numéro 252

N°252

Du théâtre d’art au tourisme
Ce que peut le Marché

Par Bruno Meyssat

Le théâtre public doit-il continuer à s’opposer aux pratiques des secteurs où s’exercent les ambitions du Marché ?

Le théâtre public s’oppose aux pratiques des secteurs où s’exercent les ambitions du Marché. Il n’est pas inventé sur les plateaux ni diffusé par les théâtres selon les critères du Marché.
Voyons pourquoi ce n’est pas souhaitable alors que l’on dit le plus grand bien du Marché.

Le Marché, celui qui opère les transactions des titres boursiers, privilégie par mimétisme les titres qui font l’objet de l’intérêt des autres. C’est sa logique première. Il n’a plus d’avis directeur sur la qualité intrinsèque du titre qu’il convoite. Sa valeur est adossée à l’ampleur de la demande et documentée par les liens entretenus entre les acheteurs. Dans la plupart des transactions, la valeur intrinsèque se trouve donc reléguée à l’arrière-plan. L’investisseur s’efforce de savoir ce qui va être apprécié par les autres.
Ainsi, cette économie peut prôner une qualité désastreuse, voire la construire contre le bien commun.
C’est la demande pour le Marché qui définit la pertinence d’un titre, donc d’un bien adossé à ce titre.
En un mot, l’expertise intrinsèque du titre s’absente. On peut spéculer, prendre part à ces spéculations et n’y « rien connaître ».
Enfin, le Marché ne désire rien de plus que sa perpétuation.

Son idéologie (car cela en est une) s’étend désormais à d’autres aires d’activité. Le théâtre peut devenir une aire d’expression du Marché. Pourquoi y échapperait-il ? Toutes ses composantes sont rendues compatibles pour cette conversion, en particulier une mise en concurrence par les agents qui l’évaluent et le dessinent.
Le Marché a le mérite, devant l’abondance de l’offre, de faire parler le chiffre en place de l’expertise.
Cela passe par le souci devenu prioritaire de quantifier toutes les activités, tout ce qui peut être compté.
La pente s’inaugure ainsi, la méprise s’installe. En effet, il existe des faits essentiels qui ne se quantifient pas.
On peut même avancer qu’il existe des faits qu’on ne peut pas compter car ils ne se produisent qu’une fois. Et en art cela peut arriver.
À bien y réfléchir, le théâtre public appartient-il à ce domaine hégémonique où les prix sont directeurs ?
Mais pour échapper à cette emprise, il serait nécessaire de lui attribuer d’autres valeurs, de le relier à des impératifs éthiques, de réelles espérances esthétiques, lyriques, comme on voudra. D’attendre de lui quelque chose d’important et donc de « gratuit ». Cette attitude traduit une ferveur. Si elle fait défaut, le prix revient en odeur de sainteté car, pense-t-on, le prix permet encore, sans ferveur, d’estimer et même de croire à la valeur d’un bien.
Voici ce que n’est pas le théâtre public.

Quand on ne peut plus expertiser la qualité (défaut de culture, manque de temps, paresse…), alors reste le prix car il indique au moins l’envie mimétique de tous les participants. On peut programmer un théâtre sans avoir les qualités d’expertise requise pour des spectacles, sans les voir, sans même en saisir les enjeux esthétiques, ni en maîtriser les outils. Ni même y avoir « touché ».
Le ministère de la Culture et ses directions régionales prônent explicitement les statistiques du Marché comme indicateur décisif pour prodiguer leur soutien. Le « je n’ai pas vu mais j’ai lu le dossier » pourra devenir possible pour quelques exécutants rebutés par l’expertise de visu des créations.
On abondera ce qui bénéficie déjà de l’estime du Marché. Ceci accrédite qu’avec ses intérêts propres, c’est Lui qui expertise les propositions et les envisage aussi dans leur diversité. Ce qui est improbable selon sa nature même. Par délégation, l’espérance collective quant au théâtre pourra alors passer de l’art, qui est l’exception, à la culture pour tomber dans le tourisme.

Au fond, sur les plateaux, on créé des formes homologues à notre ressenti du monde et non selon notre estimation du Marché. C’est un paradoxe capital. On propose aux théâtres des objets sans Marché.
Du moins le tente-t-on car pour chacun(e), parler sa langue n’est pas à la portée de tous les désirs, de toutes les constitutions, ni de toutes les endurances. Par défaut, fatigue, on peut se remettre à parler la langue de son maître, celle qui est reconnue et estimée.
Le Marché n’aime pas les idiolectes (non pas des langues parlées par des idiots mais par un ou peu de locuteurs). Ce sont pourtant ces idiolectes qui ouvrent des possibles et agrandissent
l’aire théâtrale.

Le théâtre public est celui qui reconnaît à sa juste valeur un(e) artiste qui parle sa langue. Il agit pour lui ménager une place et lui permettre de rencontrer les publics, ce qui implique des théâtres et de leurs équipes, en plus du soutien matériel, un effort de saisie et de compréhension des formes. L’inusité déplace toujours, c’est comme ça. N’est-ce pas là l’aiguillon politique principal ? Cette marge « qui tient les feuilles du cahier », dit-on.
Le cahier complet, c’est donc ce théâtre public qui le tient.

On ne pourra parler vraiment de ce qu’est un théâtre public sans considérer le paysage dans sa globalité, sans interroger ceux qui, dirigeant les théâtres, choisissent et font circuler les œuvres.
Sans leurs témoignages on ne pensera pas grand-chose de ce sujet crucial car leur activité occasionne ou empêche les rencontres entre les œuvres (qui existent) et leur public (qui existe aussi).

Une création théâtrale, contrairement à une toile, à un manuscrit, ne se conserve pas. On ne peut pas la garder dans son atelier en estimant que le temps n’est pas arrivé pour sa parution, que les conditions ne sont pas réunies pour la comprendre. Sa diffusion est une donnée absolue. Concevoir et réaliser un spectacle est une étape, le mettre au monde en est une autre. Il ne faut pas interroger la conception seule des spectacles mais aussi (ce qu’on peut nommer) leur négoce.
C’est là que se trouve la réponse, si elle doit être cherchée quant à la vigueur de ce théâtre public qu’on espère, si on la cherche vraiment.

Faire des phrases bien senties au sujet de l’espérance qu’on dépose dans ce terme de théâtre public, promulguer que toute réalisation scénique est politique pour peu qu’elle voie le jour du fait que l’acte théâtral est public s’avère une proposition biaisée ou un cliché. Voire une proposition habile qui ajourne de fait la prise de risque propre aux actes politiques authentiques. Ce sont des escroqueries, voire un jeu de rôles assumé par les parties intéressées.
Et c’est là qu’on revient à cette histoire de langue. Un propos audacieux sera toujours convenu quand il passe par une forme domestiquée. Il deviendra un titre et aux deux sens du terme. Cela tombera bien pour le Marché. Sauf si.


Pour citer cet article

Bruno Meyssat, « Du théâtre d’art au tourisme
Ce que peut le Marché », Théâtre/Public, N° 252 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp252-du-theatre-dart-au-tourismece-que-peut-le-marche/

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