François de Closets. Cet éloge du privé, sans cesse appuyé sur la caricature des fonctionnaires, s’est, depuis les années 1980, diffusé au fur et à mesure de l’expansion et des transformations d’un journalisme économique de plus en plus dépendant des recettes publicitaires, recrutant en section « éco-fi » (avec formation à la finance) de Sciences Po ou en écoles de commerce[5]. Éloge ensuite soutenu par une série de fondations financées par des entreprises (comme l’Ifrap ou l’Institut Montaigne) et par des professionnels de la politique liés aux entreprises. De sorte que ces caricatures sont devenues, en certains milieux, plutôt de cadres, comme l’air qu’on respire (pour reprendre ce que le sociologue Émile Durkheim disait des lieux communs).

Ensuite, un mouvement plus perpétuel, qui s’accomplit au gré des hostilités quotidiennes (minuscules parfois) et des répulsions spontanées, qui opposent les manières d’être et de faire propres à certains milieux populaires aux façons de se tenir, de parler, d’agir des catégories de salariés un peu plus diplômés ou issus des petites classes moyennes — ce que sont beaucoup d’agents publics, et les plus visibles, les travailleurs de bureau. Dans ces luttes permanentes entre groupes sociaux, déclasser, se distancier, reclasse ; dévaloriser fait valoir les qualités attachées à sa trajectoire particulière, et fait la valeur sociale que l’on s’accorde. Gilles, soudeur en chaudronnerie et tôlerie dans l’Oise, 51 ans : « T’as vu le bordel, la sous-préfecture j’y étais à 9 heures, à midi j’étais pas passé, et c’est fermé l’après-midi, je sais pas ce qu’y foutent. Je retourne le lendemain, avant que ça ouvre, pour être sûr, parce que si je dépose pas mon permis de conduire, où j’ai plus de points donc retiré, c’est des merdes avec les flics. Deux matins de boulot perdu, c’est du fric, ça gueulait le patron. Mais le mec qui m’a reçu, là tu comprends tout, du chamallow le mec, un grand type tout mou, qui fait des phrases à plus finir, on aurait dit un prof de collège ou ce genre, déjà j’étais jouasse de pas finir le collège, je savais même plus ce qu’il disait à la fin. […] Le mec, tu souffles dessus, pas un muscle, ça valse un type comme ça, et lui te dit comment tu dois faire comme si c’est le patron. […] Là tu comprends ces mecs qu’ils foutent rien, les matins à 4 h 50 je suis debout, lui c’est quoi, 7 h 30, non, niveau vitesse faut passer la seconde. »[6]
Sur, spécifiquement, le théâtre public, il y a aussi des répulsions spontanées d’au moins deux espèces de groupes sociaux — les mêmes, assez nombreux —, qui n’en ont quasi jamais vu. D’un côté, des gens de milieux populaires qui ont souffert à l’école, y ont été humiliés puis en ont été écartés, et pour lesquels le dispositif (être assis comme à l’école, et des heures…) et la langue des pièces jouées semblent rejouer des situations (d’infériorisation) mal vécues — et on les comprend. De l’autre, des cadres ou techniciens du privé, ou patrons de PME, chez qui le capital culturel est moindre que la position obtenue « à la force du poignet » ou « à l’école de la vie », disent-ils, et qui vont préférer « pas se prendre la tête tout le temps », donc aller davantage vers des humoristes ou du théâtre commercial. Se rencontrent dans leur répulsion pour le théâtre public des goûts différemment formés et des dégoûts de groupes différents. Plus une chose, qui avive ces répulsions et qui participe d’une dynamique interne dans le champ du théâtre public : la montée en puissance de metteurs en scène, tous et tout occupés à se distinguer les uns des autres pour élever leur cote, qui réinstallent des pièces classiques dans des dispositifs scéniques si « modernes » ou « épurés » ou « inouïs d’audace » que le fossé se creuse plus encore avec ceux qui déjà ’excluent d’un lieu social (le théâtre public) qui en même temps, de plus en plus, les exclut. À la différence d’une histoire en costumes, falsifiée, mais emplie de tableaux vivants simples… De l’Oise et de l’Aisne partent des bus et des bus de personnes âgées et de clubs divers vers le Puy du Fou. Bien sûr, il n’y a pas que les goûts et dégoûts : la paupérisation due aux politiques néolibérales n’aide pas. Quinze euros l’année comme cotisation pour le judo : des familles de l’Aisne retirent leurs enfants. Alors payer pour du théâtre, en plus où on ne comprend rien, en plus où c’est compliqué alors que la vie est déjà bien assez compliquée, et on se demande vu les décors qu’est-ce que c’est, où on est… La paupérisation, avivée avec le Covid, puis l’inflation, suit depuis des décennies la précarisation généralisée des emplois ; elle a des effets d’exclusion économique, mais aussi symbolique : des formes de repli sur soi, pour tenir quand rien ne tient plus… ça n’aide pas à l’ouverture à des formes de spectacles auxquelles, déjà, on n’était pas ouvert. Revenons aux fonctionnaires en général : l’idée fausse devient sens commun car elle sert ; transmuée en évidence, plus elle sert, et plus s’en servent des groupes différents, qui, s’en servant, s’affirment et gagnent en « idées de soi » et en autorités diverses. Une vérité à peu près du même ordre que « femme au volant, mort au tournant » — une de ces vérités qui affirme l’inverse de ce qui se passe, mais qui fonctionne comme fiction efficace. La nouveauté, depuis une bonne trentaine d’années, est la présence croissante, parmi ces groupes pour qui l’inefficacité du public est l’évidence, des dirigeants de la fonction publique. Ceux-là mêmes qui ont mené le tournant néolibéral. Plus radicale qu’auparavant dans son mépris des autres fonctionnaires, une nouvelle noblesse a triomphé et supplante l’ancienne noblesse d’État[7]. Elle est issue de formations scolaires reconfigurées, porteuse de nouvelles manières de s’imposer et d’en imposer, soumise et rétribuée par de nouvelles formes de carrières, à base d’allers-retours entre public et privé et de zapping décomplexé entre secteurs du public (trois ans en hôpital, trois ans en préfecture, trois ans dans la culture, et ainsi de suite). Fixés sur le bilan comptable, armés de consultants, validés par des commissions de « personnalités qualifiées » où prédominent des dirigeants d’entreprise[8], ces managers « réforment ». Avec un postulat : l’inefficacité des agents publics.

adversités 3 :
serial killers de services publics

Ces bandes de casseurs, regroupant personnel politique, dirigeants des administrations et consultants, ont une manière de faire bien éprouvée, que nous avons appelée « massacre à la modernisation » dans La Valeur du service public. Une méthode d’autant plus efficace que l’adversité, donc, est au sommet de l’état et à la tête de chaque service public.
En déficit, mal gérés, les services publics ? En réalité, ceux qui sont montrés du doigt pour cela ont délibérément été placés dans cette situation. Comment les déficits, les dettes sont-ils apparus dans certaines parties des services publics ? Si on y regarde de près, on s’aperçoit que c’est souvent à la suite de « restructurations » réalisées en partie dans ce but ; sachant que le déficit pourra être, ensuite, prétexte à d’autres « restructurations »…
L’idée est enfantine : qui veut noyer son chien l’accuse de la rage. La méthode consiste à placer un service public au bord du gouffre financier — ou à faire ses comptes de façon à ce qu’il semble y être — pour pouvoir le montrer du doigt et imposer des modifications profondes. Les dirigeants n’avouent pas que leurs décisions vont avoir pour conséquence principale de dégrader les services publics. Ils préfèrent créer les conditions pour faire croire qu’il n’y a pas d’autre solution que de trancher dans le vif.
Ce mode de gouvernement utilise une variété de tactiques : autonomie forcée, assèchement des ressources, dramatisation des déficits, état d’alerte permanent, mise en concurrence contrainte, etc. Mais toutes ont le même but et exercent un même pouvoir de sidération. À tel point que l’on peut dresser un parallèle avec les victimes d’agression. Les étapes de la mise en faillite s’apparentent à la stratégie de l’agresseur qui place sa victime sous son emprise par l’isolement, la dévalorisation, l’inversion de la culpabilité et la menace, puis préserve son impunité en la décrédibilisant.
Les « modernisateurs » fragilisent souvent le service public ciblé en le désintégrant. Ils séparent les agents, détruisent leurs identités collectives ; séparent les structures en déficit de celles qui sont profitables. Les unités en difficulté se retrouvent seules responsables de leur survie. On parle de les rendre « autonomes », quand il s’agit en réalité d’introduire la menace de la faillite. C’est ainsi que la gestion des rails a été séparée de celle des trains, celle des TGV de celle des trains régionaux, etc.[9]
Une fois mise à l’écart, la victime peut être humiliée et critiquée. Elle devient le symbole de l’échec, mis en chiffres, d’un service public en particulier. L’entretien des installations de la SNCF devient le mouton noir freinant la compétitivité de l’entreprise ; peu importe que cet entretien, seul, ne soit par définition rentable dans aucun pays. C’est la faute de Réseau ferré de France, ou, pourquoi pas, du statut des cheminots. Arrive ainsi la troisième étape : l’inversion de la culpabilité. Alors même qu’en allouant aux nouvelles structures « autonomes » des enveloppes dont les montants sont inférieurs aux besoins, les « modernisateurs » les mettent mécaniquement en péril. Cette politique dite des « caisses vides », ou starve the beast (« affamer la bête »), a été théorisée par des conservateurs étatsuniens. Ensuite, vient la peur. La menace, le chantage à la « modernisation ». Les dirigeants ne s’autorisent pourtant pas à totalement supprimer les universités déficitaires, par exemple ; mais ils les obligent à trancher dans le vif, en les contraignant à placer la rentabilité avant le service public. Idem dans les hôpitaux. Et vivent les injonctions contradictoires, car pour autant l’université, les hôpitaux et bien d’autres services publics restent sommés d’accueillir tout le monde — mais en devenant aussi profitables que leurs concurrents privés. Scène réelle, observée par un sociologue :
« Directrice des finances : Alors, on va prendre dépense après dépense. Le premier souci c’est que vos recettes, elles stagnent. […]
Chirurgien : Mais on a été félicités en 2011 parce que le taux d’occupation du bloc était de 84 %, c’est l’équivalent d’une clinique. Comment voulez-vous faire plus d’activité sur un bloc complet ? Faut qu’on m’explique.
Directrice : Après est-ce qu’on fait les bonnes interventions ?
Chirurgien : Mais est-ce qu’on a le choix dans un hôpital public de faire les bonnes interventions, non mais vous rigolez !
Directrice : Mais vous, vous faites bien les hernies, les machins, les trucs qui rapportent !
Chirurgien : Mais on est dans un hôpital public, on ne peut pas faire les opérations qui rapportent et pas celles qui ne rapportent pas.
Directrice : Mais c’est une question d’équilibre, je suis d’accord avec vous, il faut trouver le bon équilibre.
Chirurgien : Mais on ne peut pas ! On prend les gens qui viennent. Vous croyez qu’on refuse des gens ? On prend les gens qui viennent. Même les gens qui… les urgences, pareil, on accepte tout, on n’a pas le couteau entre les dents non plus. »[10]
Ainsi, l’agresseur peut, pour assurer son impunité, décrédibiliser la victime. La situation inextricable dans laquelle l’agression l’a plongée renforce la démonstration du « modernisateur » : il peut désormais la faire passer pour totalement incapable. Par exemple, les recettes d’un hôpital dépendent de son activité, mais le manque de moyens alloués à un établissement affecte cette activité : le cercle vicieux s’enclenche. Les personnels en sous-effectif sont épuisés, leur absence est compensée par des intérimaires, dont l’embauche augmente les dépenses ; les conditions de travail dégradées font fuir les médecins, les patients qui le peuvent désertent l’institution, les autres en pâtissent. L’activité baisse, ce qui nuit encore davantage aux recettes. L’incompétence de la victime est démontrée.

adversités 4 :
l’égalité, c’est quoi, c’est pour qui,
c’est pour quand ?

Nous sommes en colère, on l’aura compris, en colère contre ces agresseurs des services publics, qui opèrent depuis leurs propres sommets. Une adversité en partie nouvelle, dans ses modes d’action, dans son ampleur, dans sa continuité sur plusieurs décennies.
Pour autant, notre propos n’est pas un « c’était mieux avant », ni même un « le service public à la française peut tout résoudre ». Ce n’était pas mieux avant, quand s’opposer à des bourses d’études pour les jeunes filles était une respectable opinion conservatrice ; quand les institutrices de maternelle, obligatoirement des femmes, travaillaient plus longtemps pour la même paye que celles du primaire ; quand les services publics étaient installés dans tous les cantons de métropole, mais surtout pas dans les colonies. (Tout cela au moment mythifié par certains juristes de la mise au point des grands principes du service public, au début du XXe siècle).
C’est que l’histoire des services publics, c’est toujours celle d’un verre à moitié plein. L’école française reproduit les inégalités, disent toutes les enquêtes. S’il n’y avait pas du tout d’école publique, il est certain que ce serait pire. Ce n’est pas pour autant une excuse… L’histoire de l’éducation française est celle d’une « démocratisation ségrégative »[11] : à chaque fois qu’une loi a introduit de la gratuité, allongé la scolarité obligatoire, unifié un élément (comme le « collège unique »), d’autres lois et surtout des pratiques ont recréé de la distinction. À la fin du XIXe siècle, l’école primaire vs. le petit lycée ; aujourd’hui, le bac général vs. le bac pro. Démoralisant, sans doute, même si, à chaque étape, on avance.
L’histoire des services publics est en fait celle de promesses, jamais complètement tenues. Les classes populaires ont largement cru à la promesse de la promotion sociale par l’école, pendant que les classes supérieures s’attachaient à toujours recréer de la séparation. Cela dit, il y a vraiment eu des promotions sociales importantes pour les personnes concernées — notamment, pendant longtemps, pour les femmes diplômées issues de milieux populaires et/ou racisées, via la fonction publique. Cela dit, promotion sociale individuelle n’est pas égalité générale… Promesses plus radicalement déçues : celle de l’accessibilité générale des lieux publics (une loi de 2005 fixait 2015 comme objectif ; depuis, il n’a cessé d’être reculé) ; celle du « droit au logement opposable ». Et pourtant, même dans ces cas, l’existence de la promesse a pu donner des arguments en plus aux luttes des personnes concernées.
Si tout n’était pas mieux avant, c’est aussi que le contenu exact des objectifs d’égalité, d’universalité, d’émancipation, même parmi les personnes qui les défendent (et qui n’ont jamais pu peser sur des lois que pendant peu de temps), reste toujours soumis à débats, contradictions, évolutions. L’égalité, c’est quoi ? Pas si simple, même si on ne parle que de trains. Un accès au train le plus possible réparti sur le territoire ? Qui ne s’arrête pas totalement la nuit ou aux heures creuses ? Un tarif uniquement au kilomètre ? Une seule classe dans les voitures ? Des tarifs réduits ou gratuits pour certains, ou pour tout le monde ? Des voitures accessibles aux personnes porteuses de handicap ?
Il y a encore bien d’autres manières de proposer l’égalité – ou l’égalisation, ce n’est déjà pas la même chose. Faut-il faire plus pour les personnes les plus en difficulté, au point de leur proposer des lieux, des cartes, des tarifs à part qui risquent de les stigmatiser, ou faut-il faire gratuit pour tout le monde, au risque que cela profite surtout aux riches qui s’autorisent à venir ? L’histoire des services publics est jalonnée de ces débats petits ou grands, de ces décisions souvent très concrètes, tarif, horaire, hauteur de la marche, format du concours, qui ont de grandes conséquences sociales et politiques. Autant dire que si les « modernisateurs » disparaissaient, il y aurait encore assez, peut-être pas d’adversités, mais de désaccords internes pour ne pas s’ennuyer.

Notes

[1] Rémi Lefebvre, « Les socialistes, la question communale et l’institution municipale. Le cas de Roubaix à la fin du XIXe siècle », Cahiers Jaurès, n° 177-178, 2005, p. 67-90.

[2] Georges d’Avenel, « L’extension du fonctionnarisme depuis 1870 », Revue des deux mondes, n° 86, 1888, p. 91-109.

[3] Émilien Ruiz, Trop de fonctionnaires ? Histoire d’une obsession française (XIXe-XXIe siècle), Paris, Fayard, 2021.

[4] Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État, Paris, Minuit, 1989, cinquième partie.

[5] Voir Philippe Riutort, « Le journalisme au service de l’économie », et Julien Duval, « Concessions et conversions à l’économie », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 131-132, 2000, p. 41-75.

[6] Entretiens réalisés par Willy Pelletier. En deuxième année d’IUT carrières juridiques à l’université de Picardie, les étudiants sont invités à réaliser au second semestre, à des fins d’introduction à la sociologie, un court mémoire de « biographie sociale » – avec des questions semi-ouvertes sur leurs pratiques culturelles, leurs goûts et ceux de leurs parents. L’enquête est ensuite poursuivie, pour les plus « intéressés », par des entretiens avec eux et avec des membres de leur famille. L’analyse procède également des discussions longues, parfois des nuits entières, sur les ronds-points Gilets jaunes dans le triangle Noyon-Laon-Soissons, où venaient vite « sur le tapis » les goûts, les dégoûts, et les pratiques des personnes ici mobilisées.

[7] Julie Gervais, Claire Lemercier et Willy Pelletier, « La noblesse managériale publique-privée aux manettes des démantèlements », Après-demain, 65NF, 2023, p. 29-30.

[8] Comme le « Comité action publique 2022 » : Julie Gervais, Claire Lemercier et Willy Pelletier, La Valeur du service public, op. cit., p. 16-17.

[9] Pierre-André Juven et Benjamin Lemoine, « Politiques de la faillite, la loi de survie des services publics », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 221-222, 2018, p. 4-19.

[10] Pierre-André Juven, « “Des trucs qui rapportent”. Enquête ethnographique autour des processus de capitalisation à l’hôpital public », Anthropologie & Santé, n° 16, 2018, en ligne.

[11] Pierre Merle, « Les inégalités scolaires (1995-2020). Effets de l’origine sociale et du genre », Agora débats/jeunesses, n° 86, 2020, p. 25-41.


Pour citer cet article

Julie Gervais, Claire Lemercier, Willy Pelletier, « Cibles à abattre ? », Théâtre/Public, N° 252 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp252-cibles-abattre/

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