numéro 252

N°252

Héritage sans testament
Adversités du théâtre public allemand

Par Corentin Jan

Le théâtre public allemand ne se pense pas comme un théâtre public. Quelle est sa place en Allemagne, dans un paysage théâtral caractérisé par sa remarquable densité et par la diversité de ses formes artistiques ?

le stadttheater, patrimoine universel

En 2014, le « paysage théâtral et orchestral allemand » est inscrit sur l’Inventaire fédéral du patrimoine culturel immatériel, dans la branche allemande de l’Unesco. La démarche est une condition préalable à une candidature internationale, qui sera portée quelques années plus tard sans succès. Le projet, soutenu par les autorités allemandes et par plusieurs instances représentatives du champ théâtral, n’a pas manqué d’interroger. La catégorie relativement nouvelle de patrimoine culturel immatériel se prête généralement plutôt à la protection et à la promotion de genres artistiques et scéniques bien identifiables, ou supposés tels. Entre le ta’zieh, le kabuki et le wayang, le flou entourant ce « paysage théâtral et orchestral allemand » détonne. La description de l’Inventaire fédéral allemand apporte quelques précisions. Il s’agit d’englober toutes les formes scéniques et institutions théâtrales qui se déploient sur le territoire national, des théâtres municipaux (Stadttheater) et d’état (Staatstheater) à la scène off (Freie Szene), en passant par le théâtre privé et le théâtre amateur. La justification d’un tel amalgame est d’ordre historique :
« Le paysage théâtral et orchestral allemand se caractérise par une remarquable densité et diversité de formes artistiques. Ces dernières se déploient dans une multitude de genres tels que le théâtre, l’art de la marionnette, l’opéra, l’opérette, la comédie musicale, la danse, le concert […]. La diversité de ces formes trouve son origine dans l’éclatement politique de l’Allemagne aux XVIIe et XVIIIe siècles. Aux théâtres et aux orchestres créés dans divers principautés et états sont venues s’ajouter, durant la seconde moitié du XVIIe siècle, des troupes de théâtre étrangères se produisant dans les villes et les cours. Au XVIIIe siècle, la bourgeoisie a trouvé dans l’idée d’un théâtre national un lieu où consolider son identité. Au cours du XIXe siècle, la bourgeoisie urbaine a soutenu l’établissement de théâtres municipaux et de sociétés de concerts. Le théâtre de mise en scène [Regietheater] est né à la fin du XIXe siècle et a fait du théâtre une forme artistique à part entière. »[1]
On notera au sein de cette généalogie pluriséculaire un grand absent, qui gouverne cependant en grande partie le fonctionnement du paysage scénique allemand contemporain : l’idée d’un théâtre public, soutenu en premier lieu par l’état et ses collectivités. La description historique fournie par l’inventaire semble accréditer l’idée que le théâtre allemand est surtout le fait de l’action concomitante des princes et de la bourgeoisie. Le XXe siècle, moment où un grand nombre d’établissements est progressivement pris en charge par la puissance publique, est éludé.
Premier constat provisoire : le théâtre allemand ne semble pas se penser primairement comme un théâtre public, ce qu’il est pourtant en grande partie. Le terme lui-même (öffentliches Theater) est peu utilisé. On lui préfère généralement le nom des institutions qui le constituent en majorité : Stadttheater. Cette dénomination parachute renvoie avant tout à une organisation spécifique du travail théâtral que l’on retrouve également en Autriche et en Suisse alémanique, même si c’est en Allemagne qu’elle est le plus systématisée. Deux éléments la caractérisent : la présence d’un Ensemble au sein de chaque établissement, c’est-à-dire d’une troupe fixe de comédiens et comédiennes, mais aussi de chanteurs et chanteuses, danseurs et danseuses ou d’un orchestre — selon les activités menées dans le théâtre — ainsi qu’une programmation sous la forme d’un Repertoire, où se joue tout au long de l’année en alternance un certain nombre de spectacles, ce qui est rendu justement possible par la présence constante des interprètes au sein des murs de l’établissement. En tout, ce sont cent trente-sept théâtres qui reposent sur ce mode de fonctionnement, selon trois formes administratives principales. La majorité relève du Stadttheater au sens strict et dépend directement des communes. À côté d’eux, on dénombre une trentaine de Staatstheater, qu’ont en charge les Länder, et une vingtaine de Landesbühnen, qui assument une mission de décentralisation théâtrale dans des territoires ruraux. Il est indéniable que le théâtre public allemand présente un visage assez unique au sein des paysages scéniques européens. Quelques chiffres permettent d’en prendre la mesure : les Stadttheater sont financés à hauteur de 2,8 milliards d’euros par an et comptent environ 40 000 employés permanents, tandis que leur mode de programmation leur permet d’assurer annuellement environ 46 000 représentations auxquelles assistent plus de 12,7 millions de spectateurs et spectatrices[2]. Mais cette singularité allemande dépasse largement la simple mesure quantitative. Avec leur troupe fixe et leur répertoire, les Stadttheater concentrent en leurs murs production et diffusion, créant de bout en bout des spectacles destinés à être présentés au public de la ville où ils se trouvent et qui tournent assez peu, même sur le territoire national. Les coproductions y sont presque inexistantes. Le trait essentiel du théâtre public allemand est donc son localisme revendiqué, soutenu par une politique théâtrale elle-même entièrement décentralisée : ce sont en effet les Länder et surtout les communes qui financent et dirigent ces établissements — leur compétence en la matière étant même garantie constitutionnellement. En parallèle de ces établissements s’est développée depuis les années 1960 une scène off (Freie Szene) qui a constamment cherché à se démarquer du modèle du Stadttheater, dont ont été dénoncés, dans la foulée des mouvements étudiants et ouvriers, « l’esprit autoritaire »[3] et la bureaucratie artistique. Même si son institutionnalisation progressive à partir des années 1990 l’a également étroitement liée aux financements publics, elle reste largement sous-dotée par rapport aux théâtres de troupe, qui restent dans l’imaginaire collectif l’incarnation essentielle de ce que serait le théâtre public allemand. Comme dans la candidature auprès de l’Unesco, l’amalgame entre théâtre allemand tout court et modèle du Stadttheater est monnaie courante — les artistes de la Freie Szene n’hésitant pas à se réfugier dans une posture anti-institutionnelle de plus en plus contestable au vu de leur dépendance croissante aux maigres soutiens publics qu’ils reçoivent. Grâce à ces caractéristiques, le paysage scénique allemand, quand il n’est pas simplement considéré comme un continent obscur, fait régulièrement figure de contremodèle à un théâtre public français vicié, soumis à une festivalisation toujours plus avancée, à l’omniprésence des coproductions et à la domination de la culture du projet. Jean Jourdheuil décrit ainsi ce que la France a perdu en abandonnant dans les années 1970 le modèle des troupes fixes au sein des établissements :
« Un théâtre était naguère le producteur des spectacles qu’il présentait à son public. Il choisissait le répertoire, les acteurs (la troupe), les metteurs en scène, décorateurs, ainsi que les autres collaborateurs artistiques, et ce qu’il présentait était comme adressé à son public. Il y avait entre le théâtre et son public une relation de type rhétorique : qui parle à qui ? Qui veut persuader qui ? ou plaire à qui ?
Aujourd’hui, les coproductions se sont généralisées. Un théâtre coproducteur ne choisit ni la pièce, ni le metteur en scène, ni les acteurs. […] [Les théâtres] présentent au public non plus leur production propre mais une programmation. Elle est jugée bonne ou mauvaise selon la quantité de public qu’elle attire. La programmation d’un théâtre gagné par les valeurs de la festivalisation, c’est un peu comme ce qui est à l’étalage dans un supermarché. »[4]
Il est vrai que les institutions théâtrales allemandes, héritières d’une histoire bien plus longue que les théâtres publics français, ont longtemps résisté à cette uniformisation par le marché de l’activité artistique et ont su conserver le rapport au public décrit par Jourdheuil. La permanence permise par la troupe fixe n’est pas qu’un atout fonctionnel. Elle structure la relation qui s’établit au long cours entre la scène et la salle : dans le meilleur des cas, elle permet une identification du public d’une ville à « son » théâtre, auprès duquel il vient retrouver des interprètes qu’il connaît et avec qui il a noué pendant plusieurs années un lien artistique ravivé par chaque représentation. Mais au-delà de ces idiosyncrasies, qu’est-ce que le théâtre public allemand — et les adversités propres qu’il rencontre — peut nous dire de ce qu’est un théâtre public et des façons de le défendre ?

crises et discours de crise

Jourdheuil exprimait en 2010 déjà son incertitude sur la résistance du paysage théâtral allemand aux phénomènes observables chez son voisin d’outre-Rhin, alors que l’unification et l’intégration européenne semblaient mettre en danger cette exception culturelle. Qu’en est-il près de quinze ans plus tard ? N’importe quel lecteur de grand quotidien national ou de revue de théâtre ne cesse de lire le même constat alarmiste : le Stadttheater est en crise et il est plus que nécessaire de le transformer. Les arguments à l’appui sont loin d’être tous nouveaux. Ce qui l’est en revanche, c’est l’impression, qui semble se généraliser à partir du milieu des années 2000, d’une crise qui se joue à tous les niveaux. Crise économique d’abord : les troupes permanentes coûteraient trop cher, d’autant plus pour des communes de plus en plus asphyxiées par la crise financière de 2007. Depuis 1991, le paysage scénique est-allemand avait déjà fait les frais d’une assimilation rapide à la politique culturelle de la République fédérale. Mais à partir des années 2000, ce ne sont plus seulement dans les « nouveaux Länder » que les budgets sont réduits et les théâtres fusionnés — voire fermés en partie ou totalement —, mais bien sur l’entièreté du territoire national. Crise artistique : à cause de leur fonctionnement routinier et conservateur, les Stadttheater seraient particulièrement rétifs à toute forme d’innovation artistique, par rapport à une Freie Szene bien plus active et adaptée aux standards internationaux. Crise institutionnelle : fondé sur des structures bureaucratiques, le théâtre de troupe est un lieu qui exacerbe toutes les formes d’abus de pouvoir et tue toute velléité de démocratie interne. Crise du public : celui-ci déserte de plus en plus les salles car les programmations n’ont pas su s’adapter aux transformations et à la diversification de la société et des pratiques culturelles.
Ces vingt dernières années ont donc été le moment où le thème de la « crise du Stadttheater » est devenu le noyau discursif des discussions sur l’institution théâtrale. La principale évolution marquant la période réside dans les réactions du monde du théâtre à ces reproches. Dans un premier temps, certaines instances représentatives ont cherché à adopter une posture uniquement défensive. Le Deutscher Bühnenverein, principal syndicat d’employeurs du théâtre public et donc interlocuteur privilégié des tutelles en l’absence de politique nationale, s’est ainsi longtemps contenté de réaffirmer la nécessité vitale d’un théâtre subventionné, sans chercher à la justifier plus avant. C’est aussi en ce sens qu’il faut comprendre la tentative d’inscrire le « paysage théâtral et orchestral allemand » à l’Unesco, la candidature visant surtout à intimider des responsables politiques qui seraient tentés de toucher au budget de leur théâtre. Cette posture ne parvient pas à convaincre sur la durée, ne serait-ce que parce que les institutions du théâtre public font de plus en plus face à des remises en cause qui ne viennent plus seulement de l’extérieur (responsables politiques, scène off…) mais aussi de l’intérieur. Les années 2010 ont ainsi vu l’émergence de nombreux mouvements sociaux qui appellent tous à une transformation des façons de travailler et de créer dans les Stadttheater. Des associations comme art but fair ou ensemble-netzwerk ont ainsi su établir, au service des interprètes, un rapport de force avec les directions, en revendiquant de meilleures conditions de travail pour les interprètes (revalorisation, stabilisation des contrats, contrôle des heures de travail…) et de réelles instances de démocratie interne. Avec les groupes Pro Quote Bühne, qui exige la mise en place de quotas hommes/femmes dans les directions et les programmations, et Bühnenwatch, qui dénonce régulièrement des cas de blackfacing sur les plateaux du théâtre public, les revendications féministes et antiracistes ont réussi — avec parfois beaucoup de difficultés — à mettre en lumière les dominations qui se jouent sur scène et en coulisse. De leur côté, la réaction des établissements à ces critiques internes comme externes est loin de se cantonner à une posture défensive. Il serait trop long ici d’énumérer toutes les actions menées localement pour revivifier l’identité artistique des théâtres. Diversification des formats programmés pour toucher de nouveaux publics, déplacement dans l’espace public, dispositifs d’inclusion tournés autant vers le personnel que vers les spectateurs, valorisation nouvelle de la médiation culturelle et du marketing : savoir réinventer l’institution (et savoir le montrer) semble faire partie des prérequis désormais indispensables à toute direction[5]. Aussi la situation est-elle paradoxale : les discours de crise n’ont jamais été aussi nombreux, tout comme les changements institutionnels censés y répondre. Il est vrai que l’on pourrait, à la suite de Pascale Goetschel et de son analyse du cas français, constater outre-Rhin une histoire pluriséculaire des discours de crise du théâtre et surtout une disjonction continuelle entre ces discours
et l’état réel du théâtre[6]. Pour le dire autrement, selon l’adage vilarien, « tant que le théâtre est en crise, il se porte bien »[7]. Une autre hypothèse d’inspiration bourdieusienne, que l’historienne semble également adopter à la fin de son ouvrage, verrait dans les divers usages argumentatifs du spectre de la crise autant de coups stratégiques portés par les acteurs dans les luttes intestines qui agitent le champ théâtral : « L’expression du sentiment de crise du théâtre […] permet d’affirmer, et même de tenir une position sociale. Participer au débat, c’est faire monde. »[8] Dans les deux cas, il n’y aurait pas trop lieu de s’inquiéter pour le Stadttheater allemand, qui ne traverse pas là sa première période tumultueuse. Pour autant, relativiser aussi simplement ce phénomène discursif empêche de voir la singularité de la séquence ouverte au début du XXIe siècle. Ce qui s’y déroule n’est pas qu’un jeu social anodin, où l’institution, en se faisant peur, se réinvente et réaffirme en fin de compte sa légitimité. Il s’agit plutôt, comme j’aimerais le montrer, d’un déplacement, peut-être significatif, de l’identité même de l’institution Stadttheater et de son existence sous la forme d’un théâtre public. Et ce déplacement — vers une conception du théâtre public comme entreprise publique — prend justement place dans le domaine des discours sur l’institution, dans le cadre d’un débat public sur le théâtre où de nouveaux acteurs tentent d’imposer leur voix.

conflit des héritages

Pour mieux saisir la situation, il est nécessaire de revenir au constat de départ : le théâtre public allemand n’a pas l’habitude de se penser, justement, comme un théâtre public. Les raisons en sont principalement historiques. Les institutions du Stadttheater sont plus anciennes que l’histoire de leur financement par la puissance publique. Elles héritent ainsi de plusieurs traditions pas forcément toujours conciliables entre elles. Les actuels Staatstheater sont issus des grands théâtres de cour qui ont émergé de la fin du XVIIe au début du XIXe siècle. Structures féodales aux fonctions diverses (gloire des princes, apparat politique, divertissement de la cour…), elles ont parfois repris à leur compte certaines tentatives d’édification d’un théâtre national, alors que les rares initiatives bourgeoises de ce projet n’ont jamais réussi à se maintenir dans le temps. La majorité des Stadttheater au sens strict, actuellement à la charge des communes, sont le résultat de la libéralisation des théâtres à partir de l’Empire wilhelmien. Dans un phénomène similaire à ce que l’on observe dans d’autres pays européens, la fin du XIXe siècle accueille un « boom » spectaculaire de l’activité théâtrale dans les villes allemandes. Le théâtre devient un élément de distinction urbaine, et la compétition entre les villes participe ainsi à l’émergence de ces lieux où se forge la culture de la bourgeoisie de l’époque[9]. Si les municipalités apportent souvent leur soutien à de tels projets, les financements ne sont pas encore publics : chaque directeur doit faire ses preuves en contentant les intérêts de son public, ce qui ne manque pas de soulever de nombreuses critiques sur la qualité de ce qui s’y produit. C’est dans cette constellation que s’épanouissent tout de même certaines des plus innovantes démarches artistiques de l’époque, à l’image de l’empire théâtral forgé au début du XXe siècle par Max Reinhardt, figure emblématique de l’entrepreneur artiste moderne[10]. Le théâtre comme fait du prince ou comme fait du marché : l’alternative trouve lentement son dépassement au début du XXe siècle. Les difficultés accrues à maintenir la rentabilité économique des établissements poussent beaucoup d’acteurs du champ théâtral et du domaine politique à revendiquer une prise en charge publique des établissements. Depuis 1846, l’action syndicale du Deutscher Bühnenverein avait déjà fait du théâtre une question de politique publique, en exigeant une législation unifiée à même de cadrer l’activité des scènes allemandes[11]. Mais il faut attendre le tournant du siècle pour que, sous l’impulsion d’artistes et de politiques socio-démocrates, émerge l’idée que le théâtre ne doit pas simplement être régulé, qu’il ne présente pas qu’un intérêt symbolique pour les villes, mais constitue un service public à part entière[12]. Dans les premières années du XXe siècle, l’idée que le théâtre est une instance de la « culture » et non pas une simple activité « commerciale » s’impose progressivement[13]. Avec l’avènement de la République de Weimar en 1918, les théâtres de cour sont les premiers à bénéficier de ce changement de mentalité en devenant des Staatstheater. Certains Stadttheater sont communalisés au cours des quinze années suivantes. En 1933, environ la moitié des scènes issues de la vague des années 1870 sont devenues publiques[14]. Mais c’est bien le régime nazi et sa mise au pas de la vie culturelle qui vont définitivement mettre fin à toute velléité de théâtre indépendant de la puissance étatique, en s’emparant de tout le réseau théâtral allemand. Après 1945, le choix est fait, à l’Est comme à l’Ouest, de reconduire l’idée d’un théâtre public dense partout sur le territoire, l’institution participant dans les deux futurs états à la reconstruction morale et politique de la nation allemande — même en des sens opposés. En RFA, le modèle Max Reinhardt se voit supplanté par le modèle Gustav Gründgens : l’ancien directeur du théâtre national de Berlin pendant le IIIe Reich s’impose dans les années 1950 comme le représentant théâtral de l’ère Adenauer. À la tête du Düsseldorfer Schauspielhaus, il y revendique à la fois le soutien de la tutelle municipale, son indépendance artistique vis-à-vis de celle-ci et une conception de la mise en scène comme fidélité aux grandes œuvres — dans une posture de passeur qui n’est pas sans rappeler, toutes proportions gardées, le modèle de Vilar en France.
Les vicissitudes de cette histoire ne sont pas anodines : elles indiquent surtout qu’il n’y a aucun moment réellement fondateur du théâtre public allemand. La césure nazie, à la fois essentielle et encore trop considérée comme un isolat, complique l’identification, par les acteurs du monde du théâtre, de leurs institutions à l’idée de théâtre public, à laquelle on privilégie assez naturellement l’image du Stadttheater comme institution pluriséculaire. Bien sûr, cette longévité assure un prestige symbolique qui n’est pas négligeable et qui sert encore régulièrement d’argument pour la défense des établissements. Mais elle fait aussi d’eux des lieux où se sédimentent des héritages qui s’empilent parfois les uns sur les autres sans forcément se marier : projet de théâtre national, fleuron territorial, lieu d’expansion de la culture bourgeoise, scène à la disposition de tous… Surtout, contrairement à ce que l’on constate en France, l’absence de récit de fondation du paysage théâtral actuel comme théâtre public empêche toute possibilité de recourir à un modèle originel d’accord entre les théâtres et la puissance publique. Sans figure de pionnier et sans instance politique nationale capable de réaffirmer, même en le réévaluant, un tel modèle[15], les relations entre le champ théâtral et la politique se font surtout sous la forme de consensus flous, tacites et locaux, qui ne sont pas d’une très grande aide lorsque les attaques contre l’institution se multiplient.

théâtre public = entreprise publique ?

C’est justement cette incapacité à définir le théâtre public — et donc les missions qui lui sont associées — qui laisse la porte ouverte à des discours qui, tout en proposant une définition de ce que doit être un théâtre financé par le contribuable, cherchent de plus en plus à influer sur les manières de faire et de créer. C’est notamment ce que l’on constate au sein du débat sur la « crise du Stadttheater », où n’interviennent pas seulement des acteurs du champ théâtral, des journalistes et des politiques, mais de plus en plus également des experts en politique et en management culturel, dont les catégories tendent à se diffuser. La plupart sont liées à la Kulturpolitische Gesellschaft, association mi-académique, mi-professionnelle créée en 1976, dont le but est de fournir à la politique comme aux directions une expertise arrimée à des enquêtes scientifiques sur le fonctionnement des établissements culturels. Bernd Wagner, qui est alors son directeur, dirige en 2004 un imposant volume collectif où se trouve pour une des premières fois posée la question du futur du paysage théâtral allemand. Dans son texte introductif, il se fait le hérault d’une indispensable réforme institutionnelle, qu’il justifie ainsi :
« Même si la politique culturelle était prête à “sauvegarder” les structures actuelles et la densité du paysage culturel, à ne pas opérer de coupures budgétaires, ou seulement à la marge, une telle décision ne serait socialement pas simple à justifier, au regard des restrictions générales auxquelles la population est soumise dans le processus général de restructuration de notre État-providence. L’idée selon laquelle “il faut qu’il y ait du théâtre” est remise en question par une part de plus en plus importante de la population, qui est confrontée à l’augmentation des frais de santé individuels, aux baisses des pensions et aux exigences de plus en plus difficiles envers les personnes en recherche d’emploi. »[16]
Dans une rhétorique parfaitement congruente au discours politique du chancelier Schröder alors au pouvoir, le théâtre public allemand se voit redéfini comme un luxe que seul l’état-providence autorisait. Mais alors que tous les services publics doivent participer à l’effort national de réduction budgétaire, le théâtre doit également payer sa part (même si elle s’avère minime). L’exemple est extrême et, dans la discussion sur la « crise du Stadttheater », ce type de position peut tout à fait faire l’objet de critiques vives et outrées. Néanmoins, le champ théâtral n’est pas totalement hermétique à ces critiques externes, dont la légitimité semble renforcée par leur prétention scientifique. Thomas Schmidt, chercheur en management culturel, est ainsi depuis 2015 membre de l’ensemble-neztwerk et accompagne ses revendications de réforme des Stadttheater, en proposant un modèle d’institution agile capable de répondre aux crises qu’on lui diagnostique[17]. Un autre exemple est celui des méthodes de l’audience management, régulièrement proposées comme remèdes aux difficultés rencontrées par les établissements. Issus de la recherche britannique, où les organisations culturelles justifient leur subvention publique par leur capacité à toucher et inclure un public diversifié, ces outils sont de plus en plus mis en place par des directions soucieuses de corriger l’image d’institution bourgeoise accolée à leur théâtre. Le processus passe notamment par une enquête précise sur les attentes de différents groupes sociaux, notamment de ceux qui ne viennent supposément pas au théâtre, afin de les combler au mieux, jusque dans la programmation[18].
Comme dans d’autres domaines, les outils ne viennent pas seuls. Ils s’accompagnent d’une façon particulière — managériale — d’envisager le théâtre public et les missions qui lui incombent. Un théâtre public y est surtout une entreprise publique : dans la perspective néolibérale qui est celle de beaucoup de ces travaux, cela signifie surtout que le théâtre public trouve sa légitimité avant tout dans sa capacité à répondre aux normes (budgétaires, organisationnelles) de toute bonne entreprise publique, tout en offrant un service adapté aux attentes d’un public, sur lesquelles les enquêtes scientifiques sont censées nous renseigner. Un tel discours a toutes les chances de remplir le vide définitionnel que subit l’idée de théâtre public en Allemagne. Il est en effet particulièrement en phase avec deux phénomènes avec qui il compose. D’une part, la néo-libéralisation du fonctionnement général de l’état, avec la mise en place du new public management dès les années 1990 au sein des administrations : les effets s’en font très concrètement sentir dans le domaine théâtral, où un nombre grandissant de scènes sont d’ores et déjà passées au statut de GmbH (sarl). Ce changement de forme juridique assouplit certes le contrôle du budget, mais officialise la transition des théâtres concernés du statut d’administration à celui d’entreprise publique, avec l’indépendance et les risques associés (faillite…). D’autre part, et c’est peut-être le plus inquiétant, le discours du management culturel s’accorde très bien à l’importance accrue que les établissements accordent à leur image institutionnelle, dont j’ai parlé plus tôt : si un bon théâtre public doit désormais être un théâtre qui se réinvente et s’adapte aux standards, à la ville et à la société d’aujourd’hui, alors les aides scientifiquement approuvées au changement semblent constituer des outils tout à fait indiqués. Un exemple frappant de telles pratiques est celui du retour en force des tentatives de cogestion démocratique [Mitbestimmung] à l’intérieur des établissements — revendiquées entre autres par l’ensemble-netzwerk et Thomas Schmidt. Le modèle des années 1970 est régulièrement invoqué mais ne parvient pas à masquer les différences de taille. À la Schaubühne ou au Schauspiel Frankfurt, la cogestion se voulait un projet alternatif de réforme démocratique du travail et de la vie, inscrite dans un horizon marxiste assuré. Dans ses reprises récentes, la cogestion reste ancrée dans un idéal de démocratie interne, mais celle-ci est adossée à la recherche d’une organisation modèle, digne du XXIe siècle et de ses standards — là où le Stadttheater traditionnel resterait une institution engluée dans ses routines bureaucratiques et anachroniques.
En fin de compte, ce qui se joue ici, c’est la capacité d’un champ théâtral allemand doté d’institutions particulièrement fortes et pérennes à maintenir une certaine autonomie. Par là, il ne faut pas entendre une simple résistance aux tentatives d’influence extérieure : de fait, malgré le discours sur la crise du Stadttheater, ce dernier n’a été le terrain que de peu d’interventions brusques et non souhaitées ces vingt dernières années. Avec Pierre Bourdieu, il faut plutôt être attentif à la capacité des artistes et du reste du champ à définir de façon autonome les règles du jeu, et donc aussi ce que signifie réellement un théâtre public digne de ce nom — au lieu d’adopter des définitions extérieures et leurs présupposés normatifs[19]. Aussi les modèles du management culturel tendent-ils à indexer la légitimité du théâtre public, d’un théâtre financé par les pouvoirs publics, à l’exemplarité de son fonctionnement interne et à sa capacité à répondre à des besoins exprimés par la société sans lui. Une telle définition, où la création théâtrale ne semble pas avoir sa place et qui se rapproche dangereusement de la festivalisation dénoncée par Jourdheuil, correspond-elle encore réellement à la mission d’un théâtre public ? Si non, que faut-il proposer à la place ? Ce dont il semble manquer, c’est de l’affirmation d’un modèle alternatif au moins aussi efficace, comme l’ont pu l’être à leur échelle la Schaubühne des années 1970, où la démocratie interne sert une interrogation inquiète et critique sur l’identité culturelle allemande, ou la Volksbühne de Castorf, lieu de mise en crise des consensus néolibéraux du Berlin réunifié.

Notes

[1] www.unesco.de/kultur-und-natur/immaterielles-kulturerbe/immaterielles-kulturerbe-deutschland/theater-orchester, traduction personnelle.

[2] Je reprends ici les données établies par le Deutscher Bühnenverein pour l’année 2019. Cf. Deutscher Bühnenverein, Theaterstatistik 2019/2020. Die wichtigsten Wirtschaftsdaten der Theater, Orchester und Festspiele, www.buehnenverein.de/de/publikationen-und-statistiken/statistiken/theaterstatistik.html.

[3] L’expression a été forgée par les comédiens Jens Johler et Barbara Sichtermann en 1968, dans un texte contestataire qui annonce les expérimentations de démocratie interne au sein de théâtres dans les années 1970, comme à la Schaubühne ou à Francfort. Cf. Jens Johler et Barbara Sichtermann, « Über den autoritären Geist des deutschen Theaters », in Theater im Umbruch. Eine Dokumentation aus « Theater heute », Henning Rischbieter (dir.), Munich, dtv, 1970 [1968], p. 130-139.

[4] Jean Jourdheuil, « Le théâtre, la culture, les festivals, l’Europe, et l’euro » [2010], in Le Théâtre, les nénuphars, les moulins à vent. Articles et interventions, Montreuil, éditions Théâtrales, 2023, p. 175-176.

[5] En témoignent les usages de l’expression « Stadttheater de l’avenir », slogan repris par plusieurs artistes et directions revendiquant un projet de transformation institutionnelle, de Barbara Mundel, à Freiburg en 2011, à Milo Rau, dont le « manifeste de Gand » – bien que pensé pour la Belgique –s’inscrit pleinement en porte-à-faux du théâtre public allemand.

[6] Pascale Goetschel, Une autre histoire du théâtre. Discours de crise et pratiques spectaculaires. France, XVIIIe-XXIe siècle, Paris, CNRS éd., 2020.

[7] Jean Vilar, Le Théâtre, service public [1968], Paris, Gallimard, 1986, p. 530.

[8] Pascale Goetschel, Une autre histoire du théâtre, op. cit., p. 365.

[9] Cf. Nic Leonhardt, « Piktoral-dramaturgie. Visuelle Kultur und Theater im 19. Jahrhundert (1869-1899) », Bielefeld, transcript, 2007, p. 117-147.

[10] Cf. Christopher Balme, « Theater als Kulturindustrie. Globale Perspektiven in einer reflexiven Moderne », in Theater entwickeln und planen. Kulturpolitische Konzeptionen zur Reform der Darstellenden Künste, Wolfgang Schneider (dir.), Bielefeld, transcript, p. 33-55.

[11] À quoi il faut ajouter l’action de la GBDA, principal syndicat d’interprètes, à partir de 1871.

[12] Cf. Peter Marx, « Theater zwischen Kulturkonsum und Subvention. Ein historischer Querblick », in Theater entwickeln und planen, op. cit., p. 57-67.

[13] Selon l’alternative dégagée par Ludwig Seelig, homme de théâtre proche des socio-démocrates, en 1915. Cf. Ludwig Seelig, « Geschäftstheater oder Kulturtheater? », Genossenschaft Deutscher Bühnen-Angehöriger, Berlin, 2015.

[14] Sur l’histoire des Stadttheater, cf. Christopher Balme, « Stadt-Theater. Eine deutsche Heterotopie zwischen Provinz und Metropole » in Großstadt. Motor der Künste in der Moderne, Burcu Dogramaci (dir.), Berlin, Mann, 2010, p. 61-76.

[15] Il fallut attendre 1998 pour que soit créé en Allemagne un ministère fédéral de la Culture. Ce dernier n’intervient que très peu dans le domaine des arts du spectacle et ses prises de position en la matière sont en grande majorité symboliques.

[16] Bernd, « Theaterdebatte – Theaterpolitik », in Jahrbuch für Kulturpolitik 2004 – Theaterdebatte, Bernd Wagner (dir.), Essen, Klartext, 2004, p. 19-20 et 25. Traduction personnelle.

[17] Cf. par exemple Thomas Schmidt, Theater, Krise und Reform, Francfort, Springer, 2017.

[18] Pour un exemple récent de telles recherches, cf. Brigit Mandel et al., Das (un)verzichtbare Theater, Hildesheim, Universitätsverlag Hildesheim, 2020.

[19] Cf. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire [1992], Paris, Seuil, 1998, notamment p. 392-398.


Pour citer cet article

Corentin Jan, « Héritage sans testament
Adversités du théâtre public allemand », Théâtre/Public, N° 252 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp252-heritage-sans-testamentadversites-du-theatre-public-allemand/

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