* Ce texte est écrit en féminin universel.
adversaires
Tu dis adversités et je pense adversaires.
Je ne peux pas m’empêcher de l’entendre comme ça.
Avoir des adversaires, ce n’est pas avoir des ennemies.
Avec une adversaire, on s’affronte, c’est un combat, ce sont des corps qui s’empoignent, il y a de la chair, le rapport est égalitaire. L’ennemie, elle, nous est simplement hostile et cherche à nous nuire.
C’est ce rapport physique qui s’exerce avec l’autre qui fait pour moi tout le sel de la lutte. Il opère des déplacements, il dévoile des perspectives, il libère un espace entre les adversaires. Dans cet affrontement, les opposées peuvent se dévisager au-delà des différences et des affinités et les énigmes apparaissent.
Je pense à ces adversités du théâtre public et, je ne peux pas m’en empêcher, je me cherche des adversaires, même si elles ne sont pas au courant, je m’intéresse à elles. Et plus elles sont amicales, plus elles sont habiles et plus elles me ressemblent en apparence, plus l’affrontement m’apparaît fécond et nécessaire.
C’est épineux de se déclarer adversaire, c’est assez rare en fait, entre artistes en particulier. Nous avons trop d’ennemies communes qui nous poussent à faire bloc, nous sommes trop précaires, trop menacées et donc trop solidaires pour oser nous affronter. Il faut beaucoup de confiance en soi, en l’autre et dans le monde pour se déclarer adversaires. Surtout, il faut identifier l’enjeu de la lutte, tracer des lignes de front en matière d’art, laisser de côté les carrières…
Mais à force de taire nos discordes, on oublie même d’y réfléchir, on s’accommode et on démuscle nos regards. Alors un ventre mou s’étale sur nos plateaux des théâtres publics, déjà il y est bien installé.
Souvent, ma crainte d’engager la dispute me rappelle qu’il est d’abord impératif de s’empoigner soi-même et de se faire la peau. Il peut en sortir de l’inespéré, du vertige, des pistes se dévoilent.
S’attraper par le col et se démonter. Voir de quoi je suis faite, ce qui me fait parler, écrire, ce qui préside à mes opinions, aux agencements scéniques que j’organise.
Qui parle quand je parle ?
Qui me dicte mes œuvres, leur contenu, mais surtout leur manière ? Les formes que j’emprunte — et à qui ? — pour dire. Et ce que produisent ces formes, leur impact.
Quelles sont les injonctions auxquelles j’obéis et où je crèche. Comme un chien dans sa niche, quelles sont mes zones puantes mais tellement rassurantes car elles sentent la maison.
Et ma maison, qui en est le maître ?
formes et contenus
Quand Audre Lorde dit : « On ne détruit pas la maison du maître avec les outils du maître », j’entends que les outils dont je me dote sont au moins aussi importants que mon désir de détruire. Quand je dis mon urgence à abattre mon maître et sa maison, quand j’écris d’après cette urgence et quand je la mets en scène, mes outils ce sont les processus et les formes que je donne à mon travail. C’est mon métier de choisir ces outils avec soin, souvent je les emprunte à d’autres que j’admire et qui sont passées avant moi, et puis je les désosse, les remonte, les hybride : à quoi joue l’écriture ? Comment se structurent les dialogues ? Comment se combinent les points de vue ? Quelle hiérarchie des signes ? Quelles fonctions de la musique ? Quels rapports des corps, des voix, des rythmes et des durées, des profondeurs, des dimensions, des images et des sons, du bruit et du silence, du général et du particulier ? Est-on dans un régime de l’expérience des choses ou de leur représentation ? Qu’invite-t-on à regarder ? Quelles articulations entre ce qui est vu et entendu, fait et dit, quels usages du récit, quelles adresses, quelle relation à l’auditoire, etc. ?
Le théâtre est un art qui qualifie et organise les rapports. Aussi, quand je me rappelle, par exemple, que le capitalisme est un rapport, j’escompte, au nom de l’intérêt général, que mes outils viennent entamer ses certitudes et ouvrir d’autres portes, pas seulement par le discours, mais surtout par la forme.
Je crée des pièces mais je suis aussi spectatrice. Je m’inscris dans un paysage théâtral qui a ses obsessions, ses modes, ses angles morts qui sont autant de symptômes d’un monde et d’une époque. Aussi, je veux être attentive aux œuvres de mes pairs, pas tant à ce qu’elles disent qu’à comment elles le disent. Et en les observant j’exerce mon regard, je m’efforce d’être critique. Chercher des adversaires est une autre manière de rester à l’étude, d’interroger ma pratique et d’entretenir mes doutes. Si les grands enthousiasmes nourrissent mon désir de théâtre, les grandes indignations ouvrent aussi des pistes et l’expression de ces querelles vient relancer le travail.
Dans Les Sensations insolentes. Vingt-six poèmes pour les acteurs, Pierre Debauche écrit : « La conduite du récit vaut le récit. » Ces derniers temps (je ne sais pas au juste depuis quand ces temps ont démarré), je vois qu’au théâtre — au théâtre public —, le problème de la forme, du comment dire, est comme abandonné au profit des « sujets », des thèmes. C’est devenu presque une évidence : les pièces sont d’abord des contenus, leur forme en est le packaging. Mais même si ces contenus sont de bonne volonté, même s’ils semblent sincères quand ils affichent leur désir de participer tous ensemble à la grande destruction de la maison d’un maître raciste, sexiste ou ultralibéral, « on ne détruit pas la maison du maître avec les outils du maître ».
Alors, que cherchent ces œuvres qui prétendent s’attaquer à la xénophobie mais se trahissent elles-mêmes par des moyens formels sans goût pour l’étrangeté, qui singent la normativité des formes dominantes, leur faisant allégeance ? Que visent ces dénonciations impérieuses de la tyrannie qui s’imposent pourtant par la force ? Que veulent ces apologies du vivant, lissées et calibrées comme des images publicitaires de viande sous cellophane, qui ne sentent rien, qui ne salissent surtout pas les mains ?
On finit par se demander si c’est par négligence ou bien par malveillance que le théâtre public travaille contre lui-même, aplatissant les rapports, révoquant l’inespéré, nous privant de nos étonnements et anesthésiant notre curiosité.
Si nous vivons une période réactionnaire cernée par la montée des fascismes, il semble que nous, artistes, ayons une vigilance d’autant plus grande à exercer sur nos manières de faire, car les formes dialoguent avec l’inconscient plus encore que les contenus. Le projet formel d’une œuvre dit comment l’œuvre pense. Et l’art, est-ce ce qu’on reconnaît ou ce qui nous est étranger ?
(J’en profite pour mentionner que ce devrait précisément être le rôle de la critique de nous tendre un miroir, de faire des analyses précises, je dirais même techniques de notre discipline, de ses impacts et de ses procédés. Au nom de l’intérêt général, d’avoir cette exigence pour l’art, d’en être les garantes et le poil à gratter, d’être des interlocutrices qui nous permettent de travailler. Plutôt que de se cantonner, comme des influenceuses, à de piètres descriptions et à des recommandations.)
Ça n’a rien d’évident de quitter nos maisons, de nous défier de nos intuitions premières, de ce qu’on croit beau ou vrai, de ce qui nous rassure ou qui nous crée de l’émotion. Ça peut sembler contre nature et, en ce qui me concerne, oui je me dis souvent que je gagnerais à simplifier, à me détendre. Je ne suis pas toujours sûre que ce soit une bonne piste de me guetter sans cesse, de tout refaire mille fois quand je me reconnais ou que je manque de vertige. Je deviens parfois le jouet de ma propre confusion et il arrive que ma langue fige à force d’être reprise. Et puis, à dire vrai, c’est souvent douloureux de sacrifier le désir urgent d’être comprise, d’être entendue, à cette recherche formelle qui ne trouve pas encore car elle demande du temps… mais présentement je crois que c’est plus que nécessaire.
On n’arrête pas de le dire, il nous faut plus de temps. Pour nous arrêter, sortir de la marche du monde, observer, sentir, réfléchir et persévérer. Faire une œuvre ce n’est pas produire, c’est être au cœur du monde et le quitter. Et récidiver. Ces séparations prennent du temps, elles n’ont rien d’évident. C’est comme éteindre la lumière puis commencer à voir dans le noir. C’est vivre une expérience. C’est lent. Il nous faut plus de temps pour l’écriture, la recherche, les répétitions, les disputes, les discussions… sans quoi nous resterons à la surface des choses. Nous serons des fabricantes et des marchandes sur un marché concurrentiel où la rivalité économique remplace l’affrontement esthétique et politique.
Si le théâtre public trouve sa raison d’être au cœur de la cité, il doit s’en séparer, simultanément, pour être un asile et un repaire.
l’injonction du populaire
Et là je voudrais parler de cette injonction du populaire qui finit par nous rendre malades, nous et notre art, même si, une fois de plus, j’en comprends l’intention louable. J’entends « il faut que le théâtre public soit populaire », « ses programmations doivent être populaires », etc. Et je comprends qu’on me réclame des œuvres dites « populaires », sans quoi on m’enjoint à changer de métier. Mais je ne sais toujours pas ce que ce mot recouvre. Est-ce qu’être populaire c’est plaire au plus grand nombre ?
Un théâtre public est un théâtre pour toutes, qui appartient à toutes, d’accord. Ce qui revient à dire qu’il faut que chacune sache qu’il y a, pas loin, un théâtre où elle est bienvenue. Le prix des places y est bas, il doit y être bas, afin que les moins fortunées puissent y venir. Un théâtre public ne peut être l’apanage d’une classe, d’une race ou d’un genre en particulier. Il est un terrain de rencontre, entre des gens et des œuvres, entre des gens et des artistes, entre des gens et d’autres gens.
Mais si, comme Dieu, la société néolibérale dans laquelle nous baignons veut un art théâtral à son image, elle ne pourra jamais l’avoir — et c’est heureux — car cette société n’a pas inventé notre art, il lui préexiste. Contrairement aux œuvres de la culture populaire, qui tantôt se font le jouet de la marchandise, tantôt la transfigurent dans un subtil jeu de miroir menteur, le théâtre n’est pas le produit d’une industrie culturelle, il ne l’a jamais été, son essence est ailleurs, elle est plus secrète, plus ancienne…
Que peut seul le théâtre ? De quoi est-il fait ? Que trouble son rapport si singulier au temps, à la durée, à la présence des corps, des souffles, au lieu où on vient s’assembler mais où personne ne voit la même chose ? Que vient-il inquiéter ?
On dirait que ça n’est plus la question des programmations. Celles-ci nous demandent — et c’est de pire en pire — de « capter » le public, de lui épargner l’incompréhension et le doute qui le feraient « sortir » de l’adhésion voulue pour lui. On veut que l’assemblée des spectatrices se reconnaisse, qu’elle soit émue, passionnée, qu’elle s’oublie le temps de la pièce. Pourquoi pas ? Pourtant, passionner, c’est déjà manipuler. Je crois que l’intérêt général gagne aux rapports d’égalité, ceux-là demandent un peu de distance.
Toujours plus captivantes, compatissantes, morales, réconfortantes, débarrassées de leurs aspérités, les productions du théâtre public s’emploient maintenant scrupuleusement à mettre tout le monde d’accord pour unifier les spectatrices en public satisfait. S’obstinant à les réconcilier, elles les réconcilient avec ce monde dans la foulée, ainsi, à force d’œcuménisme, elles deviennent adversaires de nos adversités.
À l’ère de l’individualisme le plus forcené, nos théâtres deviennent progressivement des lieux où l’on vient communier autour de morales individuelles alors que nous pourrions débattre et nous affronter autour de projets de société. À qui cela profite-t-il, à l’intérêt général ou à des intérêts particuliers ?
à quoi sert le théâtre ?
Nous vivons d’argent public. De ce fait, on pourrait penser — beaucoup d’ailleurs le pensent — que nous avons des comptes à rendre. Que nous devons justifier nos salaires par notre rentabilité ou notre utilité sociale, ce qui revient en fait au même : si nos services rendus à la société ne peuvent pas être recensés, chiffrés, valorisés dans des tableurs Excel, alors nous sommes illégitimes, nous sommes des « assistées ».
Coupables, il nous faut donc nous justifier, montrer patte blanche, trouver à notre art une fonction. Je ne parle pas ici des « actions culturelles », que je trouve pour ma part précieuses et nécessaires, mais plutôt du poids pris par cette justification dans le travail de création. Il nous faudrait créer des pièces qui attestent en elles-mêmes de leur utilité. Des pièces qui soignent, éduquent, réparent, édifient, intègrent… Des bonnes œuvres de la République qui ne s’adressent plus qu’au ministère public en tant qu’il représente la contribuable. Ainsi, nous ne faisons plus de théâtre, mais nous rendons des comptes. En tentant à tout prix de légitimer notre art, nous finissons par le détruire, au lieu de le défendre comme un dernier rempart contre la logique de marché hors de laquelle nous ne saurons bientôt plus penser.
Je ne saurais pas dire à quoi sert le théâtre, en tout cas, je ne veux pas essayer de le dire.
Au plérôme républicain d’un éden fonctionnel, je préfère le chaos du big bang : l’insensé se manifeste, et puis nous lui donnons du sens.
Si les raisons de notre monde, de nos façons de vivre et de penser sont historiques, notre réel est fait de signes, l’enjeu consiste à les interpréter pour en faire des histoires et décider d’y croire.
Depuis les origines, depuis la toute petite enfance, nous jouons à ce jeu aux perspectives divinatoires, décryptant des fragments disparates pour mieux les ravauder en récits composites qui deviennent nos vérités. Ainsi naissent les mythes et les prophéties, mais aussi les doctrines, les hiérarchies auxquelles on veut bien croire. Il est mille manières d’organiser les signes et de refaire l’histoire, ce jeu intéresse le pouvoir.
Aussi, on peut faire semblant de jouer et entretenir les modèles dominants, préfabriqués, ou bien trafiquer d’autres ordres. Et recommencer. Retisser des schèmes familiers mais méconnaissables qui font crisser les oreilles et danser les cadres. Recomposer le monde d’après ses œuvres et ses clichés, ses oracles, ses chants, ses morts et ses blessés. Et puis défigurer les masques, réciter des faussetés, trahir méchamment sa mémoire, truquer ses sources, inquiétant au passage le sens de l’origine, de l’authenticité et de la propriété. Et recommencer. User de la répétition non pas comme d’un moyen de s’habituer, mais comme d’un exorcisme. Jusqu’à faire de l’obsession une transformation.
Pour citer cet article
Céline Champinot, « Les bonnes œuvres de la République * », Théâtre/Public, N° 252 [en ligne], URL : https://theatrepublic.fr/tp252-les-bonnes-oeuvres-de-la-republique/