numéro 252

N°252

En finir avec le transfert de responsabilité politique

Par Marie-Ange Rauch

La mise à l’index du réseau des centres dramatiques nationaux dans un des premiers discours de la nouvelle ministre de la Culture inquiète alors qu'ils étaient considérés jusque là comme un atout majeur et moteur de la politique culturelle française.

du rôle majeur des centres dramatiques nationaux dans les politiques culturelles

Le 29 janvier 2024, la nouvelle ministre de la Culture Rachida Dati présentait ses vœux aux acteurs culturels. Plus habile que la lettre de 2007 de Nicolas Sarkozy à Christine Albanel qui jugeait bon de fustiger dès le début de son mandat « une prise en compte insuffisante des publics et surtout l’échec de l’objectif de démocratisation culturelle »[1], le discours de l’ancienne porte-parole de sa campagne présidentielle n’en reprend pas moins en sourdine les accusations récurrentes contre le ministère. À l’intérieur d’un réquisitoire à peine dissimulé contre la tendance à cultiver un certain élitisme[2], le service public est évoqué en faisant la part belle à l’audiovisuel public, notamment aux émissions de télévision diffusées dans les années 1970. La ministre souligne que la culture « est une affaire de personnes ; mais c’est aussi une affaire de lieux. Salles de spectacle, cinémas, librairies, musées, centres d’art, galeries d’art, mais aussi écoles, hôpitaux, prisons, centres sociaux, gares, tiers-lieux… » sont donc évoqués, et force est de constater qu’aucun théâtre public n’apparaît tandis qu’il nous est rappelé que « nous pouvons être fiers d’un modèle culturel qui a investi — et continue d’investir — pour que notre pays ait le maillage d’équipements culturels le plus fin et le plus divers du monde, aussi grâce aux élus locaux dont le rôle culturel n’est pas toujours reconnu à la hauteur de leurs engagements »[3].

Figure de droite, l’ancienne garde des Sceaux entend rassurer en déclarant vouloir être la ministre « de tous les professionnels de la culture ». Pourtant, la mise à l’index du réseau des centres dramatiques nationaux (CDN) dans un des premiers discours inquiète. Il semble opportun de rappeler qu’ils furent longtemps regardés comme un atout majeur et moteur de la politique culturelle française, au point que les préfigurations des maisons de la culture, à l’origine des scènes nationales d’aujourd’hui et prévues comme des équipements pluridisciplinaires, furent majoritairement confiées aux artistes directeurs de CDN[4]. Outre le facteur économique[5], plusieurs raisons expliquaient alors cette confiance du ministère. D’abord, la nature pluridisciplinaire du théâtre qui fait appel aux autres disciplines artistiques comme la musique, le chant, la danse, la peinture… Ensuite, l’expérience de terrain : les troupes des premiers CDN[6], lancés à la Libération par Jeanne Laurent, alors sous-directrice des Spectacles et de la Musique à la direction générale des Arts et Lettres, avaient su nouer des liens avec les habitants, leurs maires, les notables locaux, les associations, les syndicats et développer différentes formes d’animations artistiques et culturelles (soirées poétiques, débats à thème, concerts, cinéma, expositions…). Enfin et surtout, le ministère Malraux avait judicieusement choisi de s’appuyer sur l’expertise, et plus encore sur l’esprit de mission caractéristique des équipes de la décentralisation dramatique, donc mettre à profit l’adéquation entre la volonté de bâtir un théâtre populaire de service public sur tout le territoire et les finalités du nouveau ministère.

Un ou une ministre de la Culture chassant l’autre au bout de trois, voire deux années, rares sont ceux ou celles qui demeurent conscients de l’importance du travail accompli au niveau local par les équipes des CDN, qui ont défendu un théâtre de service public sur la base d’une double mission d’intérêt général à la fois national et local : œuvrer au renouvellement qualitatif de l’offre artistique tout en combattant les inégalités géographiques et sociales d’accès à l’art. Il paraît opportun de rappeler que les valeurs fondamentales de la décentralisation dramatique ont contribué à une définition sociale du « plus grand nombre », bien antérieure à la création d’un ministère des Affaires culturelles en 1959, et de réclamer que soit davantage valorisée une action artistique et culturelle qui contribue encore à conforter les objectifs d’un ministère toujours sommé, plus soixante-cinq ans après sa création, de faire la preuve de son bien-fondé.

en finir avec l’accusation d’élitisme

Certes, les valeurs fondamentales revendiquées à la Libération par les cinq premiers CDN en région n’ont pas cheminé de manière linéaire, du Théâtre du peuple initié par Maurice Pottecher à Bussang en 1892 à la direction du Théâtre national populaire de Villeurbanne dirigé en 2024 par Jean Bellorini. Toutefois, une évocation rapide de la conception du public populaire des principaux précurseurs des théâtres publics en France et des propos tenus par les directeurs de CDN aujourd’hui montrera qu’ils sont et demeurent historiquement solidement ancrés dans un engagement social. Dès la fin du XIXe siècle, Maurice Pottecher décrivait précisément le public attendu : « Les blouses se mêlent aux vestons clairs, les chapeaux à fleurs font de l’ombre aux antiques cornettes : gens du village, paysans descendus des collines, soldats, officiers, ouvriers, patrons d’usines, familles bourgeoises accourues des bords de la Moselle, quelques chars à bancs montés de la plaine d’Alsace, quelques breaks garnis de touristes et de voyageurs d’été. Ils sont venus au nombre d’environ 2000. »[7]
L’art dramatique, expliquait à son tour Firmin Gémier dans les années 1920, doit s’adresser à tout le peuple : « Par ce mot, notez-le bien, je n’entends pas la classe populaire, mais toutes les catégories sociales à la fois, savants, artisans, poètes, marchands, dirigeants et gouvernés, enfin toute la vaste famille des puissants et des humbles. »[8]
Tout naturellement, Vilar et son bras droit Jean Rouvet (auparavant instructeur d’éducation populaire) mirent en place dans les années 1950 un dispositif d’accueil et de considération du public qui faisait écho, par simple bon sens, mesure pour mesure, au projet de Théâtre populaire d’Eugène Morel publié au début du XXe siècle: « Penser à adapter les heures des spectacles aux contraintes des heures de travail, donc proposer des jours à horaires différents », écrivait Morel, ainsi « il n’y aura pas de gens privés de théâtre parce qu’ils finissent trop tard dans la journée ou qu’ils la commencent trop tôt et craignent de se coucher tard » ; un journal gratuit qui ferait le lien entre la direction et le public, il annoncerait le programme, proposerait le texte des pièces, publierait aussi les plaintes du public ; des conférences ; de la musique à l’accueil pendant les entractes, le transport des abonnés (par cette assurance du retour, nous pourrons avoir des abonnés en des parages très éloignés) et la restauration à bon marché, des endroits pour s’attabler même quand on ne consomme pas, des bals et des fêtes pour que le public perçoive le lieu théâtral comme un lieu de réjouissance. »[9]

Il a bien entendu été nécessaire d’actualiser au fil du temps la liste des invités à se réjouir dans les travées du théâtre public en même temps que désacraliser la sortie culturelle afin que la part de la population socialement la plus modeste se sente également bienvenue. À peine un an après le premier Festival d’Avignon, Jean Vilar se plaisait à rêver : « Une salle où on peut embrasser sa voisine, manger et boire, pisser n’importe où, vaudrait mieux pour notre littérature dramatique que les théâtres pour élites ou bonbonnières bourgeoises. […] Nous sommes loin des disciplines parisiennes du spectacle ; là, tout est classé, étiqueté, payant, le vestiaire, les lavabos, là il ne faut ni fumer, ni boire, ni manger, ni… »[10] En 1964, André Malraux, après avoir soutenu l’indispensable liberté artistique en plein débat budgétaire de l’Assemblée nationale, défendait aussi les maisons de la culture, non pas comme des cathédrales mais comme des lieux de convivialité sociale : « À Bourges, trois admirables cafés sont installés dans la maison de la culture et, sur chaque mur, la télévision y représente ce qui se passe dans la salle de théâtre de mille huit cents places. Lorsque les gens sont las d’être au café, ils descendent dans la salle ; lorsqu’ils sont las de la salle, ils remontent au café. Chacun voit ce qu’il veut. »[11]

Il ne s’agit pas ici de verser dans l’évocation nostalgique des petits métiers : « La remailleuse de bas, le crieur de journaux, la loueuse de chaises, la cardeuse de matelas, l’aiguiseur de couteaux, et le sucreur de fraises… »[12] qui peuplaient les travées du théâtre avant la démolition du Boulevard du Crime, ni d’oublier qu’après 1968 nombre d’artistes en charge des CDN se sont autorisés à se défaire d’une mission sociale perçue comme une illusion, d’autant que ses maigres résultats paraissaient alors bien décourageants[13]. Patrice Chéreau, Jean-Pierre Vincent, Georges Lavaudant l’ont raconté : « La classe ouvrière qui ne se rendait pas au théâtre cessa de nous tourmenter. »[14] Autant de déclarations qui ont hélas fourni et pour longtemps assez d’arguments aux adversaires du ministère de la Culture pour envisager, sinon sa disparition, du moins son retour sous la forme d’un secrétariat dans le giron de l’éducation nationale. Toutefois, les parcours et les déclarations des artistes en charge des institutions théâtrales montrent que si, dans l’immédiat après-Mai, les artistes ont éprouvé la nécessité de tenir leurs détracteurs à bonne distance en affirmant le primat de la mise en scène sur l’action culturelle, la question du public populaire inhérente à l’engagement militant finit immanquablement par resurgir et reprendre toute son importance dans les théâtres publics. Jean-Pierre Vincent confiait l’avoir retrouvée après le succès du spectacle Peines d’amour perdues, dans la traduction de Michel Desprat, monté avec les élèves du Théâtre national de Strasbourg : « Ces sortes de retrouvailles avec la gaieté d’un acte rassembleur, avec “le théâtre-théâtre”, a été un moment décisif et qui a décidé, je crois, beaucoup de choix que j’ai faits dans les années 1980 : faire le plus possible du très bon théâtre pour le plus de gens possible […] »[15] Nommé administrateur général de la Comédie-Française en 1983 parce qu’il incarne à la fois un renouveau de la mise en scène et pour son engagement politique, il prendra la décision, hautement symbolique dans le plus prestigieux des théâtres nationaux, de supprimer la tradition des mardis habillés, rappelant avec fermeté aux abonnés de cette soirée mondaine qu’« à la diversité des œuvres doit répondre une diversité de la communauté qui les partage ; à la variété des artistes qui font vivre cette institution doit correspondre la variété du public qui en apprécie la production. Cette double nécessité exclut donc la notion de soirée “réservée” et entraîne un remaniement du système d’abonnement qui vous concerne : l’abandon des soirées dites “habillées” »[16]. Si aguerri qu’il ait été à la direction du TNS avant de prendre la tête du Français, Jean-Pierre Vincent renoncera à renouveler son mandat après trois années de rude combat contre un courant conservateur qui ne ménageait ses coups ni à l’intérieur ni à l’extérieur du théâtre, notamment dans la presse de droite. Il prendra ensuite la direction du CDN les Amandiers de Nanterre après le départ de Patrice Chéreau en 1991, engageant « une politique en direction du public nanterrien, qu’il s’agisse de scolaires ou des amateurs qu’il a conviés à participer à la création de Lucrèce Borgia et de la pièce de Valère Novarina »[17]. Les documents ne manquent pas qui plaident désormais pour une observation bienveillante du réseau des CDN qui admettent qu’il s’est maintenu puis développé à travers les contradictions et les essoufflements d’une double tension (produire et programmer le meilleur théâtre possible et le diffuser au plus grand nombre), en dépit de laquelle bon nombre d’équipes des théâtres publics ont conservé, transmis ou repris un flambeau qui ne s’est jamais totalement éteint. Ainsi, Christian Schiaretti, directeur du CDN de Reims, déclarait au début des années 1990 avoir tiré quelques leçons des épisodes artistiques précédentes : « Remplacer le travail de terrain par des distributions médiatiques — et je pense là à des grands metteurs en scène qui ont eux-mêmes beaucoup œuvré pour la définition du non-public —, ce n’est pas brillant. Personnellement, j’aimerais retrouver la nécessité profonde de ce lieu qu’est le théâtre, subventionné par un état, situé dans une ville, qui doit présenter un certain nombre d’œuvres jouant un rôle à cet endroit-là. »[18]

De fait, nous pouvons constater qu’il se trouve toujours assez d’artistes en place et dans la génération montante pour revendiquer l’héritage des précurseurs, interrogeant sans relâche la présence effective dans leurs salles de celles et ceux qui attendent « l’heure de la sortie tout au long de l’année »[19]. Il suffira à la nouvelle ministre, pour s’en convaincre, de prêter l’oreille à la province afin d’entendre les voix des artistes qui revendiquent s’inscrire dans l’histoire des théâtres populaires en proposant des spectacles au plus près de la vie quotidienne de celles et ceux qui ne fréquentent pas les lieux culturels, telle Julia Vidit, directrice de La Manufacture, Nancy-Lorraine : « Les CDN ont été conçus pour permettre la décentralisation en région. Or leurs salles et leurs programmations ont finalement reconstitué un public local assez élitiste, qui doit être plus ouvert. D’où la nécessité d’une itinérance régulière là où le théâtre ne va pas, là où il n’existe pas pour les habitants. Permettre une expérience théâtrale au plus grand nombre, telle est notre volonté. Ce qui suppose d’éviter la relation descendante du missionnaire culturel ! La rencontre doit être réciproque pour avoir lieu et créer un lien durable. »[20]

Ou bien encore Jean Bellorini, aujourd’hui directeur du Théâtre national populaire de Villeurbanne : « Je souhaite ainsi continuer à imaginer des spectacles en itinérance, de format plus léger, dans des lieux relativement proches du TNP tels que des maisons de quartier, des centres socio-culturels, des gymnases, des halles… Se déplaçant au plus près des habitants de quartiers parfois excentrés et mal desservis, ces spectacles tout-terrain doivent tenir la même exigence esthétique et poétique que les autres. En ce moment, nous reprenons Mère Hollunder, avec Jacques Hadjaje, qui jouera notamment à l’EPM de Meyzieux. Que ce soit dans les lycées, à l’hôpital, en prison, je souhaite amener le théâtre partout. Comme le revendiquait Jean Vilar, c’est un service public indispensable au bien-être et à l’épanouissement humain. »[21]

d’abord faire société

Diriger un CDN est une tâche ardue et le ministère de la Culture devrait garder à l’esprit pour les prochaines nominations qu’il ne suffit pas d’être un ou une artiste adoubé par la critique spécialisée et le public initié. Plusieurs artistes (Philippe Quesne à Nanterre, Rodrigo García à Montpellier, Thomas Jolly à Angers…) ont dû jeter l’éponge pour s’y être attelés sans avoir suffisamment mesuré, grâce au soutien de leur tutelle administrative, l’ampleur et la complexité des enjeux et des innombrables attentes locales qu’allait inévitablement susciter cette mission. Dans le même temps, il semble pour le moins paradoxal que d’autres artistes puissent se voir attribuer le label « compagnie nationale », après avoir publiquement revendiqué ne pas souhaiter mettre leur talent artistique, ne serait-ce que le temps d’un contrat triennal, au service du projet d’intérêt général des centres dramatiques précisément nationaux. La très courte durée des mandats des ministres favorise sans doute les effets de communication plutôt que l’autocritique ou le questionnement des décisions prises antérieurement. Toutefois, le risque d’être débarqué à court terme de la fonction ministérielle semblant inévitable, nous pourrions espérer davantage de courage et attendre des ministres de la Culture plus de cohérence avec la notion de service public, à travers un soutien plus clairement exprimé aux artistes et aux institutions qui s’évertuent concrètement à lier création et démocratisation, ce qui n’exclut en rien que le cap social puisse être rappelé à celles et ceux qui s’en éloigneraient trop pendant leur mandat. Ainsi en 1998, quitte à froisser les professionnels du secteur, la ministre de la Culture Catherine Trautmann rappelait fermement que les structures subventionnées, outre leurs responsabilités artistiques et territoriales, ont une responsabilité sociale qui s’exerce « à l’égard des personnes exclues pour des raisons éducatives, économiques ou physiques. Il est aujourd’hui du devoir civique de chacun des organismes culturels bénéficiant de fonds publics de prendre une part dans l’atténuation des inégalités »[22].

En 2024, Rachida Dati souligne que seulement 5 % des scènes labellisées « spectacle vivant » se trouvent en milieu rural, où vivent pourtant 22 millions de Français : « L’enjeu, ce n’est pas de créer demain de nombreuses scènes en milieu rural. C’est plutôt de voir comment nous pouvons prendre sérieusement en compte ces 22 millions de Français qui n’ont pas la même facilité d’accès à des offres artistiques. »[23] Que la nouvelle ministre de la Culture fasse de la ruralité une cause première aurait pu être regardé comme un salut, un encouragement, une promesse de soutien budgétaire pour les CDN qui inventent l’action artistique et culturelle de leur temps, entre autres une nouvelle itinérance artistique pour toucher la part de la population qui n’ose toujours pas franchir les portes des institutions de théâtre, si accueillantes soient-elles. Aucune mesure sectorielle, susceptible de donner à une politique culturelle digne de ce nom les moyens de ses ambitions, n’ayant été annoncée, l’affichage des millions de Français qui n’ont toujours pas accès aux offres artistiques en milieu rural est sans doute plus significatif, dans un moment où la colère des agriculteurs gronde, « d’une politique culturelle qui se sent coupable d’une dépense improductive au regard de la logique libérale »[24], donc de la nécessité pour la ministre de la Culture de revendiquer un objectif national prioritaire afin de soutenir un gouvernement dont elle a fraîchement rallié la mouvance politique et qui se trouve pris dans l’urgence d’apporter un semblant de réponse au monde paysan[25].

Relevons au passage que la ruralité n’est pas absente des programmations des théâtres subventionnés, en témoigne le spectacle d’Anne Barbot, La Terre, d’après Émile Zola, présenté cette saison à Saint-Denis, Villejuif, Thionville… « À travers ces conflits générationnels se cristallisent des enjeux politiques aux résonances contemporaines : quel modèle pour l’agriculture de l’avenir ? »[26] En réalité, nul besoin de fixer de nouveaux objectifs aux centres dramatiques nationaux qui demeurent, en zone urbaine comme en zone rurale, destinés à faire évoluer l’offre artistique tout en élargissant le public, c’est-à-dire en portant une attention particulière aux plus nombreux qui sont aussi les fragiles économiquement et socialement. Les souhaits de rapprochements entre le secteur public et le secteur privé faisant régulièrement surface, quand la question de la présence de la culture en milieu rural est agitée, il faut affirmer à nouveau, au risque de paraître ressasser, que les deux finalités des théâtres publics sont absolument indissociables et demeurent l’ADN et la raison d’être des trente-huit centres dramatiques nationaux désormais bien présents dans toutes les régions de France. Gardons en mémoire que la tentative de revoir le soutien à la diffusion des spectacles de théâtre en province à l’aune des intérêts du secteur privé a menacé le secteur public dès le début : Jeanne Laurent fut limogée en octobre 1952 pour avoir fermement refusé, entre autres, qu’une partie des crédits alloués à la décentralisation dramatique soit attribuée aux tournées du secteur privé, précisément parce qu’elle considérait que le secteur public était seul porteur de cette mission à la fois artistique et sociale et que cela aurait constitué à ses yeux « un dévoiement de la politique initiée »[27].

Enfin, revendiquer les objectifs de service public des CDN ne saurait faire oublier que c’est aux pouvoirs politiques de créer les conditions économiques et sociales favorables à une action artistique et culturelle bienfaisante ; or, comme l’a souligné Michel Simonot, « les responsables politiques ne se soucient pas de construire les possibilités de cette efficacité sociale qu’ils demandent aux artistes […] La question de la responsabilité sociale des artistes et acteurs culturels subventionnés doit se poser, mais elle ne peut être abordée de manière pertinente que si celle de la responsabilité politique l’est en même temps »[28]. Dans un moment où le gouvernement déguise en mesures de justice des dispositifs (retraite, assurance chômage…) qui sont, à l’évidence, non pas des réformes mais une révision à la baisse des acquis sociaux, tandis que la désertification des services publics se développe partout, les théâtres publics, dont les moyens sont de plus en plus contraints, auraient grand intérêt à bien définir la spécificité de la démarche artistique pour en finir avec un transfert de responsabilité qui remplace les figures populaires assemblées dans les travées des théâtres par des catégories de public tour à tour ciblées notamment en période électorale : public jeune, handicapé, carcéral, hospitalisé, retraité, rural, banlieusard… autant d’empêchés qui paraissent accréditer un volontarisme politique qui en réalité se sait bien en dessous des urgences sociales.

Autrement dit, si les théâtres publics savent contribuer aux débats de société et s’efforcer de prendre « une part dans l’atténuation des inégalités » d’accès à la culture, les équipes des CDN, en particulier celles qui ont en charge l’élargissement du public[29], ne peuvent certes pas réduire les fractures sociales qu’une politique néolibérale décomplexée qui, ne s’embarrassant guère des difficultés quotidiennes de celles et ceux qui perdent péniblement leur vie à la gagner, contribue à les aggraver ainsi que le montrent, entre autres, le relèvement de l’âge légal de départ à la retraite en 2023, le durcissement des règles de l’assurance chômage en mars 2024, en dépit des comptes rendus pourtant précautionneux de l’Observatoire des inégalités qui avait tiré le signal d’alarme au début de l’année : « La France faisait figure de bon élève de la lutte contre la pauvreté en Europe avec un taux de 14,6 % pour 2020, dernière année pour lesquels les chiffres sont disponibles. Qu’elle ne choisisse pas de maintenir son soutien aux plus pauvres dans une période difficile, alors même que son niveau de dépenses publiques est le plus élevé en Europe, ne peut que ternir l’image du modèle social français. C’est d’autant plus illogique que le Parlement vient de voter un renforcement des devoirs de l’allocataire RSA avec un minimum de quinze heures d’activité hebdomadaires contrôlées par France Travail, sous peine de suspension du versement de la prestation. Il est regrettable que la loi de finances pour 2024 n’ait pas avancé au 1er janvier 2024 la revalorisation de 4,6 % prévue en avril pour rééquilibrer le traitement des plus défavorisés. »[30]

Olivier Neveux le soulignait : « Travail culturel, travail social : celles et ceux à qui incombe une telle tâche s’épuisent, dans des économies dérisoires, à produire des bribes de sens, à sauver et bouleverser des existences et, pour cela, à contrecarrer au quotidien les logiques politiques qui, pourtant, les nécessitent et les réclament. Certains le politisent, d’autres non. Il est éclairant de percevoir qu’ils sont maltraités autant que leur fonction est, désormais, régulièrement valorisée pour les artistes qui s’y voient assignés. »[31]
Dès lors, il est compréhensible que les vocations à diriger un théâtre public se fassent plus hésitantes tant les artistes qui se porteront volontaires auront à redouter d’être évalués à l’aune d’une politique du résultat trop souvent plus dépendante de tartufferies électoralistes que d’une politique véritablement sociale. Si les conditions de vie (rémunération, habitat, transport, sens et sécurité du travail, santé, petite enfance, éducation…) n’évoluent pas à la hausse, l’action artistique et culturelle, les rencontres avec les associations, les tournées, les enquêtes et autres démarches participatives pour constituer un public populaire sont condamnées à être in fine encore et toujours dénoncées — tout comme leur ministère de tutelle — comme insuffisantes, voire inutilement dispendieuses.
Jean Vilar le disait en termes très simples : « Il s’agit de faire une société, après quoi nous ferons peut-être du bon théâtre. »[32]

Notes

[1] « De fait, notre politique culturelle est l’une des moins redistributives de notre pays. Financée par l’argent de tous, elle ne bénéficie qu’à un tout petit nombre », lettre de mission de Nicolas Sarkozy, président de la République, à Christine Albanel, ministre de la Culture et de la Communication, sur les priorités de la politique culturelle, le 1er août 2007.

[2] À cet égard, l’évocation des MJC et de l’éducation populaire est révélatrice d’un débat dépassé dont nous devons interroger la pertinence dans un discours d’une ministre de la Culture qui entend inaugurer une nouvelle approche. Voir Marie-Ange Rauch, « Pour en finir avec 25 années de ressentiment contre le ministère de la culture », https://journals.openedition.org/agon/12

[3] Discours des vœux aux acteurs culturels, janvier 2024. Signalons que l’Observatoire des politiques culturelles, créé en 1989, et les publications du Comité d’histoire du ministère de la Culture rendent hommage aux collectivités territoriales.

[4] Jean Dasté à Saint-Étienne, Gabriel Monnet à Bourges, Jo Tréhard à Caen, René Jauneau à Thonon-les-Bains…

[5] L’urgence pour ce ministère qui n’a jamais obtenu un budget à la hauteur de sa mission était d’obtenir rapidement des résultats, sans attendre les moyens nécessaires. Pour faire court, en faisant des CDN le noyau de préfiguration des maisons de la culture, il était possible d’utiliser certains crédits de la décentralisation théâtrale.

[6] CDN de l’Est (d’abord à Colmar avec Roland Piétri), à Saint-Étienne avec Jean Dasté, à Rennes avec Hubert Gignoux, à Toulouse avec Maurice Sarrazin, à Aix-en-Provence avec Gaston Baty.

[7] Maurice Pottecher, Le Théâtre du peuple. Renaissance et destinée du théâtre populaire, Paris, Ollendorf, 1899, p. 93-94. Puisqu’il s’agissait de mettre l’accent sur la démocratisation culturelle et la ruralité, la ministre aurait pu choisir le CDN Théâtre du peuple, à Bussang, au lieu du musée de la Porte-Dorée, à Paris, pour prononcer son discours.

[8] Firmin Gémier, Le Théâtre, entretiens réunis par Paul Gsell, Paris, Grasset, 1925, p. 117.

[9] Eugène Morel, « Projet de théâtres populaires », Revue d’art dramatique, numéro août-décembre 1900, p. 1138. Entré à la Bibliothèque nationale en 1892, E. Morel préfigura aussi le développement des bibliothèques publiques en France.

[10] Jean Vilar, « À la recherche d’un public pour la fête théâtrale » [1948], in Le Théâtre, service public, Paris, Gallimard, 1975, rééd. 1986, p. 49-50.

[11] « Et qu’il soit entendu clairement que jamais le gouvernement n’a demandé des comptes politiques à l’art qui est exprimé dans une maison de la culture ! » André Malraux, Présentation du budget des Affaires culturelles à l’Assemblée nationale, 7 novembre 1964.

[12] Juliette Noureddine, « Les Petits métiers », paroles de Pierre Philippe, 2002.

[13] Pierre Gaudibert soulignait les piètres résultats dans son ouvrage L’Action culturelle dans la cité, intégration ou subversion, Casterman Poche, 1972. Par exemple : 14 % d’ouvriers sur 1 457 adhérents du Théâtre de la commune d’Aubervilliers (une ville composée de 63 % d’ouvriers), p. 123.

[14] Georges Lavaudant, alors directeur de la Comédie des Alpes, Théâtre/Discours/Images, revue publiée par le CNDA, Grenoble, n° 1, juillet 1977.

[15] Jean-Pierre Vincent, « Le Théâtre national de Strasbourg, laboratoire du théâtre public », in Robert Abirached (dir.), La Décentralisation dramatique, t. 4 : Le Temps des incertitudes, Anrat – Actes Sud-Papiers, 1995, p. 90.

[16] Lettre aux abonnés (avril 1983), Archives des administrateurs généraux, J.-P. Vincent, Carton n° 1, dossier Lettres aux spectateurs, 1982 à 1984, Bibliothèque-musée de la Comédie-Française.

[17] Georges Belfais, « Un théâtre dans la ville, “Nanterre Amandiers” », Société d’histoire de Nanterre, bulletin no 41, octobre 2018, p. 120.

[18] Christian Schiaretti, « Quelle couronne en partage ? », entretien avec Sabrina Weldman, Cahiers du Renard, n° 14, « L’art d’hériter », juillet 1993, p. 39.

[19] Sheila, L’heure de la sortie, paroles de Jacques Plante, 1966.

[20] Entretien avec Julia Vidit, La Terrasse, no 312, www.journallaterrasse.fr/le-cdn-nancy-lorraine-de-julia-vidit-en-itinerance/, 14 juin 2023.

[21] Villeurbanne 2022 #4 : « Jean Bellorini, le théâtre, la société, la vie », www.culture.gouv.fr/Actualites/Villeurbanne-2022-4-Jean-Bellorini-le-theatre-la-societe-la-vie, 18 février 2022.

[22] Charte des missions de service public du spectacle vivant, publiée le 27 octobre 1998, toujours disponible sur le site du ministère de la Culture.

[23] Discours des voeux aux acteurs culturels, janvier 2024. Déjà cité.

[24] Michel Simonot, avec Luce Faber, La Langue retournée de la Culture, Romainville, Exès, 2017, voir « la responsabilité des artistes », p. 36-37.

[25] Le vœu le plus cher de Rachida Dati restant de devenir maire de la capitale, se préoccuper de la ruralité masque mal un parisianisme par ailleurs hautement revendiqué.

[26] Voir la présentation du spectacle sur le site Internet du TGPCDN de Saint-Denis.

[27] Voir à ce sujet l’excellente notice du dictionnaire Maitron : « Jeanne Laurent », de Gilda Bittoun, https://maitron.fr/spip.php?article137113

[28] Michel Simonot, La Langue retournée de la culture, op. cit., p. 37.

[29] Voir à ce sujet : Marie-Ange Rauch, « Rappeler les missions du théâtre public », entretien avec Catherine Robert, sur le site Artcena, janvier 2022. www.artcena.fr/magazine/enjeux/quelsenjeux-pour-la-politique-culturelle-aujourdhui/marie-angerauch-rappeler-les-missions-du-theatre-public

[30] Alain Trannoy, « Inflation : le RSA ne suit pas », www.inegalites.fr/Inflation-le-RSA-ne-suit-pas, 15 janvier 2024.

[31] Olivier Neveux, Contre le théâtre politique, « La dé-politique culturelle », Paris, La Fabrique, 2019, p. 49-50.

[32] Jean Vilar, De la tradition théâtrale, Paris, L’Arche, 1955, Gallimard, coll. Idées, 1975, p. 105.


Pour citer cet article

Marie-Ange Rauch, « En finir avec le transfert de responsabilité politique », Théâtre/Public numéro 252 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp252-en-finir-avec-le-transfert-de-responsabilite-politique/

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